Allocutions

      

La plus haute expression de l’amour de Dieu

Allocution du 2 Octobre 1888
pour la réception au noviciat

Mes amis, vous venez demander au bon Dieu un titre qui est cher à son cœur, parce que, vous le savez — nous le lisions encore dans l’évangile de ce matin — si nous ne devenons semblables aux petits enfants, nous n’entrerons pas dans le royaume des cieux. Or que signifie le mot “novice”? Il signifie “tout petit, dernier”, ce qui commence sans presque mériter un regard, sans attirer quoi que ce soit d’attention, ce qu’il y a de plus petit, de plus humble, de plus “rien”. Or, mes amis, cette conduite de l’âme humble et petite, c’est celle que le Sauveur a bénie, aimée, préférée entre toutes. Est-ce que ce n’était pas les petits enfants que Notre-Seigneur bénissait, et, d’après notre saint Fondateur, est-ce que les enfants qu’il a ainsi bénis ne sont pas devenus les premiers, les plus zélés, les plus heureux apôtres de son évangile et de ses âmes?

Vous venez donc demander au bon Dieu la grâce d’être novices: qu’il vous l’accorde! Que vous commenciez bien petitement, et que vous grandissiez! Saint Bernard disait: “Est-ce qu’on élève jamais un édifice sans descendre bien bas en terre?” Est-ce que lui-même n’a pas commencé par les cabanes de la Claire Vallée, qui ont été remplacées ensuite par ces constructions qui ont défié les tempêtes et les révolutions? Et saint Bernard continuait: “Est-ce que la construction ne doit pas s’appuyer sur la partie la plus basse et la plus solide du terrain? Il faut donc”, disait-il à ses novices, “descendre jusque- là”. E t vous, mes amis, il faut descendre! Il faut descendre dans les fondations du noviciat. Qui vous y découvrira? Descendez-y si profondément que l’œil du saint archange vous y découvre. Il les verra ces premières assises, il les bénira, et leur donnera de supporter la construction entière.

Prenez bien la résolution d’être généreux et fidèles, d’être bien les derniers en votre estime et devant tous. Et que font les derniers? Ils ne se fâchent pas si d’autres passent les premiers, si les autres ont la gloire et qu’eux on les oublie, si les autres entrent partager et qu’à eux on ne laisse rien. Ce sont là les propres paroles de saint Bernard. Aimez cette dernière place: elle est chère au cœur du Sauveur. C’est la marque la plus certaine, la plus authentique de son amour pour vous. Entrez dans cette sainte carrière comme je vous l’indique. Est-ce que la construction dont vous posez les fondements tient à votre intelligence, à votre volonté? Non. C’est Dieu qui fera tout, c’est lui qui a tracé le plan, c’est lui qui donnera les moyens, c’est lui qui fera tout. Afin que tout se fasse bien, gardez-vous de ne toucher à rien!

Mes amis, je vous félicite: vous avez la meilleure part. Regardez autour de vous. En vérité, qu’est-ce qui pourrait gagner votre cœur? Si, au temps de Tertullien, ce grand homme pouvait déjà dire: “Pourquoi tenir à la terre? Elle tremble sous nos pieds, le soleil s’obscurcit, l’air exhale des odeurs de mort, la tempête est partout. Venez-vous ranger à l’ombre de la Croix! Venez-vous abriter sous son égide toute-puissante”. Aujourd’hui plus que jamais, n’ayons rien de commun avec cette terre qui tremble, avec cet air empesté, avec ce monde décrépit. Vous ne perdez rien, et vous venez chercher la part délicieuse, car enfin vous avez un cœur! Ce cœur doit s’occuper de quelque chose: il doit avoir quelque aliment. Quel sera cet aliment? Vous-mêmes? Hélas! C’est bien souvent soi-même que l’on recherche dans ses affections. On aime ce qui procure des jouissances égoïstes, ce qui va à nos aptitudes. Pourquoi aimons-nous alors? Parce que nous nous aimons nous-mêmes. Il n’y a au monde que deux affections: l’amour de soi-même et l’amour de Dieu. Et l’amour des créatures n’est pas autre chose que l’amour de soi-même. On aime les richesses. Pourquoi? Parce qu’elles procurent ce que l’on désire. Mais, comme disait saint Bernard, si les richesses étaient le gril sur lequel brûlait saint Laurent, qui irait s’y jeter?

Que tout amour humain, que toute affection terrestre tombe, et votre cœur libre ira du côté du bon Dieu. Votre cœur a faim et soif; il trouvera là seulement son rassasiement. Ce que vous abandonnez n’est rien. La vie est passagère. Si ce n’était le Ciel, l’éternité, elle nous apparaîtrait comme une illusion. Qu’est-ce qu’une année, et qu’est-ce qu’une vie? Rien quand c’est passé, et quand cela se passe, est-ce grand-chose? Voyez, mes amis, si la vie n’avait pas un but au-delà d’elle, si elle se terminait à la mort, ce ne serait en réalité qu’une triste illusion. Mais vous, vous prenez pour votre part la vue éternelle.

Où est-elle cette vie éternelle, Seigneur Jésus? “Je suis le Chemin, la Vérité et la Vie” (Jn 16:14). Comme s’écriait Bossuet, vous avez bien dit! Vous êtes la substance de l’être; le reste n’est qu’une apparence, un mirage, quelque chose qui n’a pas de nom; on ne nomme pas ce qui n’est pas.

Donc, mes amis, vous choisissez la vraie vie, celle qui existe, celle qui a la substance des choses à venir, et déjà la substance des choses d’ici-bas. C’est cette vie que vous donnera la vie religieuse. Prenez les livres de théologie: qu’est-ce que la vie religieuse? C’est un état qui rapproche de Dieu, qui sépare immédiatement des choses de la terre et qui nous donne, pour la vie de l’éternité, un rang que personne ne pourra nous disputer ni nous enlever. Elle constitue sur la terre un état à part. Elle nous garantit pour le Ciel une haute dignité, une élévation, une félicité spéciale, lesquelles commencent déjà sur la terre. Le Ciel, mes amis, est la continuation de la terre. Si nous ne nous reconnaissions pas au Ciel, si nous n’étions pas là avec notre cœur, avec nos inclinations, si nous ne demeurions pas “nous”, le Ciel à son tour ne serait qu’une illusion. Et cette vie religieuse qui nous donne un rang si élevé dans le Ciel, elle nous le donne déjà sur la terre: “Je vous appelle mes amis” (Jn 15:15). Elle élève l’intelligence, elle élargit le cœur, dans cette sainte intimité qu’elle nous fait contracter avec Dieu. Voilà votre vie religieuse, estimez-la donc au-delà de toutes les grâces que Dieu peut faire ici-bas.

Notre-Seigneur a pu naître dans une crèche, vivre en enseignant l’Evangile, mourir sur la croix. Comme fruit de l’enseignement qu’il était venu apporter, il a fondé un état spécial qui est l’image, la continuation, la reproduction de sa vie. Peut-il faire plus? Peut-il faire plus que de se donner lui-même? Et à qui se donne-t-il, sinon à vous? L’état religieux est la plus haute expression de l’amour de Dieu, c’est la dernière limite de la puissance divine. Dieu donne tout ce qu’il peut, et vous, donnez tout ce que vous pouvez. L’Eglise va toujours progressant tout en restant foncièrement toujours la même. Prenez les Actes des Apôtres: c’est la même chose que ce que fait l’Eglise aujourd’hui. Les temps ont beau se succéder et le nombre des fidèles s’accroître, la foi est la même.

Cependant avec le cours des siècles, il s’élève dans l’Eglise des lumières nouvelles, des manières de vivre plus tranchées, de nouvelles irradiations de la grâce et de la charité divines. En ces derniers temps, il faut le dire, la grâce se fait sentir plus abondante, la lumière est plus vive, la charité plus dilatée qu’au temps des premiers Pères. Cette extension de la grâce vient de produire un événement qui est grand dans l’Eglise, comme on me le disait à Rome. La doctrine de saint François de Sales, complétée et expliquée par la bonne Mère. C’est là pour un grand nombre d’âmes comme une révolution.

Tenez, je vais vous dire une chose que m’a racontée hier Madame Maréchaux, et qui m’a bien frappée: c’est le songe qu’elle a eu la nuit de la mort de la bonne Mère. Aucun de ses enfants n’avait encore été donné aux Oblats ou aux Oblates. Elle ne savait pas d’autre part la gravité de la maladie de la bonne Mère. Elle vit en songe sa sœur, la sœur Marie-Bernard religieuse de la Visitation de Troyes. La sœur Marie-Bernard arrivait à Chaource dans le jardin, portant un grand nombre de choses précieuses dans ses mains. Sous ses pas le jardin se couvrait de plantes odoriférantes, magnifiques. Elle semblait regarder avec attention un arbre immense couvert de fleurs d’un parfum exquis. “Comment se fait-il que vous apportiez ici tant de belles et bonnes choses?” demanda Madame Maréchaux à sa sœur. — “C’est notre bonne Mère qui m’envoie vous donner toutes ces choses. Elles sont bien toutes à vous!” Madame Maréchaux m’a raconté hier ce songe qui l’avait beaucoup frappée. Elle voit maintenant ses enfants chez les Oblats et chez les Oblates. Elle se rappelle le grand arbre, le parfum qui s’en exhalait, la sensation de bonheur qu’il répandait autour de lui. Elle me disait hier: “Vous ne sauriez croire où je me réfugie maintenant plus volontiers, où je me renferme! Dans le souvenir de ce songe, de cet arbre de la bonne Mère, et des fleurs dont il était couvert, à l’ombre duquel vient maintenant ma fille et les fils”.

Je vous cite cela parce que cela me vient maintenant à la pensée. Vraiment ce songe dit bien ce qu’est l’œuvre de la bonne Mère. Nous sommes à l’ombre de ce grand arbre, aux parfums exquis et qui sentent vraiment le Ciel. Notre Directoire, notre esprit, nos pratiques, voilà cet arbre sous lequel nous trouverons le rassasiement de notre âme, le Ciel sur la terre. Chacun de ceux qui sont tant soit peu fidèles trouveront la comparaison exacte.

Restez toujours parfumés, mes chers amis, du bon souvenir de la grâce qui vous est faite aujourd’hui, des parfums de l’humilité et du bonheur intérieur afin que ces grâces, vous puissiez les donner, les répandre autour de vous. Les moments sont difficiles. Il n’y a que les fruits bien mûrs qui se conserveront bien, ou, comme le dit notre saint Fondateur, que les fruits qui sont bien confits dans le sucre de la générosité, de la dévotion, de la fidélité complète. Il faut que vous vivions et que nous nous gardions au milieu du monde. Cette préservation, mes amis, sera donnée à la fidélité au Directoire, à la fidélité à l’oraison, à cette oraison qui est le langage du Ciel sur la terre, qui est la conversation avec Dieu et ses anges; conversation que nous commençons ici-bas pour aller la continuer là-haut dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.