Retraites 1897

      


QUATRIÈME INSTRUCTION
La charité

Continuons notre retraite dans le silence, dans la fidélité à l'observance. L'examen a dominé vos pensées pendant ces premiers jours. Ce soir et demain, pensez à prendre vos bonnes résolutions. Si cela vous va mieux, écrivez‑les. Si vous n'en preniez point, la retraite serait bien aventurée. Prenez‑en donc sur les points que nous avons traités ensemble: elles porteront leur grâce avec elles. Je vous recommande bien de ne pas vous distraire, de garder bien soigneusement dans vos cœurs l'onction divine. Saint Jean a vraiment bien défini Dieu, autant qu'on peut le définir: “Dieu est Amour” (1 Jn 4:16). Et saint Jean, dans sa vieillesse, ne savait que répéter: “Aimez‑vous bien les uns les autres”. Ce soir, je veux vous parler de la charité que vous devez avoir les uns pour les autres, envers vos élèves, envers vos confrères, envers votre emploi, votre besogne, la maison qui vous abrite, la volonté de Dieu en vous. Ce dernier point de vue est le dernier secret de la charité; c'est ce qui a rendu sainte la bonne Mère: elle aimait sa communauté, elle aimait son emploi.

Les débuts de la fondation des Oblates ont été particulièrement laborieux. J'étais presque découragé de leur manière d'agir. On parlait mal les unes des autres, et je trouvais là un obstacle très sérieux à leur solide établissement. Il me vint à la pensée de les lier par le vœu de charité. Je le leur ai conseillé, et presque toutes l'ont fait. A partir de ce moment, on put voir un grand changement parmi elles, une grande facilité à observer le Directoire. Le véritable esprit religieux s'implanta parmi elles: ce fut une complète transformation. Toutes l'ont reconnu. Et nous, mes amis, que risquerions‑nous de faire de même? Sans doute, notre tentation à nous n'est pas de jalouser notre prochain, de l'attaquer, de le démolir. Si ce qui se dit des autres, parmi nous, ne part pas de ce fonds‑là, cela part d'une autre fonds qui ne vaut peut-être guère mieux: le manque d'égards, de respect, de cordialité qu'on porte à ses confrères. Entendez‑vous donc avec votre confesseur pour faire, vous aussi, ce vœu de charité. Sans doute, au début vous y manquerez, vous l'oublierez. Mais alors un acte de contrition, un acte d'amour de Dieu effacera la négligence et vous rapprochera de Dieu, et une autre fois vous serez plus fidèle. Et ainsi, petit à petit, vous arriverez à vous corriger de cette mauvaise habitude de juger, d'interpréter défavorablement la manière d'agir de notre prochain. Essayons de ce vœu.

Dans les instruments de musique à cordes, il y en a toujours une qui vibre plus souvent que les autres. Chez nous ce doit être la corde de la charité qui doit être la corde vibrante. Les motifs que nous avons de nous aimer les uns les autres n'apparaissent sans doute pas très entraînants à première vue. Quel est celui d'entre nous qui peut avoir la prétention de posséder assez d'esprit, d'intelligence, de qualités de toutes sortes, pour s'imposer par lui-même à l'affection et à l'estime de tous ses frères, et s'y imposer à tout instant et toujours? Nul n'est parfait. Et il faut nécessairement que nous cherchions notre base, notre point d'appui plus haut qu'en la nature. Il faut remonter au grand centre de tout don: il faut remonter jusqu'à Dieu, et jusqu'au cœur sacré de Jésus.

Le bon Dieu aime ce cher prochain que nous détesterions volontiers et que lui, nous demande d'aimer. Il l'a comblé de grâces. Demandez au cœur de Notre-Seigneur pourquoi il a répandu son sang pour lui? Pourquoi il l'appelle aux sacrements, à le connaître, à l'aimer, à mériter le ciel?  “Seigneur, si vous l'avez aimé ainsi, moi aussi je veux l'aimer”. Dans notre oraison, ne craignons pas de faire ces exercices de charité. Ah! la charité envers Dieu se comprend: elle est naturelle. Mais la charité envers le prochain est tout à fait surnaturelle: “Je vous donne un commandement nouveau: vous aimer les uns les autres” (Jn 13:34). C'est le commandement nouveau, le commandement de l'amour du Sauveur, de son affection, de son cœur. Pensons‑y, mes amis, et les bénédictions de Dieu viendront le jour où nous nous aimerons bien. Je le répète, chacun de nous n'a pas la prétention d'avoir ce qu'il faut pour être aimé; mais commençons par aimer, en nous appuyant sur le cœur du Sauveur, et l'on pourra dire aussi de nous ce qu'on disait des premiers chrétiens: “Voyez comme ils s'aiment”. Essayez de ce vœu, et mettez un gros article sur ce chapitre dans vos résolutions.

Voyez, mes amis, il n'y a pas d'illusion à se faire. Nous aimons ou quelqu'un ou quelque chose. Si nous n'aimons pas notre prochain, c’est alors nous‑mêmes que nous aimons, c'est l'égoïsme. L'essence de la vie en Dieu, c'est l'amour. Son Fils est le terme de son amour. Sans doute ce Verbe de Dieu c'est la lumière; mais Dieu l'engendre “par amour” - [“in dilectione”].  Nous ne valons que par le cœur. Qu'est‑ce qui fait un grand artiste, un grand peintre? Est‑ce seulement l'imagination? Non, mais aussi le cœur, l'amour qu'il a pour son art, pour ce qu'il fait. Tout ce qui est grand vient de là. Quand il n'y a plus d'amour pour la patrie, il n'y a plus de peuple, quand le père, le fils ne s'aiment plus, il n'y a plus de famille.

Prenons donc la résolution d'aimer nos frères, et pour cela, prenez le moyen que j'indique. Aimons nos frères, mais aussi aimons nos élèves, d'un amour sincère, profond. Et quand cet amour vient de Dieu, on fait des merveilles. Un homme d'une grande valeur, et qui est de Planchy, M. Enfant, me disait à ce sujet quelque chose de bien remarquable: “ Vous avez bien des actions de grâces à rendre à Dieu, lui disais‑je, d'être resté ainsi bon chrétien!  “Savez‑vous, me dit‑il, ce qui m'a gardé bon chrétien? Un jour, au grand séminaire, Monsieur Fournerot me prit à part dans le jardin. Nous nous promenâmes pendant un quart d'heure, sans nous dire un mot. Seulement à la fin, je vis dans son regard une affection si profonde, si céleste que j'en ai été touché. Et c'est ce regard qui m'a empêché de m'éloigner de Dieu dans les différentes occasions que j'en ai eues, parce que ce regard me disait combien ce prêtre, qui était un saint, m'aimait et voulait le salut de mon âme”.

Eh bien, mes amis, si dans votre cœur il y avait, pour vos élèves, quelque chose de cela? Si nous pouvions ainsi communier avec nos élèves d'âme à âme. Cela se fait à la sainte messe, à l'oraison, à la préparation de la journée. Mon Dieu, voilà un tel pour lequel l'intelligence, la bonne volonté seraient nécessaires. Faites cela, parlez de vos élèves au bon Dieu, et vous aurez une action immense sur leurs âmes. Aimez ces âmes, respectez en elles l'image de Dieu. Peut‑être que ce jeune homme vous dépassera un jour par ses moyens, par ses vertus. Traitez‑le avec convenance, avec respect. Ne croyez pas que ce témoignage de respect, de confiance reste inutile, ni que le ministère que vous rempliriez auprès des âmes, si vous étiez dans une paroisse, serait plus efficace que ce que vous faites ici auprès de vos élèves. Vous jetez dans la terre une semence qui germera infailliblement, car elle est jetée dans une terre bien préparée. Cette affection que vous porterez à vos élèves, ils vous la rendront, soyons‑en sûrs. Sachez être généreux à leur égard. Parmi eux il y en a qui ont de l'esprit et qui auront bientôt fait de relever en vous un petit défaut, un travers, le côté faible. Pardonnez‑leur bien ces petits traits d'esprit et ils y seront sensibles, car ils verront que vous avez compris que ce n'était qu'une plaisanterie, une légèreté sans méchanceté. Ils s'attacheront à vous, vous estimeront et vous aimeront, s'ils vous voient recevoir leur trait avec supériorité vraie, avec largeur d'esprit et de cœur. Affectionnez‑vous donc particulièrement à ceux qui pourraient vous être désagréables.

Il va sans dire qu'il faut bien soigneusement éloigner de vous toute sorte de faiblesses dans ces affections, tout ce qui pourrait les rendre naturelles et sensuelles. Aussitôt qu'on s'aperçoit de ce mauvais sentiment, il faut y couper tout à fait, prier, demander conseil à son confesseur sur les précautions à prendre pour ne point se laisser maîtriser par cette tendance. Ces faiblesses, quand on ne les réprime pas, amènent infailliblement la perte de l'enfant. C'est le poison de l'affection sensuelle, de l'amour. C'est un narcotique qui met en sommeil toutes les facultés de l'âme et du cœur, c'est un poison double qui fait mourir l'âme de l'enfant et celle du maître. Quand nous voyons cette tendance dans un de nos frères, il faut que nous ayons le courage de l'en avertir bien charitablement, et il aura assez d'intelligence et de jugement pour vous pardonner ce petit avertissement toujours un peu humiliant. C'est un service réel que vous lui aurez rendu. Donc, aimez vos élèves.

Puis, aimez aussi la besogne que vous avez à faire. Ne soyez pas de ceux qui n'aiment jamais ce qu'ils ont à faire, dont l'affection est toujours comme en suspens: ils cherchent toujours ce qu'ils ne peuvent pas avoir. Ce sentiment, au fond, vient de l'égoïsme. Vous êtes surveillant, professeur: aimez votre surveillance, votre étude, aimez votre classe. Quand j'ai été ordonné prêtre, j'ai demandé au bon Dieu de ne pas me donner de ministère à faire, de ne pas me donner charge d'âmes: j'avais peur des responsabilités.

Si vous avez fait comme moi, mes amis, vous avez lieu de remercier le bon Dieu de ne pas vous avoir donné d'autre ministère. Celui que vous exercez, d'une façon toute restreinte, est sans péril: il ne demande qu'une vertu tout ordinaire. Ce n'est pas si mauvais déjà, que de pouvoir se renfermer et condenser son action dans un cercle restreint, plutôt que de l'étendre au loin. Je ne veux pas dire qu'il ne faille pas aimer la prédication, le ministère de paroisse, mais si Notre-Seigneur ne nous le demande pas, il faut l'en remercier.

Aimez donc bien votre besogne, car qui fait bien sa besogne? Celui qui l'aime bien. Saint François de Sales ne demande‑t‑il pas de faire passionnément bien tout ce qu'on fait? Faites bien votre classe: préparez‑la avec votre foi et votre cœur. C'est si beau de se dévouer à la chose pour laquelle on est destiné. Et comment cela?  “Par la grâce de Dieu” - [“Per gratiam Dei”]. Aimez bien ce que vous faites, ce que Dieu vous demande de faire, et vous le ferez bien; aimez parfaitement, et vous le ferez parfaitement. Mettez donc bien votre cœur à votre besogne. Quand on fait sa besogne sans son cœur, on la fait comme une machine. Voyez! Dieu fait avec amour tout ce qu'il fait, et nous imitons le bon Dieu.

Nous nous rappellerons donc bien que Dieu est amour et que nous devons aimer nos Pères, nos élèves, notre besogne, et nous ferons ainsi un acte surnaturel d'amour qui atteindra son but. Etes‑vous économe, chargé du temporel? Aimez les choses matérielles qui vous sont confiées. Qu'on voie aussi bien votre cœur que votre intelligence dans le soin que vous en avez. Vous aurez alors là un moyen surnaturel de réussir.

Nous prendrons la résolution de réchauffer notre cœur au contact de celui de Dieu. Comme Salomon, nous demanderons à Dieu un cœur grand comme la mer. Salomon nous apparaît comme le plus sage, le plus intelligent des hommes. Pourquoi? Parce qu'il avait un grand cœur. Voyez‑le en effet dans cette querelle des deux femmes, voyez‑le dans la construction du temple, où il fait tout avec tant de perfection. Pourquoi? parce qu'il aime ce qu'il fait et Celui pour qui il travaille. Oh! aimez donc ce que vous faites, et vous le ferez bien. Jamais je n'ai vu la bonne Mère ne pas mettre tout son cœur à sa besogne, soit qu'il s'agît de la direction de ses religieuses, ou de l'administration de la maison, ou de quoi ce fût. Pourquoi? parce que son cœur touchait toujours au cœur de Dieu.

Nous ferons donc la demande de Salomon. Que notre cœur, comme dit saint François de Sales, soit ainsi qu'une pierre d'aimant. Prenez un aimant et de la limaille de fer. À la quantité de fer qu'il a soulevée et attachée à lui, ajoutez-y petit à petit d'autres petits morceaux. Vous arriverez à faire supporter à cet aimant un poids considérable, bien supérieur à ce qu'il eût pu supporter d'abord. Donnons aussi à notre cœur ce petit grain, cet autre petit morceau; amorçons‑le sans cesse; nous le rendrons capable d'un immense amour.

Mettez dans vos résolutions de demander au bon Dieu ce don d'un cœur large, s'étendant à tout. Ne soyez indifférents à rien de ce que Dieu vous envoie. Saint Bernard disait à ses religieux: “Au commencement de ma vie religieuse, j'ai vu tous les travaux, toutes les peines, les difficultés, les épreuves que Dieu me préparait. J'ai fait un faisceau de tout cela et je l'ai pressé sur mon cœur, en l'unissant aux travaux et aux souffrances de mon Sauveur”. Comme saint Bernard, c'est sur notre cœur qu'il faut placer tout cela.