Allocutions

      

Quelle sublime vocation!

Allocution du 16 avril 1890 à Saint-Bernard
pour la profession du Père Wuilleret

Mon cher ami, vous avez vivement désiré ce jour. Ce jour en effet doit-vous apporter de grandes consolations. Vous avez beaucoup quitté pour venir parmi nous; vous avez quitté votre paroisse, vos confrères, vos habitudes journalières, votre bien-être, les âmes auxquelles vous vous étiez dévoué. Vous avez quitté votre pays, vous avez brisé tous les liens qui vous avaient attaché jusque-là. Le bon Dieu sait ces choses et il les apprécie à leur valeur. Assurément il veut vous dédommager aujourd'hui de tous les sacrifices que vous avez faits et il vous rendra dans la congrégation des Oblats de saint François de Sales non seulement ce que vous avez quitté, mais beaucoup plus. Le bon Dieu ne se laissera pas vaincre en générosité. De votre côté, je n'en doute pas, votre cœur saura bien donner encore tout ce que le bon Dieu lui demandera. La voie nouvelle dans laquelle vous entrez, vous la comprenez. Vous savez votre théologie assez bien pour apprécier les dons et les grâces que Dieu vous fait aujourd'hui. Plus le temps s'écoulera et plus l'expérience vous montrera que vous avez bien fait en vous donnant à saint François de Sales et à ses Oblats.

Qu'est-ce que c'est les Oblats? Voyez dans l'Eglise, dans la sainte liturgie on vénère d'une façon toute particulière ce qu'on appelle les oblats, la chose offerte et qui doit être la matière du sacrifice, l'oblation, oblata. Ils sont placés sur l'autel, on les encense comme on encense le Saint Sacrement. Plus tard ils céderont la place à Notre-Seigneur lui-même. D'ici là ils ne sont que les oblats, oblata. On encense néanmoins, par respect, ce qui plus tard sera remplacé par le corps, le sang, l'âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ce qui est destiné à devenir Notre-Seigneur Jésus-Christ lui-même. Vous êtes maintenant, vous-même, cette oblation, cette offrande faite à Dieu. Je viens au nom de la sainte Eglise vous encourager, apporter à votre âme la consolation, l'allégresse, l'espérance des choses heureuses qui vous attendent. Je vous appelle, comme dit la sainte Ecriture, à la parfaite vie, et je vous dis ce que sera cet avenir. Aujourd'hui donc commence cette offrande que vous faites à Dieu et qui sera bientôt changée, elle aussi, au corps et au sang du seigneur.

Mon cher ami, acceptez bien cette oblation que vous devez faire. Que tout votre extérieur se change bien en l'extérieur du Sauveur, que votre âme devienne son âme, que votre cœur devienne son cœur, il faut ne devenir qu'une seule et même chose avec lui. Il faut vous confondre avec lui et qu'il n'y ait plus de distinction entre lui et vous. Voyez quelle sublime vocation! Mettez-vous dans cette disposition, donnez tout l'extérieur au bon Dieu et conformez l'intérieur à l'extérieur. Oui, conformez votre âme à l'âme du Sauveur, imitez-le priant, intercédant pour les hommes, parlant aux juifs, à ses apôtres, les enseignant, se dévouant pour eux et leur donnant tout ce qu'il faisait, sa vie, son activité. De la sorte vous réussirez dans vos œuvres et vos entreprises. Que votre cœur devienne semblable au cœur du Sauveur. Oui, aimez, comme Notre-Seigneur Jésus-Christ aimait. Aimez vos frères comme il aimait ses apôtres. Aimez les âmes comme il les aimait, votre famille comme il aimait la sienne, aimez votre pays comme il aimait le sien. Il est dans notre esprit de nous conformer entièrement à la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de conserver tout ce qu'il y avait de bon dans nos affections de la terre, d'aimer ce que Notre-Seigneur lui-même aimait, ce qu'il a mis lui-même dans nos âmes. Aimer son pays, ses parents, aimer même ce qui est dans ses aptitudes: notre vocation accepte, accueille tous ces sentiments. Elle s'en sert, elle les sanctifie, elle les divinise en quelque façon.

Gardez donc dans votre cœur tout ce qui s'y trouve, tout ce qui est bon. Priez pour ceux que vous avez aimés. Priez pour la Suisse, votre patrie. La Suisse nous est chère, c'est la source qui nous a donné la vie, c'est le pays où la foi, où la grâce a germé pour nous. Nous l'aimons donc, et nous nous unirons à vos prières. Oh! la Suisse a, comme la France, bien besoin qu'on prie pour elle. J'assistais à l'audience que donnait, pendant le Jubilé, le Souverain Pontife aux délégués de la Suisse Catholique et c'était la grande recommandation que faisait Léon XIII: “Prenez garde, votre pays est bien exposé. Fermez l'oreille aux mauvaises suggestions, ranimez votre foi, fortifiez votre énergie, afin de tenir ferme contre les tentations qui vous sollicitent de toute part! Nous prierons avec vous pour que Dieu fortifie ce pays dans la foi, qu'il le rende généreux, énergique dans les combats contre le mal, contre les mauvaises doctrines du dehors, contre les ennemis de la foi au-dedans. Vous aurez donc le cœur de Notre-Seigneur pour aimer votre pays. Notre-Seigneur à propos de la cananéenne disait à ses apôtres: “Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël” (Mt 15:24). “Ma mission actuelle est pour les âmes qui se perdent dans le pays d'Israël; elle n'est pas pour les autres contrées”. Il l'aimait donc ce pays, cette maison d'Israël. Comme lui, vous aimerez votre pays, la Suisse, vous offrirez les âmes de ce pays au bon Dieu, vous les mettrez en votre oblation et les garderez dans votre cœur.

Voilà donc, mon cher ami, le mystère de votre vocation. Vous devez vous offrir tout entier, je le répète. Nous sommes le pain et le vin qui devons être offerts sur l'autel, l'oblation sur laquelle la parole de Dieu doit descendre et opérer une transformation totale, bien semblable à celle du sacrifice. Dans le sacrifice la substance change, l'apparence extérieure reste la même. L'Oblat doit ressembler à tout le monde au dehors. Au dedans sa vie doit être celle de Jésus- Christ; “Pour moi, certes, la Vie c’est le Christ” (Ph 1:21). Ces choses vous les comprenez, vous les aimez, c'est elles qui vous ont attiré ici, qui ont gagné votre volonté, qui vous ont fait dire: “Oui”. Continuez de voir, de marcher de l'avant, d'avancer au grand jour de la lumière du Verbe Incarné. Entretenez-vous-en dans vos pensées, dans vos oraisons. Quand on est bien inondé, bien pénétré de Dieu et qu'on revient aux choses de son emploi, de sa vocation, notre œuvre n'est plus nôtre, c'est celle du Sauveur Jésus.
Vous allez dire tout cela au bon Dieu, et vous nous donnerez en même temps, mon cher ami, l'espérance d'avoir en vous un bon, un saint religieux, qui se souviendra que son noviciat n'est pas fini, mais qui le recommencera chaque jour. Chaque jour nous devons continuer ce travail pénible de la démolition de nous-mêmes, qui aboutit à cette grande et magnifique construction, dont parle saint Paul et que nous devons élever jusqu'au Ciel. Le noviciat, disait saint Bernard, c'est le portique du Ciel. Oh! Restez sous ce portique, on y est en sécurité et on y entend les chants des anges, leur symphonie, l'Ave Maria, on y reçoit les visites du Sauveur. Restez au noviciat tous les jours de votre vie, ne quittez pas ce parvis si sûr, si doux à habiter.

Tout à l'heure, quand vous vous offrirez à Dieu, nos prières monteront avec les vôtres auprès de lui; elles vous entoureront comme l'encens entoure les oblats du sacrifice. Nous demanderons à Dieu qu'il fasse descendre en vous dans sa plénitude son onction, sa grâce, sa force afin que vos jours, mon cher ami, soient bons et fructueux pour la sainte Eglise, pour que vous vous méritiez dans le Ciel une récompense abondante, immense. Notre saint Fondateur a dit que ceux qui suivaient cette voie seraient remplis de l'allégresse divine qui commence dès ici-bas et ne finit plus là-haut, et que je vous souhaite de tout mon cœur.