Retraites 1897

      


CINQUIÈME INSTRUCTION
Forma[e] facti gregi[s] ex animo

Dans ce que vous disait le P. Pernin dans l'instruction de ce matin, vous avez vu combien il a insisté sur le trésor qui nous est confié, la doctrine qui est entre nos mains. Il partait du principe que pour utiliser ces ressources, cette stratégie spirituelle si parfaite, il faut que nous pratiquions nous‑mêmes le Directoire. Il disait vrai. Le Père Clément, bénédictin, me disait aussi: “Mais saint François de Sales est bien le plus habile stratégiste de la vie spirituelle.”

Que de fois n'avons-nous pas entendu faire cette objection à nos œuvres: “C'est bien pour le moment; c'est bon et beau, le résultat auquel vous arrivez. Mais il y aura un jour un dessous de cartes que vous ne voyez pas. Si vous avez été assez heureux pour obtenir de pareils résultats, pouvez‑vous compter vraiment que cela durera? C'est peu probable, avec une telle absence, une telle nullité des moyens les plus élémentaires”. Ces réflexions, en se plaçant au point de vue tout naturel, ont une certaine justesse assurément. Comment se fait‑il que d'autres, avec une organisation puissante, ne peuvent pas réaliser ce que nous obtenons, nous, avec cette nullité de moyens extérieurs? Voici le mystère. Il est tout entier dans la doctrine de saint François de Sales. Le premier point de cette doctrine, le voici: Vous voulez faire quelque chose? C'est bien. Mais pour réussir, il faut commencer par faire d'abord vous‑mêmes ce que vous voulez faire faire aux autres. Retenez bien ceci, mes amis: “En devenant les modèles du troupeau” - [“Formae facti gregi ex animo”] (1 P 5:3). Il faut être tout d'abord le modèle de ce que vous voulez obtenir des âmes qui vous sont confiées. Si vous vous y mettez avec tout votre cœur, vous réussirez, et au delà de ce que vous aviez espéré. Vous êtes le petit soldat de saint François de Sales. Il ne vous arme pas pour la bataille de toutes espèces d'armes infaillibles, offensives et défensives; il ne vous apporte pas un arsenal de moyens extérieurs, d'organisation, d'industries admirables. Non, il vous met en mains un petit livre, le Directoire, et il vous dit: “Voilà votre inspirateur et votre guide. En faisant ce qui est dit là‑dedans, vous deviendrez d'abord ce que vous voulez que les autres soient, et par après, vous les entraînerez facilement sur vos pas”.

Vous êtes professeur? Comment aurez‑vous de bons élèves? C'est quand vous serez devenus “les modèles du troupeau”. Votre intention est bonne: avec la grâce de Dieu vous marcherez. Mais faites attention. Dans la pensée de saint François de Sales ce n'est pas le moyen. C'est surtout l'ouvrier qui fait la besogne. Il est sûr de réussir, il est sûr de vaincre s'il est généreux. Nous voulons faire travailler les autres? Commençons par travailler nous-mêmes. Nous voulons prêcher aux autres? Pratiquons d'abord ce que nous allons prêcher. Et surtout n'allons pas chercher dans le premier livre venu ce que nous voulons dire aux fidèles, mais cherchons‑le d'abord dans notre cœur, dans notre vie. Vous voulez former des jeunes gens, vous prêchez à une communauté religieuse l'obéissance, la dépendance, l'abnégation. Ces âmes ne profiteront de tout ce que vous direz qu'autant que vous aurez déjà pratiqué vous‑mêmes ces vertus. Tout prêtre peut donner l'absolution: c'est la partie immanquable du sacrement. Elle a toujours son effet. Mais le reste, les grâces intimes de lumière, de générosité, tout l'ensemble de ce qui fait la perfection et la sainteté, de qui cela vient‑il? Une bonne partie sans aucun doute vient de la valeur personnelle du confesseur.

Vous prêchez, et vous n'êtes pas dans les conditions que j'indique: “Cymbale qui retentit” (1 Co 13:1). Vous voulez amener vos élèves à la régularité. Soyez vous‑mêmes réguliers, exacts au travail: travaillez. Faites cela, mes amis, et vous aurez une grande puissance sur la volonté de vos élèves, non pas en imagination, mais en notre cœur. Nous n'avons que cela à emporter de la retraite, mais avec cela nous passerons une  excellente année. Et quand vous aurez fait quelque chose et qu'on vous dira: “Mais vous n'avez pas pris tels et tels moyens.” — “C'est possible, pourrez‑vous répondre; mais voilà cependant le résultat obtenu”. On s'étonne de ce que saint Vincent de Paul faisait. Mais quand on considère d'un peu près sa vie, quand on voit quelle charité il avait pour toutes les misères, on comprend. Ce que saint Vincent de Paul était dans le fond du cœur et dans l'intime de la vie, il l'exerçait au dehors et il réalisait des merveilles. On parle beaucoup de M. Harmel, le grand industriel du Val‑des‑Bois, à cause de ses grandes œuvres. Je le connais très intimement. M. Harmel couche sur la dure, jeûne, etc. Il a donc en lui tout ce qu'il faut pour bien faire réussir toutes les œuvres qu'il entreprend. Saint François de Sales s'est rendu compte que les moyens extérieurs sans doute sont nécessaires, et qu'ils sont à employer. Ce sont du reste les seuls que l'on puisse constater et juger: “L’Eglise ne juge pas les affaires de la vie intérieure” - [“Ecclésia non judicat de internis”]. Mais il a vu qu'en dessous il y a l'âme de l'Eglise, il y a la vie, il y a “les modèles du troupeau”. Prenons donc la résolution de nous mettre à la place de nos élèves. Ils ont à étudier? Etudions nous-mêmes à la place de nos pénitents. Nous leur prêchons la patience: soyons patients et doux, et ainsi nous serons à la hauteur de notre vocation. Le bon Dieu donnera à notre action une efficacité incomparable.

Je vous parlais, un de ces jours derniers, des tentations de l’Oblat. Je dois ajouter que les Oblats doivent s'attendre à de grands travaux. Notre vie extérieure n'est pas dure, mais il y a chez nous un travail énorme pour remplir notre devoir, pour bien faire notre Directoire. C'est une chaîne, comme dit saint Paul, que nous devons porter du matin au soir, et du soir au matin. Voilà la raison pour laquelle nous sommes facilement portés au découragement. Mais tenons bon. Soutenons le Seigneur, soutenons sa volonté, et il nous donnera la force nécessaire. Oh mes Amis! aimez bien votre vocation, voyez combien elle est rationnelle. Dieu nous fait signe, il nous appelle, et nous allons avec générosité, avec l'entier exercice de notre volonté, de notre liberté, de notre amour. Comme saint François de Sales a bien compris l'homme, comme il a su comprendre tout le parti qu'on pouvait tirer de nous, et cela sans aucun égard à un exemple ou à un signe quelconque, mais à la volonté divine, uniquement. Ce n'est pas un mot d'ordre qui nous entraîne, c'est nous qui allons spontanément à Dieu.

Pendant cette année, si nous sommes fidèles à cet adieu que je vous adresse, soyez sûrs que votre année sera fructueuse, et pour vous et pour les autres. Que la bonne Mère demande à Notre-Seigneur cette bénédiction pour vous, cette bénédiction qu'il donnait aux patriarches, la bénédiction du ciel, et la bénédiction de la terre. C'est-à-dire, une bénédiction qui s'étende à tout, pour que du côté du ciel et du côté de la terre nous trouvions toujours les moyens nécessaires pour arriver au but que nous nous proposons.