Retraites 1897

      


TROISIÈME INSTRUCTION
Les vœux de l'Oblat, source de son bonheur

Je viens d'Argenteuil faire une demande au sang divin de Notre-Seigneur répandu sur sa sainte tunique. Je lui ai demandé qu'il donne à chacun de nous la grâce, la force qui lui est nécessaire pour accomplir l'œuvre à laquelle nous sommes appelés. Evidemment, dans une communauté, il y a des hauts et des bas; il y en a qui sont encouragés, d'autres qui ne rencontrent que des difficultés. J'ai donc demandé au sang de Notre-Seigneur, la grâce qui nous est nécessaire à chacun de nous. Je suis vraiment touché de ce que notre maison de Saint-Ouen se trouve dans le voisinage d'une pareille relique. En priant devant l'autel tout à l'heure, je me dis: “Mais je suis aussi près du sang de Notre-Seigneur que la sainte Vierge, que saint Jean sur le Calvaire”. Joseph Roussel m'écrivait que, pendant le temps des expériences chimiques qu'il faisait sur les globules du sang qui tache la tunique, il avait souvent pensé à moi et aux Oblats. Je désire bien que cette prière, que cette pensée ait toute son efficacité sur chacun de nous, et particulièrement sur celui qui en a le plus besoin en ce moment. O mes amis! Prions bien; ayons la foi. Cette parole du Sauveur, je vous la répète volontiers ce soir.

Ayons la foi en notre bonheur surnaturel. Comme tous les hommes, nous devons l'avoir: mais aussi ayons foi en notre bonheur actuel, temporel. “Mais nos vœux religieux ne s'opposent‑ils pas à ce bonheur temporel?” — “Oh! non, mes amis, ces vœux ne sont pas des chaînes, des entraves. Au contraire, ils sont les réels moyens de notre bonheur”. Quand nous entrons bien dans la voie qui nous est ouverte; quand on comprend bien ses vœux, on est véritablement entré dans la voie du réel bonheur. Qu'est‑ce qu'il y a en effet de plus heureux ici‑bas que la pauvreté volontaire? La gaieté des Capucins est proverbiale, et tous les ordres qui se mortifient le plus, ne sont-ce pas précisément les ordres où l'on constate le plus d'épanouissement heureux, de “joyeuseté”, dirait saint François de Sales. Pourquoi cela? Parce que, mes amis, Dieu est un bon Père. Vous lui abandonnez une satisfaction légitime, un droit. En réciproque, et pour nous récompenser, il nous apporte une satisfaction bien préférable à ce que nous lui offrons. Dans mon expérience — et elle est déjà longue — j'ai toujours vu que le religieux qui aime la pauvreté a une joie et des consolations beaucoup plus grandes que celui qui est moins fidèle. Saint François d'Assise se sert de gracieuses comparaisons nous montrant que dans la pauvreté se trouvent toutes les conditions du bonheur parfait! Il a épousé la sainte pauvreté, et tous les jours de sa vie pauvre sont des jours de noces et de bonheur. Comprenez bien la pauvreté. Privez‑vous de quelque chose. Faites‑en l'expérience et vous verrez quelle joie sera la vôtre.

Qu'est‑ce que la pauvreté? C'est épargner une feuille de papier, une plume, notre vêtement. C'est se priver de quelque chose dans sa nourriture: “Mon Dieu, je suis pauvre, mais vous aussi vous avez été pauvre. Je travaille, j'épargne pour gagner ma vie; mais vous avez gagné votre pain à la sueur de votre front”. Et vous ne croyez pas que, comme le disaient les saints, il y a sous la rude écorce et sous les épines de la pauvreté un fruit délicieux? Oh! si, mes amis, il y en a un d'une saveur exquise. Faites‑vous une industrie de vous rendre heureux par la pauvreté. Et alors vous serez comme l'enfant qui donne simplement: le détachement, la mortification, l'obéissance, faits sans regret, parce que son père, sa mère le lui demandent.

Ne croyons pas que le bon Dieu ait appelé les religieux à ne pas être heureux ici‑bas. Est‑ce à dire que nous n'aurons rien à souffrir? Si, nous aurons à souffrir, mais peu de choses en somme; et ce que le bon Dieu nous donnera sera meilleur et nous rendra plus heureux. Voyez dans la Vie de la bonne Mère ce qui est dit de la pauvreté et ce que le bon Dieu donnait en échange des petits sacrifices qu'on lui faisait. Encore une fois ce n'est pas de l'imagination, ce sont des faits, et des faits de toute une vie. Donc le bonheur de la pauvreté.

Vient ensuite le bonheur de l'obéissance. Lorsqu'on veut être un religieux vraiment obéissant, déterminé, lorsque vous vous dites à vous‑mêmes: “J'ai fait vœu d'obéissance et j'obéirai coûte que coûte”, lorsqu'en toutes les circonstances de votre vie vous pouvez vous dire: “J'ai promis, je tiens ma parole”, vous croyez qu'on ne se trouve pas cent fois, mille fois plus heureux que quand on fait absolument tout ce qu'on veut? Croyez‑vous qu'on ne soit pas plus libre et dégagé de toutes chaînes? Est‑ce là un rôle de machine? Non. Quand vous obéissez, vous sentez bien certes que vous êtes libres. Vous avez à lutter contre votre volonté dont vous ne voulez point subir le joug capricieux et égoïste. Il faut la surmonter et la vaincre. Est‑ce là un usage inférieur de la volonté? Non, car où faut‑il plus d'énergie, de constance, de fermeté, que dans un acte d'obéissance? Ce ne sont pas là des abaissements du caractère, de la dignité humaine. Quand vous aurez obéi, quelle tranquillité, quelle décharge on éprouve! Voilà la vraie pratique de l'obéissance: et la victoire ici, c'est le bonheur. Qu'est‑ce qu'il y a de plus honorable pour le vainqueur que la victoire? Est‑ce là une utopie? Non, essayez, mettez‑vous- y, vous verrez quel acompte de bonheur vous recueillerez. Vous n'aurez déjà pas toutes les difficultés, tous les tiraillements, tous les ennuis qui accompagnent ordinairement la réalisation de sa volonté propre. Soyons donc obéissants, promettons‑le au bon Dieu.

Voulez‑vous que je vous donne encore une autre motif? C’est la réalisation de l'homme intérieur selon le Christ. Jésus n'est-il pas le modèle qu'il faut réaliser en nous‑mêmes? Par l'obéissance nous sommes avec Jésus-Christ, en communion directe et intime avec lui. C'est donc un grand bonheur que l'obéissance.

Enfin le bonheur de la chasteté. Je me suis toujours demandé pourquoi la jeune fille est plus gracieuse, plus aimable, plus pieuse, plus dévouée généralement que le jeune homme. Puis au bout de quelque temps, quand elle est mariée, la fleur ne s'épanouit plus aussi fraîche, aussi parfumée. Elle n'est plus la même. Ah!  “Heureux les cœurs purs car, eux [ipsi], ils verront Dieu” (Mt 5:8) “Eux”: ce sont eux, eux seuls et non les autres, qui verront Dieu. Au ciel? Oui, mais sur la terre déjà ils verront Dieu dans ses volontés, dans ce qu'il permet, dans son bon plaisir. C'est bon, de voir le bon Dieu en toute chose, cela aide dans le travail, les difficultés, les épreuves. Or, c'est la pureté du cœur qui nous vaut cette grâce. “Ipsi”, ce sont eux.

Cette chasteté est bien définie dans nos Constitutions: chasteté dans nos paroles, dans nos pensées. Ah! si la chasteté est le bonheur, la sensualité, le vice, c'est bien le malheur, pour tout homme d'abord, mais surtout pour le prêtre, pour le religieux. C'est l'abîme sans fond. Ce n'est pas le gouffre sans espérance, mais comme il est profond! Comme il est difficile de s'en tirer, quand le pied touche déjà la porte de l'enfer. Donc, le bonheur, le vrai bonheur, c'est le combat, la lutte contre la tentation. Comme je vous le disais, n'ayez pas peur de cette lutte. Et lorsque vous aurez donné à Dieu un acte d'énergie, il ne pourra plus rien vous refuser, ni pour vous, ni pour les autres. Vous verrez plus tard, quand votre expérience sera faite, que les grandes vertus tiennent volontiers à l'impétuosité des tentations victorieusement surmontées. Pourquoi Saint Paul est‑il devenu un si grand apôtre? C'est à cause de cela. Par trois fois il demanda à Dieu de lui épargner semblable épreuve, et par trois fois Dieu lui répondit: “Ma grâce te suffit” (2 Co 12:9). C'est une erreur de croire que la tentation c'est la ruine. Voyez les cabestans qui soulèvent des masses énormes, les détachent de la terre et les soulèvent jusqu'au sommet de l'édifice. Ils triomphent de la pesanteur énorme. Et si on ne faisait pas mouvoir ces instruments, le bloc de pierre resterait inoccupé au fond de la carrière.

Voilà la tentation de la chasteté. Et alors ce n'est pas la peine que j'explique son bonheur. Voyez ce que dit Saint Paul: “Je suis comblé de consolation” (2 Co 7:4). Il est transporté au troisième ciel, après avoir surmonté ses tentations. Voilà la doctrine de l'Eglise. Donc le vœu de chasteté est une source immense de bonheur temporel et surnaturel. Il nous fait voir Dieu, il élève notre âme, l'agrandit, la prépare à recevoir la révélation divine. Jamais je n'ai rencontré une âme forte et vaillante, qui n'ait eu à subir ces combats, qui n'ait eu à se défendre dans des luttes formidables. Ce vœu sera donc pour nous quelque chose de cher, parce que nous y trouverons l'énergie, le bonheur, la joie.

Voilà nos vœux. Mes amis, retenez bien cette théologie, et quand vous prêcherez ou que vous confesserez, appliquez‑la, enseignez‑la. Quand on vient présenter le vœu de chasteté comme un acte de pénitence rigoureuse, et la vie religieuse comme pleine d'amertume, ce n'est pas vrai, on se trompe! C'est cela quand on a fait des vœux et qu'on ne veut pas les tenir. C'est cela quand vous ne voulez pas vous débarrasser du fardeau encombrant, de la hotte qui charge vos épaules, et que vous voulez tout de même passer par la porte étroite, alors vous vous déchirez les épaules. Ceux qui ont ainsi parlé des vœux ont supposé qu'on ne veut pas se défaire généreusement de soi‑même. Sans doute, je ne veux pas dire qu'il n'est pas besoin de faire d'efforts et de grands efforts. Mais ce que je veux dire, c'est que, quand la lutte parait difficile à la nature, quand il nous semble que c'est au‑dessus de nos forces, c'est qu'il faut dire comme la bonne Mère: “J'ai un Sauveur, je l'appelle, avec lui, je suis sûr d'aboutir”.

Prêchez donc cette doctrine et nourrissez‑en vos âmes. Est‑ce que cela diminue ou détruit la vertu de mortification? Cela empêche‑t‑il les austérités? Non, bien sûr. Quand il faut jeûner et qu'on le peut, on jeûne; quand on peut faire des austérités, quand la grâce, l'obéissance ou la nécessité en imposent, on les accepte avec joie. Elles ne sont pas un fardeau et un poids. Celui qui aime “court, vole, est dans la joie” de souffrir avec et pour celui qu'il aime, dit le livre de l'Imitation: “Amans currit, volat, laetatur”. Et pour bien comprendre cette doctrine et bien faire votre retraite, prions la bonne Mère de nous donner bien le sens de nos vœux religieux. Demandons-en aussi l'intelligence au sang de Notre-Seigneur dont la précieuse relique est si rapprochée de nous.