Retraites 1897

      


DEUXIÈME INSTRUCTION
Les tentations de l'Oblat

Faisons bien la retraite; les effets en sont toujours assurés. Quand la tentation, les sécheresses, les dégoûts envahissent l'âme pendant la retraite, ce n'est pas mauvais signe. Si nous avons des tentations, tenons notre âme bien ferme, tenons‑nous bien unis au Sauveur, pressés contre son cœur, et la retraite n'en sera que plus avantageuse pour nous. Mettons tout notre cœur à ce qu'elle soit bonne; faisons exactement les choses de la retraite; façonnez‑vous bien à une dépendance de chaque instant. Trop souvent, me semble‑t‑il, on se méprend sur la retraite. On en fait volontiers une arène de gladiateurs. On s'échauffe par des pensées plus ou moins relevées, ou plus ou moins étranges. Est‑ce blâmable, cela? Non, car toute œuvre faite dans une bonne intention est une bonne chose au fond. Mais pour juger bien, il faut considérer la fin. Des retraites ainsi faites déroutent l'âme. Parfois, à la suite de ces retraites, l'âme fait des chutes lamentables, quand une fois elle a quitté ces exercices violents, exagérés. Il me semble bien plus sage d'employer la méthode salésienne, qui était aussi la méthode de la bonne Mère Marie de Sales: se garder bien d'extravaguer au-delà des obligations quotidiennes; maintenir l'âme dans une activité qui ne dépasse pas la mesure de nos forces. Il faut tout faire avec poids et mesure.

Mais, me direz‑vous: “C'est peu de chose, cela coûte peu.” Oui, mais le martyre est toujours le martyre. Que l'on vous décapite tout d'un coup, or que l'on vous fasse mourir petit à petit, vous mourrez tout de même. Nous, au lieu de faire de grandes mortifications pendant une semaine, par exemple, nous en faisons de petites, mais continuelles. Je n'hésite pas à dire que la voie indiquée par saint François de Sales est plus mortifiante au fond que la voie des grandes mortifications. Vous jeûnez, vous vous donnez la discipline, c'est bien; mais vous ne pouvez pas faire sans cesse ces actes de grande mortification. Avec nous, votre vie entière ne sera plus qu'une succession d'actes généreux et mortifies.

Mes amis, il y a là, dans notre vie, toutes les conditions de pénitence, de réparation, de paiement dûs pour nos fautes passées. Il y a longtemps que Job disait: “N’est-ce pas un temps de service qu’accomplit l’homme sur terre?” (Jb 7:1). C'est applicable à tous les hommes, mais à nous, me semble‑t‑il, d'une façon plus particulière encore. Ne devons‑nous pas être sans cesse au port d'armes? Avec notre Directoire, avec nos Constitutions, ne sommes‑nous pas sans cesse sous le harnais? Dès le premier point du jour, notre liberté est enchaînée, notre combat est commencé. Il continue tout le long de la journée. N'avons-nous pas à combattre perpétuellement notre paresse native, nos pensées, nos inclinations? Voilà un vrai temps de milice et de guerre. Ce combat n'est pas peu de chose. Voyez‑le, ce combat, dans saint François de Sales lui‑même. Il a à combattre une grande vitalité de caractère, une humeur joviale aussi, dont il aurait pu se servir facilement contre son prochain. Les actes qu'il a dû faire étaient‑ils nombreux? Ils étaient incessants. Etaient‑ils généreux? Saint François de Sales jeûnant peu sans doute, mais ne prenant jamais un repas sans y mettre la mortification, ne prenant jamais entièrement ses aises, ayant chez lui, quand il était seul comme quand il y avait du monde, une posture modeste, grave, plutôt gênante à la nature, vous croyez que cela est peu de chose? Quelle est la voie la plus mortifiée, celle des Trappistes, celle des Capucins? Je crois que c'est celle de saint François de Sales.

Nous avons donc un combat de chaque instant à soutenir. Et maintenant écoutez bien ceci. Ecoutez surtout ceci. Les Oblats, à mon avis, ont et auront volontiers plus de tentations que les autres religieux. “Mon fils, si tu entends servir le Seigneur, prépare-toi à l’épreuve” (Si 2:1). Pourquoi cela? Parce que la tentation est d’autant plus forte qu’on veut s'approcher davantage de Dieu. C'est d'abord la tentation contre la vocation religieuse. Elle est plus habituelle et plus forte que toute autre, on est environné d'angoisses, de ténèbres. Ce n'est pas comme dans un naufrage où l'on peut saisir encore une planche de salut. Dans cette tentation, la planche manque. La tentation n'a pas de fond, comme la mer.

Et pourquoi donc cela? Parce que Dieu nous appelle à une vertu plus grande, à une intimité plus grande avec lui, à une pureté plus grande. Il faut donc s'attendre à cette tentation contre la vocation. Elle frappe à toutes les portes; elle cherche à ébranler toutes les volontés, à obscurcir toutes les intelligences. Pourquoi encore cette tentation contre la vocation? Parce que le point où nous devons arriver, le degré d'union et d'intimité avec le Sauveur, où nous visons, demande que Dieu nous fasse passer par cette porte étroite par laquelle il nous appelle à lui. Quand un de nos confrères est tenté de cette façon, est découragé, il faut toujours avoir pitié de lui. Il faut lui témoigner une grande affection, il faut beaucoup prier pour lui, parce que sa situation est douloureuse. Il ne peut se rattacher à rien pour se sauver. Le découragement envahit et obscurcit tout. Voilà donc la plus grande tentation. Elle arrive à tous, qui plus, qui moins.

Que faire alors? “Au secours, Seigneur, nous périssons” (Mt 8:25). “Seigneur, où étiez-vous?” — “J'étais là, soutenant ta volonté; j'étais là dans ton cœur”. Si nous aimons bien notre vocation, nous nous tiendrons prêts; et quand même la tempête sera forte, nous n'abandonnerons pas la petite nacelle où nous naviguons avec le Sauveur. Il dort: crions bien fort pour l'éveiller. “Si nous aimons bien notre vocation”: ce sentiment n'est accordé qu'à la pratique fidèle de la Règle. Si vous avez été fidèles, Dieu vous sera fidèle lui aussi; et il vous sera d'autant plus fidèle que vous aurez été vous‑mêmes plus généreux dans votre fidélité.

Donc, tout d'abord tentations contre notre vocation, mais aussi tentations contre la foi religieuse, contre la foi aux vérités primordiales, tentations contre lesquelles il faut réagir vaillamment, car c'est l'ivraie qui menace d'étouffer le bon grain. Ces tentations contre la foi sont d'une nature particulière. La bonne Mère disait que ce sont des maladies que le démon fait germer dans le cerveau. Et la preuve, c'est qu'elles influent souvent sur la santé de notre corps. Il y a ensuite les tentations de sensualité, la tentation de la chair, tentation plus vive d'impressions et d'images que les autres, tentation qui s'irradie et envahit tout, les sens, le corps et l'âme, la volonté, l'imagination, le cœur, toutes nos puissances. On est comme au milieu d'une vapeur de soufre, qui illusionne nos regards et nous fait perdre notre chemin. Tentation d'autant plus violente que nous avons pris l'engagement de rester plus chastes et purs, et que nous voulons arriver à une union plus intime avec le Sauveur. Le démon, redoutant notre esprit, nous environne d'épreuves et de difficultés. Car enfin, mes amis, tout ce qui nous est arrivé jusqu'à présent dans nos œuvres n'est pas dans l'ordre naturel des choses.

On dit que le démon causa beaucoup d'ennuis à saint François de Sales quand il composa son Traité de l'Amour de Dieu. Moi, jamais je n'aurais cru à de pareilles tracasseries. Cependant, puisque nous sommes en famille, je puis bien vous dire ça. Voici ce qui m'est arrivé, lorsqu'on m'a mis à la porte de la Visitation de Troyes. Au moment où, après avoir confessé, j'allais sortir de la chapelle, j'entendis un bruit inqualifiable, strident, vraiment infernal, partant du milieu de l'autel, et se dirigeant du côté de la grille, puis un rire satanique. Non seulement les sœurs tourières entendirent ce bruit, mais elles se sentirent comme soulevées de terre. Ce n'était pas l'effet de mon imagination, car à ce moment‑là je ne pensais à rien qui pût exciter mon imagination. On interprétera cela comme on voudra, mais cela s'applique bien à ce que je vous dis ce soir. Le diable fait des efforts incomparables pour détruire le bien que nous pouvons faire par la doctrine de la bonne Mère. Alors il ne faut pas nous étonner que tous ceux qui travaillent en ce sens ressentent les tentations les plus violentes. Notre vie, là aussi, est vraiment un combat.

Cependant quand ces tentations viennent, il ne faut pas nous effrayer. Prenez vos armes défensives, combattez si vous pouvez. Si vous ne pouvez pas, fuyez, mettez‑vous à l'abri derrière le rempart. Les tentations réservées aux Oblats sont des plus grandes ... mais alors pourquoi se faire Oblat? mieux vaudrait autre chose. Ecoutez le saint homme Job: “On veut faire de la nuit le jour” (Jb 17:12). Faisons comme lui, demandons que la lumière succède aux ténèbres. Après cela il ajoute: “Sur la terre, l’homme n’y mène-t-il pas la vie d’un mercenaire?” (Jb 7:1b). Il y a le combat, sans doute, mais il y a aussi la récompense: le mercenaire y gagne sa vie. Nous aussi dans ce combat nous gagnerons notre vie. La lutte ayant été plus grande, la récompense aussi sera plus grande. Ne l'oublions pas: le plus petit renoncement, la moindre pensée du Directoire mérite sa récompense. Les anges de Dieu l'inscrivent au livre de vie. Nos luttes les plus acharnées sont pour nous des titres à une récompense sans limite. Cette récompense, c'est la grâce que Dieu nous donnera pour que nous ayons action sur les âmes. Ce que vous dépensez dans ces luttes pénibles vous est rendu en force et en puissance sur les âmes, pour les toucher et les amener à Dieu. C'est par ce travail de toute la journée et de tous les jours que nous acquérons le talent qui doit nous acheter le ciel et le monde. Il y a là un système d'économie où se trouvent réunies les lois qui régissent la question financière. Nous avons là en effet une caisse d’épargne: le sou que nous y mettons n'est pas perdu; il se multiplie au contraire. Et avec l'argent qu'il a produit, vous pourrez acheter ce que vous voudrez. Vous achèterez les âmes et le ciel.

Comprenons bien cette doctrine du combat. Plus nous entrerons dans cette manière de voir, plus nous aurons de grâces. Saint Paul dit: “Pour moi, certes, la Vie c’est le Christ, et mourir représente un gain” (Ph 1:21). Nous pouvons bien dire nous aussi que notre vie est au Sauveur, et que c'est un gain et une richesse immense que de nous mortifier et de mourir à nous-mêmes. Encourageons‑nous bien dans cette doctrine. Voilà une ample matière pour méditer et travailler. Demandons l'intelligence de toutes ces choses à saint François de Sales, à sainte Chantal, à la bonne Mère qui m'a répété tant de fois ce que je vous dis là.