Allocutions

      

La mission de l’Oblat

Allocution du 5 Février 1891
pour la profession des Pères Bony et Krolikowski
et la réception au noviciat du Père Mercier et de trois Frères coadjuteurs  

“Allez donc, de toutes les nations faites des disciples...leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit” (Mt 28,19-20). Tout d'abord vous allez me faire l'observation que nous n'avons pas, ce soir, que des prêtres à recevoir, soit à la profession, soit au noviciat. Nous n'avons pas que des missionnaires de la parole à accepter en ce moment dans la congrégation des Oblats de Saint François de Sales. De suite je réponds à votre objection. Il faut que les Frères prêchent comme les Pères. La parole de Notre-Seigneur s'applique parfaitement à eux parce qu'aujourd'hui la mission du religieux, quel qu'il soit, est nécessairement l'enseignement par la parole, par l'exemple, par la bonne influence. Quand saint François d'Assise appelait le Frère Léon, son compagnon fidèle, et lui disait: “Frère Léon, venez, nous allons prêcher aujourd'hui,” saint François prend son bâton, Frère Léon l'accompagne. On parcourt, les yeux baissés et en silence, un certain nombre de rues de la ville, puis on rentre au couvent. “Mais, Père, dit Frère Léon, nous allions prêcher, et nous n'avons pas dit un seul mot!”—“Frère Léon, nous avons prêché plus efficacement que si nous avions adressé la parole. Nous avons édifié, nous avons fait comprendre la modestie religieuse”.

Prenez donc pour vous tous, mes amis, ce que je vais dire. Les prêtres qui doivent porter la parole de Dieu au peuple, se préparent longuement et par des études sérieuses et profondes. Ils s'exercent à la parole, ils méditent, ils étudient ce qu'ils vont dire, ils acquièrent le fond de doctrine qui est nécessaire pour enseigner pertinemment la parole de Dieu. La préparation immédiate à chaque prédication est absolument nécessaire, mais la préparation éloignée est d'une rigueur pareillement absolue. On ne peut pas tirer du sang d'une pierre. On ne tirera pas non plus un docte enseignement de l'âme qui ne s'est pas préparée dans la prière et le travail, d'un esprit qui n'a pas été cultivé, d'une mémoire qui n'a rien retenu. Il faut se préparer par des études longues et sérieuses.

Ici j'aime à rendre témoignage aux trois Pères ici présents, du zèle qu'ils ont mis, tant à l'enseignement qu'à l'étude des sciences théologiques et des choses religieuses. J'aime à rendre aussi témoignage aux Frères, et j'ajoute une parole qu'il faudra retenir. Je n'admets pas qu'un religieux, Père ou Frère, soit un homme sans doctrine, et un homme sans travail intellectuel est toujours un homme sans doctrine. Impossible pour lui de produire quoi que ce soit d'utile. Le pourquoi, c'est parce qu'il lui est impossible de créer ce qu'il ne connaît pas. La parole non préparée n'est pas efficace. Combien de gens parlent de tout, à propos de tout, et finissent par ne dire rien du tout! La parole de Dieu doit donc être préparée, pour être donnée aux fidèles dans vos catéchismes et instructions. Elle doit être extraite de vos trésors, des trésors où vous avez déposé les choses anciennes et les choses récentes, afin de pouvoir fournir à ceux qui vous écoutent la portion de nourriture qui leur est nécessaire.

Quand je commençais au grand séminaire de Troyes à étudier la théologie, nous avions pour auteur de classe Bouvier. On nous disait et répétait qu'il ne fallait pas perdre de temps. Deux heures perdues étaient une chose grave. Cela nous effrayait, et nous nous appliquions soigneusement, pendant toute l'étude, au lieu de faire comme ceux qui regardent passer le temps, comme ils regardent passer l'eau de la rivière qui coule. C'est donc là une obligation extrêmement rigoureuse, pour un religieux surtout, de bien apprendre la théologie, l'Ecriture sainte, l'histoire ecclésiastique et les autres matières de l'enseignement catholique. Encore une fois, vous ne vaudrez jamais que dans la mesure de ce que vous aurez acquis.

Mes amis, je vous félicite bien tous les trois. Votre zèle pour l'étude a été béni du bon Dieu. J'avais demandé à Notre-Seigneur une marque d'affection particulière pour le noviciat et il m'a donné celle-là, la plus certaine et la plus sérieuse. Les Frères, doivent-ils s'intéresser aux exercices de prédication qu'on fait au noviciat et y prendre une certaine part? Oui, nous avons à Pella le Frère Léon Wolf, qui fait l'instruction religieuse à 30 hommes un jour, à 30 femmes un autre jour. Frère Léon n'admet pas qu'un homme vienne 4 à 5 fois dans son catéchisme sans être tout à fait converti. Quel missionnaire, quel curé, oserait montrer semblable exigence? Le Frère Léon a appris à fond son catéchisme dans le catholique pays d'Alsace. Il veut que son enseignement soit pratique, il dit des paroles convaincues, il réussit.

Les Frères doivent donc se préparer aux catéchismes de l'avenir, par l'étude, par la lecture faite chaque jour, soit dans les Vies des saints, soit d'un autre livre pieux. Autant de choses qu'on amasse dans sa mémoire, dans son esprit, dans son cœur. Au jour où l'on en a besoin, on les retrouve, on les donne sous une forme intéressante et attachante, au Cap, à l'Equateur, ailleurs. Vous me direz alors: “Mon Père, vous aviez raison!” Apportez une grande attention à toutes les lectures que vous faites. Mettez-vous aussi bien au courant de la doctrine de l'Eglise sur tous les points importants, sur les commandements, les sacrements, les fêtes. Vous pourrez alors prendre la parole: “Allez donc, de toutes les nations faites des disciples” (Mt 28:19).

Mes chers amis, vous n'aurez pas qu'à prendre la parole. Il faudra offrir, donner votre vie tout entière, ce je ne sais quoi qui se communique à ceux avec qui nous vivons, et qui en fait la conquête. C'est la puissance religieuse. Un religieux, somme toute, est-il plus éloquent qu'un prêtre séculier? Ce n'est pas trop fréquemment que les grands prédicateurs se trouvent dans les ordres religieux. Le religieux doit prêcher surtout d'action, par son influence sur le milieu dans lequel il se trouve. C'est donc un devoir pour vous tous. Vous venez à la vie religieuse pour aider les âmes, pour les enseigner, les diriger. Mais pouvez-vous le faire sans préparation? Devez-vous ne pas vous intéresser aux exercices de prédication du noviciat? Vous voulez peut-être entrer de plein pied dans la carrière, parce que vous êtes déjà prêtres, vous croyez avoir tout ce qu'il faut pour bien prêcher. Mais où l'avez-vous acquis? Au collège, où déjà peut-être on vous considérait comme novice? Vous croyez que votre prédication fera quelque chose? Vous êtes obligés d'enseigner, et vous enseignez vos confrères en prêchant devant eux, en vous exerçant à prêcher ce que vous prêcherez plus tard pour tout de bon. Voyez que vous commencez déjà à apporter Dieu dans votre action sur les âmes.

Le religieux, qu'il soit prêtre ou frère, le religieux Oblat de Saint François de Sales ne doit pas être égoïste et solitaire. Il faut nécessairement qu'il ait une action sur les âmes; il faut qu'il sache quoi dire. Ecoutez nos Pères qui marchent devant vous, écoutez comme ils disent, pour dire comme eux. Mais le Frère est à l'atelier: c'est là sa place. Oui, n'a-t-il pas avec lui souvent des Frères plus jeunes? Sans doute, il n'aura pas la mission de les confesser, de leur faire rendre compte, mais il doit par l'influence qu'il saura prendre sur eux, leur montrer ce qu'ils doivent être. Les jeunes doivent s'instruire à son contact.

Vous devez apprendre à tous vos jeunes Frères à faire ce qu'on vous a dit à vous, en particulier. On vous a dit, à vous, de penser fréquemment à Dieu, de faire exactement votre Directoire. On vous a dit qu'il fallait que vous viviez en mortifiant vos pensées, vos volontés. On vous a dit qu’il fallait avoir Dieu constamment en vue, parce qu'il est le but de votre vie. On vous l'a dit à vous, et vous devez le redire à tous les autres.

Faut-il donc enseigner la perfection à tout le monde? Oui! Voyez saint François de Sales! Mais, est-ce qu'il n'y a pas des degrés dans la vie chrétienne? Je ne sais pas ce que c'est que les degrés de la vie chrétienne. J'ai confiance qu'un bon laïque peut voir plus de foi que le premier prêtre venu, plus de mortification qu'un religieux, plus d'humilité qu'une âme dévote. Il peut s'appliquer davantage à pratiquer telle ou telle vertu, ou même la vertu en général. Dans ce qu'on vous enseigne au noviciat sur la vie intérieure, choisissez, choisissez pour enseigner les autres. Et il ne faut pas vouloir exiger immédiatement de ceux que vous voulez instruire, la totalité des enseignements sur la vie intérieure. Instruisez et formez leur conscience, doucement et prudemment, et vous y arriverez.

Devez-vous fixer un but, un terme, et dire: “Nous nous arrêterons là”? Qui peut limiter les grâces du Saint Esprit? Est-ce à vous de les déterminer? Votre mission ne demande pas un génie spécial. Si vous aviez du génie, vous vous rendriez inutiles. Mais si vous n'avez pas quelque chose de particulier, de spécial, dans la manière dont vous allez aux âmes, ce n'est pas la peine que vous existiez. Vous devez, et c'est là votre mission, à vous Oblats, apporter aux âmes le don de Dieu, la lumière de Dieu. Pour cela il faut deux choses: la grâce de Dieu et votre bonne volonté.

La grâce de Dieu manque-t-elle? Le dire, serait un blasphème. La théologie nous apprend qu'elle sera toujours à la hauteur de ce que Dieu exigera de nous. Peut-elle nous manquer avec tant de promesses assurées? Combien de fois la bonne Mère Marie de Sales a-t-elle dit: “Le bon Dieu sera là, il donnera en surabondance, au delà de ce que vous désirez.” Et notre Saint- Père le Pape qui me disait: “Ce que vous faites, c'est Dieu qui veut que vous le fassiez. Tous ceux qui travaillent avec vous font personnellement la volonté de Dieu. Que vous faut-il encore? L’appel, la mission? Et bien, moi, le Pape, je vous la donne. Je vous envoie. Je travaille avec vous. Je suis avec vous”.

La bonne volonté, mes amis, il faut la demander. Le malheur du temps, c'est qu'il n'y a plus de volonté, parce qu'il n'y a plus de foi dans les âmes. Isaïe disait: “Le colosse deviendra comme de l’étoupe et son œuvre sera l’étincelle” (Is 1:31). On n'y rencontre pas d'énergie. Un poids tombe, l'étoupe s'aplatit. Ce qui fait l'Oblat, c'est le cœur, la volonté, l'énergie. Il ne faut pas qu'on dise: “Je voudrais avoir la volonté, mais je ne puis pas.” Cultivez votre volonté et vous en aurez. Prenez en main votre Directoire et faites-le mot à mot. Vous verrez alors ce que votre volonté deviendra. Elle grandira à chaque instant, jusqu'au centuple. Elle sera en vous forte, énergique, et vous pourrez répondre alors à l'appel, au vœu de Notre-Seigneur; vous ferez ce qu'il a commandé: “Allez donc, de toutes les nations faites des disciples” (Mt 28:19).

Mes Amis, que Notre-Seigneur descende bien abondamment dans les âmes par la grâce qu'il va communiquer à nos Pères, à nos Frères qui vont faire, soit leur première oblation, soit la cérémonie solennelle de leurs vœux. Dieu en ce moment va vous donner sans regarder, en surabondance. Que de vos cœurs de prêtres, de religieux, la grâce s'étende ensuite à toutes les âmes qui vous approcheront. Soyez ce que voulait de vous la bonne Mère Marie de Sales, soyez ce que demande la sainte Eglise, et aussi notre Saint-Père le Pape Léon XIII qui me disait alors que je le quittais: “Faites de bons religieux jusqu’à l’effusion du sang”.