Allocutions

      

Apportez le fruit que l’on attend de vous

Allocution du 9 Février 1890 à Saint-Bernard
pour l’admission au noviciat des Pères Bony, de Vaubercey et Krolikowski
(Cf. Annales Salésiennes, 1888/1890, p. 235)

Le 3 février a eu lieu dans la chapelle de Saint-Bernard, la cérémonie de réception au noviciat de trois postulants. Mgr Haas, évêque de Bâle, qui veut bien nous faire l'honneur de passer quelque temps au milieu de nous, assistait à cette cérémonie, accompagné de M. Fleury, doyen de Délemont. Les trois postulants étaient partis de points bien différents pour se rencontrer ce soir-là au pied de l'autel, dans l'union d'un même sacrifice. Le premier, prêtre plein d'expérience, mûri dans le ministère de la parole et des œuvres, a quitté la vie active de Paris pour embrasser l'humble condition de l'Oblat de saint François de Sales. Le second, héritier d'un nom qui rappelle de longues traditions d'honneur et de foi, n'a jamais quitté le Collège Saint-Bernard. Du milieu de ses condisciples, qu'il a toujours édifiés par sa piété et son ardeur pour l'étude, il est venu frapper à la porte du noviciat. Le troisième nous a été amené par la Vénérée Mère Marie de Sales, d'un bien lointain pays, et au milieu de circonstances bien providentielles. Le T. R. P. Brisson a encouragé les nouveaux religieux en mettant sous leurs yeux le tableau des bienveillantes approbations dont la Providence s'est plu à entourer notre œuvre naissante, et en montrant la sollicitude que chacun de nous doit avoir de correspondre à ces desseins d'en haut.

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Mes bons amis, je vous adresse la parole de Notre-Saigneur aux Apôtres. “C’est moi qui vous ai choisis et établis pour que vous alliez et portiez du fruit et que votre fuit demeure” (Jn 15:16). “Je vous ai établis”, dit Notre-Seigneur; “c'est moi qui vous ai donné votre mission, et qui vous donnerai la grâce de l'accomplir. Je ne vous envoie pas comme à l'aventure. Vous savez ce que je veux, et pourquoi je vous ai choisis”.

Mes enfants, si nous nous reportons aux commencements de l’œuvre à laquelle vous voulez vous dévouer, nous comprendrons bien la vérité de cette parole que Dieu vous adresse.

“Je vous ai établis. C'est lui qui nous a établis. La parole du Souverain-Pontife est venue dès l'origine nous encourager et nous tracer notre voie. Et, quand après beaucoup de prières, après de sérieux et solides conseils, nous dûmes soumettre nos premiers essais à l’approbation de la sainte Église, une première bénédiction du Souverain Pontife vint spontanément, par l'entremise d'un ami dévoué, encourager nos efforts.

À notre premier voyage à Rome, le bon et saint Pie IX nous accueillit avec une bienveillance toute particulière et extrêmement paternelle. Nous venions apporter nos Règles et les soumettre à l'examen. Pie IX s'entretint longuement avec nous. Il approuvait nos projets, il nous affirmait que la réalisation de notre pensée devait avoir un grand effet dans l'Église. Il admirait cette doctrine de saint François de Sales non-seulement interprétée, enseignée, popularisée, mais pratiquée et entrant dans la vie de chaque instant. Saint François de Sales allait avoir des fils qui, non-seulement suivraient ses doctrines, mais les feraient et les réduiraient en œuvre dans tous les actes de la vie sacerdotale et religieuse. Et quelques mois après, la sainte Eglise, par le Bref laudatif, nous donnait sa première approbation officielle.

Plus tard, quand nous sommes venus auprès de Léon XIII, nous avons reçu un accueil auquel nous étions loin de nous attendre. Pendant que nous lui exposions notre but, que nous lui racontions nos essais qui certainement n'avaient pas encore donné de bien grands résultats, il était naturel que quelque appréhension, quelque réserve lui restât dans l'esprit. Quelle ne fut donc pas notre surprise, lorsque Léon XIII se mit à nous questionner paternellement: “Pourquoi avez-vous fait toutes ces œuvres-là? Qui est-ce qui vous en a donné la pensée?” “Très Saint-Père, la pensée ne vient pas de moi...” Et je me mis à raconter au Pape l'histoire de nos commencements. Il s'intéressait avec une incroyable bonté à ce que je lui disais. Il me questionnait, il me demandait des explications, il suivait avec attention le récit de mes résistances, de mes luttes, et aussi des divers signes par lesquels le bon Dieu semblait manifester sa volonté, et vouloir me faire suivre les inspirations de la Mère Marie de Sales. “Mais enfin”, me dit-il en m'interrompant, “pourquoi hésitiez-vous tant à commencer? Vous étiez prêtre: cette œuvre à entreprendre était pour le salut des âmes...”—“Très Saint-Père”, lui répondis-je, “c'était une femme qui me demandait cela, et je ne pouvais me résoudre à obéir à une femme. Si mon confesseur, si le supérieur du Grand Séminaire où j'étais alors professeur, si mon évêque surtout m'eût dit un seul mot de cela, je me serais rendu aussitôt et toutes mes hésitations auraient cessé. Mais quelque sainte que parût à mes yeux la Mère Marie de Sales, je ne pouvais admettre qu'elle m'indiquât la route et me fit changer la direction de ma vie”.

Le Pape jusque-là s'était tenu assis tout près de nous, sur une petite chaise de paille, nous encouragent par la simplicité de son accueil. Il se mit alors à joindre les mains, et à prier, mais d'une prière intense, profonde qui semblait absorbé tout son être. Cela dura peut-être deux minutes. Puis il se leva et nous dit d'une voix émue que j'entends encore retentir à mon oreille:
“Tout ce que vous avez fait jusqu’ici dans vos œuvres, Dieu l'a voulu de vous, et de ceux qui y ont travaillé avec vous. Tous ceux qui ont travaillé avec vous, ont fait personnellement ce que Dieu voulait d'eux. Ce que vous faites maintenant, Dieu le veut; et il le veut de tous ceux qui sont appelés à travailler avec vous. Que vous reste-t-il maintenant à obtenir? L’approbation de la sainte Eglise Catholique, Apostolique et Romaine. Moi, le Pape, je vous la donne, et, qui plus est, je vous envoie. Allez à la France. Vous irez encore ailleurs. Faites que vos religieux soient vraiment religieux. Qu’ils soient des hommes de sacrifice jusqu’à l’effusion du sang. Moi, le Pape, je travaille avec vous. Tout ce que vous faites, vous le faites avec moi”. Il fallait voir le Pape s’élever de plus en plus. C’était vraiment le bon Dieu qui nous parlait. Il reprit: “Vous comprenez: soyez des hommes de sacrifice, des hommes généreux. Le Pape est avec vous, le Pape travaille avec vous!”

Nous n'avions plus qu'à nous incliner sous la main du Saint-Père. L'audience avait duré trois quarts d'heure. Le Saint-Père l'avait prolongée lui-même bien au-delà des limites ordinaires, malgré les nombreuses personnes qui attendaient. Dix-huit mois après j'eus une seconde audience de Léon XIII. Ici, mes amis, je dois me reprocher devant vous ce que le Saint-Père lui-même m'a reproché. Il m'avait envoyé à la France, il m'avait dit d'aller trouver Nosseigneurs les évêques, et je ne l'avais pas fait. J'avais bien des excuses, mais je gardai le silence quand Léon XIII me dit: “Vous n'avez pas fait ce que le Pape vous avait ordonné. Quand le Pape dit quelque chose, il faut lui obéir”. Il ajouta: “Néanmoins, faites bien tout ce que vous pourrez afin que votre Congrégation prenne des bases solides, afin que l'Église de Dieu qui a besoin, à l'heure présente, de toutes ses ressources, trouve dans la pratique des enseignements de saint François de Sales tout le secours qu'elle en attend. Dites à vos religieux qu'ils soient bien vraiment et profondément religieux”. Quelque temps après cette audience, la sainte Église nous donnait notre première et solennelle approbation. C'était la confirmation et le sceau des paroles de Léon XIII. C'est donc bien Dieu lui-même, et son vicaire sur la terre, et la sainte Église qui nous ont établis.

“Pour que vous alliez”. La bonne Mère Marie de Sales avait dit: “Prochainement vous irez par toute la terre”. Nous ne sommes pas nombreux, mes chers amis, nous ne sommes rien. Sans l'avoir cherché, par suite de circonstances qui se sont imposées à nous, nous voilà en effet dans les contrées les plus reculées du monde.

“Et portiez du fruit”. On me l'a dit et répété maintes fois à Rome: il y a dans la doctrine de saint François de Sales entièrement pratiquée une vie, un avenir dont nous n'avons pas l'idée. Selon la parole de la sainte liturgie, c'est un chemin très sûr et très droit qui conduit à la sainteté. Vous devez, mes amis, porter le fruit que l’on attend de vous. Vous savez par quels moyens vous produirez ce fruit: par l'observance fidèle de vos Constitutions et de votre Directoire. Ce sont les deux murailles entre lesquelles il faut marcher, et qui vous garderont, vous soutiendront et vous conduiront droit au but. Que seriez-vous sans cela? Des branches parasites que le vent brisera, et que l'on jettera dans le feu. Il y a assez d'ordres religieux dans l'Église, et il n'est pas besoin de vous, si vous venez n'ayant que le nom de religieux et n'en ayant pas la réalité. Il faut que vous fassiez exactement votre Règle; il faut que, par l'étude et la pratique de saint François de Sales, vous vous pénétriez de sa doctrine. Il faut que votre enseignement catéchistique, vos prédications, vos conseils de direction, tous les actes, en un mot, de votre vie sacerdotale et religieuse, soient faits sur le modèle qu'il nous a laissé, soient imprégnés de l'admirable doctrine de celui que Pie IX appelait “le docteur infaillible”.

Mes amis, soyez donc de bons novices, soyez comme disait la bonne Mère Marie de Sales, des gens “déterminés”. Vous vous faites religieux, le reste n'est plus rien. Que votre obéissance soit absolue et complète. Allez-y en gens déterminés. Et surtout que ce soit une obéissance affectueuse, l'obéissance du cœur. C'est le cœur que Dieu regarde: “Yahvé regarde au cœur” (1 S 16:7).

Savez-vous, mes amis, que vous avez tous trois un bien grand privilège? Vous avez le bonheur de faire votre entrée dans la Congrégation en présence du prélat qui a pris en mains la cause de béatification de notre bonne Mère Marie de Sales, en présence de l'évêque du diocèse qui l'a vue naître, du pasteur des âmes si bonnes, si loyalement chrétiennes qui se sont succédées de génération en génération dans cette partie de la Suisse si admirable dans sa foi? La bonne Mère disait que la bénédiction du prêtre était tellement efficace que les efforts de Satan, que la volonté mauvaise des hommes ne pouvaient rien contre elle. La bénédiction du pontife qui assiste à votre première oblation, vous remplira de la force de Dieu, et elle déve­lop­pera en vous le sens religieux et l'intelligence de la doctrine de saint François de Sales.

Remerciez bien le bon Dieu qui ne laisse rien au hasard. Quand Abraham recevait sous la tente la visite des anges, était-ce l'effet du hasard? Et quand le jeune Tobie allait entreprendre son long voyage, l'archange Raphael venait-il s’offrir à lui par hasard? Saluez donc du profond de votre cœur, et entourez de votre gratitude la présence au milieu de vous, ce soir, de l'ange du Diocèse de Bâle qui vient par sa prière, par sa puissance auprès de Dieu, vous consacrer, vous dévouer à des œuvres qui sont chères à son cœur. Rien ne vous manquera à vous qui recevez tant. Et quand on reçoit tant, on doit donner tout sans réserve. Que ce soit là votre résolution. Soyez, selon le vœu de notre Saint-Père le Pape, de vrais religieux, des hommes de sacrifice “jusqu’à l’effusion du sang”.