Allocutions

      

Avec eux je régénérai le monde

Allocution du 19 mai 1891
pour la profession des Pères Lelièvre, Petitot et de Vaubercey
et pour la réception au noviciat du Père Vautrin et de trois autres Pères

Mes chers amis, saint Pierre et saint Jean, arrivant au milieu des fidèles nouvellement convertis, leur dirent: “Avez-vous reçu l’Esprit Saint?” Et ils leur répondirent: “Mais nous n’avons même pas entendu dire qu’il y a un Esprit Saint” (Ac 19:2). Je vous adresse la même question, mes amis. “Avez-vous reçu l’Esprit Saint?” Et vous allez me répondre: “Nous avons été baptisés, nous avons fait notre première communion, nous avons reçu la confirmation, nous sommes tout à fait les enfants de la sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine”. Et moi, je vous répondrai comme les Apôtres: “Ce n'est pas assez encore pour vous. Avez-vous reçu l'esprit de la vocation dans laquelle vous voulez entrer?” On ne vous demandera plus seulement en effet d'accomplir le devoir rigoureux des chrétiens. On sera plus exigeant. On ne vous demandera pas seulement les sacrifices personnels que réclament la vertu, la charité chrétienne, ce que tout bon fidèle doit s'imposer; on vous demandera des sacrifices beaucoup plus considérables, un dévouement beaucoup plus étendu: on exigera de vous un esprit, une manière d'être, un modus vivendi, qu'on n’exigera pas des autres. Avez-vous toutes ces qualités? Si vous ne possédez pas encore tout cela, êtes-vous décidés de l'acquérir?

Le religieux, ainsi que me disait sa Sainteté Léon XIII est l'homme nécessaire à notre époque. Voyez ce que les efforts pour le bien produisent de résultats! Comme la bonne presse a peu d'influence! Les familles chrétiennes se trouvent perdues au milieu de populations indifférentes. Le chef de la famille est honnête, probe, il remplit parfaitement tous ses devoirs à l'égard de Dieu. Sa femme est modeste, vertueuse, elle a toutes les qualités domestiques, ses enfants grandissent, rangés autour de lui comme “des plants d'olivier” (Cf. Ps 128:3). Ils marcheront plus tard sur les traces de leurs parents. Ces familles sont isolées. Autour d'elles, il y a une foule d'autres familles malheureuses, découragées, souffrantes, sans espoir ici-bas, sans avenir éternel. L'exemple magnifique qu'elles ont sous les yeux les touche peu.

Voilà le phénomène, mes amis: le bien paraît impuissant. Ces âmes mortes à l'espérance voient près d'elles des exemples frappants et ne se disent pas: “Si pourtant j'en faisais autant!”
Les mauvaises lectures inondent le monde. Qui prend les bonnes lectures? Personne. La coupe du plaisir passe de main en main; tout le monde la porte à ses lèvres. La coupe de la vie est là: on ne la toucherait pas du bout du doigt. C'est le caractère spécial du temps, où nous vivons.

Léon XIII me disait: “Donnez-moi des hommes de sacrifice, des religieux dévoués jusqu’à l’effusion du sang. Avec eux je régénérerai le monde!” Voilà le religieux, le vrai religieux, le bon religieux de saint François de Sales. Il arrive près de l'homme qui lui est inconnu; il pénètre dans une famille d'où la foi et le bonheur ont disparu. Il y va simplement. Sa parole porte la conviction; on sent en lui cette charité qui brûlait au cœur de notre saint Fondateur. Qu'est‑ce qu'il vient chercher près de vous? Sa consolation personnelle? Non, mais votre bonheur. Tout le monde sent cela, tout le monde le comprend. L'action du bon religieux est certaine et le succès presque toujours assuré. Le bon religieux, fidèle observateur de sa Règle, est comme environné d'une atmosphère qui rend son abord plus facile, plus agréable. Dieu donne à sa voix le son, l'expression, la force nécessaire.

Vous êtes, mes amis, dans le plan de Dieu et de sa Providence, nécessaires à la société dans laquelle nous vivons. Les anciens ordres religieux partagent-ils ce privilège? Oui, à des degrés différents. Chaque ordre religieux est né à l'époque où il était nécessaire. On ne s'habille pas de vêtements glacés au pôle. À ces époques glaciales, où nous vivons, il faut autre chose qu'une charité purement politique, une charité d'intérêt personnel, ou le vain désir de l'honneur et de la gloire. Ces choses-là sont froides, comme le dit saint Augustin. Les services que vous êtes appelés à rendre à la société, sont immenses. Nous avons déjà fait nos preuves. Je recevais tout à l'heure une lettre de nos missionnaires de l'Orange. Il se passe là un phénomène étrange parmi ces populations sauvages ou à demi-civilisées, imbues de préjugés protestants. Ils arrivent auprès de nos Pères, ils ouvrent de grands yeux. Bientôt la grâce les touche. Ils sont tous gagnés. Ils disent aux Pères, aux religieuses: “Nous sommes heureux avec vous, nous sommes contents! Dites-nous pourquoi!” Il n'y a pas beaucoup à prêcher pour les convertir, pour les acquérir à Dieu.

Ce que nous voyons dans les régions éloignées de nos missions, nous le voyons dans l'exercice du saint ministère auprès des âmes. Les âmes conduites par nous, avec la doctrine de saint François de Sales et celle de la bonne Mère, ont confiance au bon Dieu: elles veulent lui être fidèles. Nous voyons chaque jour des âmes qui comprennent vraiment que Dieu est le bien suprême, qu'il est bon à l'âme de le servir, que la vertu, la sainteté ne sont pas des choses extraordinaires, mais qu'on peut les faire entrer facilement dans sa vie de chaque jour, qu'on peut vivre en regardant le Ciel sans effort, en marchant sur la terre comme tout le monde, mais avec l'assurance de la paix et de la joie de la vie bienheureuse. Voilà les services que vous êtes appelés à rendre.

Pour cela il faut être fidèle à faire ce que notre saint Fondateur, ce que la bonne Mère ont dit, ce que je vous enseigne moi-même: “Garde le bon dépôt” (2 Tm 1:14). La fable, vous le savez, raconte le mot du vieillard à ses enfants: “Je vous laisse un domaine bien petit en apparence: un trésor est caché dedans. Je ne vous dis pas où. Prenez l'instrument du labour, retournez la terre et vous trouverez ce trésor”. Les enfants travaillent. De trésor ils n'en trouvent pas, mais une récolte abondante récompense leur travail. C'était là le véritable trésor caché. Gardez bien, mes amis, ce qu'on vous enseigne au noviciat. La doctrine qui vous est donnée, le Directoire, c'est un petit horizon qui vous est ouvert et qui ne s'étend pas bien loin. Je vous dirai comme le vieillard: “Un trésor est caché dans ce petit coin de terre. Il vous enrichira, il enrichira des solitudes autour de vous”. Cultivez bien profondément la terre qui vous est laissée en héritage. N'allez pas chercher ailleurs d'autre domaine. Il y a de grandes et belles choses en dehors de ce qu'on vous enseigne, il y a des doctrines magnifiques. Laissez cela. Cultivez votre petit champ, ayez confiance. Ce petit champ vous rapportera au delà de toute espérance.

Je me souviens d'avoir été extrêmement touché d'un mot d'une supérieure de la Visitation, la Mère Paul-Séraphine, qui alternait dans le supériorat avec la bonne Mère. Elle me le disait au moment de mourir. Elle avait un caractère vif, intelligent, de grands moyens. Il semblait qu'elle devait se trouver un peu à l'étroit dans l'esprit de la Visitation. On le disait quelquefois tout bas et c'était un peu la pensée de tout le monde. Au moment de mourir elle me dit: “Notre Seigneur a promis le centuple en ce monde à ceux qui se confient en lui et le servent de tout leur cœur. Ce qu'il m'a donné surpasse tout ce que l'on peut dire”.

Si vous êtes fidèles, mes amis, vous ferez un grand bien en ce monde, et au moment de la mort vous aurez un grand bonheur. Dieu a promis le centuple: vous aussi vous aurez bien autre chose! Vous n'aurez cela dans aucun autre ordre religieux. Combien de religieux en mourant abaissent leurs bras défaillants sur leur poitrine oppressée: “Ai‑je bien fait la volonté de Dieu? Suis-je digne d'amour ou de haine?” Vous, vous direz quand la mort vous appellera: “Me voilà. Je vais à vous, Seigneur, sans crainte. Je ne suis qu'un pauvre et misérable pécheur, mais je ne crains pas, j'ai essayé de faire votre volonté. Je vais à vous comme un enfant va à son père”.

Mes amis, cette assurance-là vaut bien la peine de se donner au bon Dieu. Une récompense aussi assurée, aussi magnifique, la paix, la sérénité de l'âme pendant la vie et au moment suprême, valent bien un peu d'effort et de travail. C'est vraiment prendre Dieu au Ciel et l'apporter sur la terre, et rendre participants de ce trésor, de cette joie céleste, ceux qui nous entourent. Ayez donc bien le cœur en haut, ayez la volonté nécessaire pour qu'à tout instant le bon Dieu vous trouve prêts et qu'à tout instant vous puissiez lui dire: “Me voici!”