Retraites 1894

      


TROISIÈME INSTRUCTION
La chasteté  -  L'obéissance

Nous parlions hier du vœu de chasteté, et nous disions qu'il y avait deux points à considérer:  la chasteté négative et la chasteté positive. Ce qu'il ne faut pas faire, et ce qu'il faut faire.
Ordinairement quand on parle de la chasteté, on ne s'occupe que du premier point de vue. Tous les auteurs à peu près, excepté St. François de Sales, n'envisagent que la partie négative. Mais, dit notre bienheureux Père, non seulement il ne faut pas s'attacher aux plaisirs mauvais, aux choses et aux affections terrestres, mais il faut attacher positivement notre cœur à Dieu, à Notre-Seigneur, à sa sainte humanité. Il ne faut pas oublier et laisser là notre cœur. Nous nous occupons beaucoup d'études, de théologie, de philosophie, de lettres ou de sciences : tout cela fait travailler notre intelligence. Si nous ne nous en tenons, en tout cela, qu'à notre devoir strict et rigoureux, le cœur n'aura pas de place. C'est pourquoi les théologiens, en général, oublient la partie positive, la partie affective du vœu de chasteté. C'est une grande lacune et c'est une grande inexactitude. L'homme n'est pourtant pas de bois ! et comme disait le saint homme Job, ma chair n'est pas d'airain, et mes os ne sont pas de fer !

Nous suivrons donc un autre chemin. Au travail de notre intelligence, de notre volonté, nous ajouterons encore quelque chose, l'amour de notre cœur, l'affection, le sentiment. On déprécie trop en général le sentiment. Il semble que ce soit l'affaire des femmes plutôt que celle des hommes. Mais regardez les saints. Qu'est‑ce qui domine en St François de Sales, n'est‑ce pas l'affection pour Dieu ? St Alphonse de Liguori était un grand théologien : mais s'il est remarquable par sa doctrine, il ne l'est pas moins par sa piété, par les sentiments affectueux avec lesquels il allait au Saint Sacrement, à la Sainte Vierge. St  Vincent de Paul, quelle est la note qui domine chez lui ? N'est‑ce pas l'amour tendre et affectif pour Dieu, tout aussi bien que les œuvres d'apostolat et de miséricorde ? Voyez St Paul, voyez tous les apôtres, St. Pierre, St Jean : quels élans enflammés d'amour pour Notre-Seigneur ! L'homme est composé d'un corps et d'une âme, d'un esprit  et d'un cœur : il faut tout donner à Dieu. Qu'est‑ce que le bon Dieu du reste regarde de préférence ? Deus autem intuetur cor. C'est lui qui a créé notre intelligence ; mais pourvu qu'elle n'abuse pas des lumières qu'il lui donne, ce n'est pas elle qui attire surtout son attention : Deus autem intuetur cor : c'est au cœur surtout qu'il prend garde.

Il est bon, mes amis, il est nécessaire même que l'Oblat de St François de Sales entre dans cette gymnastique‑là ; qu'il prépare son cœur pour en faire un foyer ardent d'amour de Dieu ; qu'il profite de tout ce qu'il a à faire, de toutes les circonstances qui se rencontrent, pour nourrir et agrandir sa piété. Dans l'oraison, à la sainte messe, dans les tentations, dans les peines, dans les difficultés, dans les faiblesses et les infirmités de son âme, qu'il aille se prosterner aux pieds du Sauveur, qu'il aille se réchauffer auprès de lui, et ne reste pas, comme disait David, semblable au passereau solitaire sur le toit. Qu'il mette un peu d'amour de Dieu dans chacun de ses actes, dans chacune de ses pensées.

Encore une fois ne cherchez pas seulement les actes, l'exercice de la pensée, de l'intelligence : Deus caritas est. Il nous a faits à son image ; il nous a faits pour la charité, il nous a faits pour l'aimer.

Voyez tous les saints prêtres, tous les saints religieux,  la note dominante de leur vie, c'est l'amour de Dieu. Le curé d'Ars, pourquoi était-il si saint ? Parce qu'il aimait bien le bon Dieu. Nous oublions trop cette partie de la vie chrétienne et de nos obligations ; nous ne cultivons pas assez notre cœur. Il semble que le sentiment soit quelque chose de surérogation, mais qui ne fait pas partie de nos devoirs réels, de nos obligations.

Et c'est là précisément la partie positive de notre vœu de chasteté. Il nous oblige à cultiver notre cœur, à réchauffer, à ranimer nos sentiments, et à donner à Dieu l'ardeur et l'affection de nos cœurs.

Je me rappelle qu'au séminaire, la première année où j'étais professeur, je reçus la visite d'un prêtre qui était un grand original. Il s'appelait M. Frère. Il était Belge, et d'une famille très célèbre dans ce pays‑là : plusieurs de ses parents ont occupé de hautes places dans le gouvernement. Ce prêtre nous disait qu'il avait reçu une mission de Dieu toute spéciale. Il arrive dans ma chambre : - “Etes‑vous catholique ? ‑ Mais certainement ! ‑ Priez‑vous le S. Esprit ? ‑ Mais oui ! ‑ Vous dites 5 ou 6 fois le jour : Veni, Sancte Spiritus. Mais croyez‑vous bien et pratiquement au Saint- Esprit. Je suis convaincu que bien des chrétiens seront étrangement surpris quand au jour du Jugement ils verront la Trinité Sainte, le Père, le Fils et le Saint-Esprit : Ils avaient oublié jusque‑là le Saint-Esprit ; ils n'avaient rien fait pour lui ! ...” Et M. Frère développait très éloquemment cette idée, cette thèse qu'il prêcha à tout le séminaire, qu'il faut remettre le Saint-  Esprit à sa place. Le Père, c'est la création ; le Fils, c'est la réparation ; mais le Saint-Esprit, c'est la sanctification, c'est la vie de la grâce, c'est 1'âme et la vie de l'Eglise et du peuple chrétien. On n'aime pas le bon Dieu parce qu'on n'a pas la charité, parce qu'on n'a pas le Saint-Esprit. Pensons comme M. Frère, et comprenons que St François de Sales avait bien raison quand il faisait deux parts du vœu de chasteté, et quand il donnait à la partie positive la plus grande place, la plus grande importance.

Souvenons‑nous bien que notre vœu de chasteté nous oblige à profiter et à user de tous les moyens de la charité, du saint amour. Aimons en priant, en disant la Sainte Messe, le Bréviaire ; aimons dans nos sacrifices, dans nos assujettissements à l'observance.

Nous avions ici, à Troyes, il y a quelques années, un homme malheureusement mort trop tôt, M. Chapelle, le chef de gare. Ce n'était pas le premier venu en fait d'intelligence : il avait de grandes qualités, on le savait et on l'estimait. Il était très pieux, M. Chapelle, et quand l'occasion se présentait, il ne craignait pas d'aborder bien franchement la grosse question avec les gens de son service : -”Etes‑vous heureux, mon ami ? ‑ Pas trop.- C'est parce que vous n'aimez pas Notre-Seigneur Jésus-Crhist. Essayez de le prier et de lui obéir, et de l'aimer, et vous trouverez le bonheur, l'amour, l'union des cœurs. C'est facile, faites‑en l’expérience ! “

Un autre grand chrétien, M. Harmel, qui promet toujours de venir vous voir, mais qui ne trouve jamais le temps, M. Harmel ne trouve pas autre chose à dire à ses gens, à ses ouvriers et ses ouvrières : - ”Aimez donc le bon Dieu ; songez habituellement à lui ! “ Et il trouve dans cette recommandation qu'il sait  faire pressante et de tous les moments, cette intensité de force étonnante, ce feu sacré qui lui font produire un si grand bien partout où il passe.

Notre vœu de chasteté doit donc nous déterminer à marcher dans cette voie du don de notre cœur, de notre sentiment, de nos affections intimes à Dieu, à  Notre-Seigneur.  C'est là la partie positive de notre vœu. Sachons trouver le bon Dieu où il est, dans notre oraison, dans la sainte communion, dans la visite au Saint-Sacrement, dans les moments difficiles et pénibles, quand nous sentons la croix peser lourdement sur nos épaules, quand l'amertume est descendue dans notre âme. Le vrai amour consiste alors à dire : je fais la volonté de Dieu ; je m'attache et m'affectionne à cette volonté.

Quels sont ceux des apôtres qui ont eu le plus de partaux grâces de Notre-Seigneur ; ceux qu’il aimait à tenir le plus près de lui ? Pierre, Jacques et Jean. Or voyez ce qu'il disait à Pierre : “Pierre m'aimez‑vous ? “ Pierre, c'était la foi vive et ardente : il fallait qu'il fut encore l'amour. Et par trois fois Jésus lui pose cette question, afin de faire jaillir de son cœur ce cri d'amour : - “ Seigneur, vous savez bien que je vous aime !” - Jean était l'Apôtre bien‑aimé ; Jacques participait aux sentiments affectueux de Jean. Et ce sont ces trois Apôtres qu'il emmène avec lui, qu'il retient auprès de lui, dans son intimité à Capharnaum, qui le suivent au Thabor, à la grotte des Oliviers ; c'est avec eux qu'il est le plus souvent, avec eux qui l'aiment davantage.

Demandez à la Bonne Mère la grâce d'aimer Notre-Seigneur  comme elle 1'aimait elle-même. Son âme tout entière était consumée de là flamme de 1'amour de Dieu : dans ses communions, dans ses épreuves, dans ses souffrances, dans ses tentations, elle laissait libre cours à son cœur pour aimer Notre-Seigneur.  C'est ce qui l'a faite si grande auprès de Dieu, son amour- Voilà, mes amis, la perfection du vœu de chasteté ; voilà à quoi nous devons viser.

Je dis encore un mot sur le vœu d'obéissance.

L'obéissance, mes amis, nous avons bien des choses à apprendre là‑dessus ! Ce n'est pourtant pas bien difficile de comprendre ce qu'il faudrait faire.

Voyez l'armée, les soldats. C est là l'école de l'obéissance la plus absolue. Le soldat est astreint à l'obéissance pour tout ; ses souliers, son fourniment, les boutons de ses vêtements ; il ne peut manquer en quoi que ce soit à la consigne qui est donnée, même pour les plus petites choses. A chaque instant il faut passer des revues ; à tous moments il faut subir les exigences les plus détaillées et avec l'obéissance la plus passive, la plus absolue. Pourquoi ne nous mettrions-nous pas souvent devant les yeux ce modèle‑là ? Le bon soldat se façonne bien vite à l'obéissance ; cela ne lui est pas trop désagréable ; il en prend vite son parti ; il s'y attache. Il n'est pas rare de voir de bons sous‑officiers aimer leur métier, et se façonner complètement à cette vie qui leur devient une seconde nature. Nous n'en sommes pas encore arrives tout à fait à ce point‑là, en ce qui concerne l'obéissance religieuse. Nous avons de la peine à nous façonner à cette consigne. On en prend et on en laisse. On accepte ce qui plaît, et on rejette ce qui déplaît. Le bon soldat, mes amis, n'agit pas ainsi. Voilà le grand mot de la vie religieuse : nous sommes soldats ; le régime militaire est tout à fait le nôtre. Il faut que nous apportions nous aussi une obéissance complète et entière, j'ajoute affectionnée. Là seulement est le vrai bonheur, la vraie satisfaction de l'âme. Là nous trouverons la sauvegarde de notre vie, nous serons là tout à fait chez nous Mes amis, cela nous manque considérablement.

Ce qui nous manque d'abord, c'est que nous ne comprenons pas que nous devons obéir. Que le militaire comprenne ou qu'il ne comprenne pas, peu importe. Il sait que la salle de police l'attend s'il n'obéit pas, et il obéit sans hésiter. Nous n'avons pas de salle de police, nous , nous n'avons pas de punition ; et il semble qu'un délit à l'obéissance ne soit rien puisqu'il n'y a pas de sanction extérieure immédiate. Je me suis posé déjà bien des fois cette question : s'il ne serait pas urgent d'avoir un genre de vie plus sévère, une organisation plus compacte, d'être plus exigeant pour la formation des sujets. Cela resserrerait davantage les nerfs de la discipline ; cela rendrait plus homogène et compacte notre vie de communauté. Mais, mes amis, si chacun fait bien son Directoire, en vrai religieux, s'il s'imprègne bien de son esprit, certaines rigueurs extérieures ne seront pas nécessaires. Je fais appel à vos sentiments pour juger et prononcer dans cette question‑là. Mais, de grâce, prenons bien l'esprit du Directoire, l'esprit de l'obéissance. Je vois que nous dépérissons de ce côté‑là. On est séminariste, on est un peu curé de campagne ou vicaire de ville, un peu homme du monde. ‑ “Oh je ne fais pas de grandes fautes ! il n'y a rien de trop extraordinaire ....” Mais le lien de l'obéissance, la loi, la règle, on ne les comprend pas; on ne se laisse pas enserrer, on échappe, et l'on est plus religieux.

Mes amis, il faudra que chacun de nous fasse sérieusement sa méditation sur le vœu d'obéissance. Je le répète, c'est le treizième commandement de Dieu pour nous. Ce vœu d'obéissance n'oblige pas toujours sub gravi mais toutes les fois que nous l'enfreignons d'une façon considérable, c'est un péché grave, tous les théologiens vous le diront. ‑ Je ne pèche pas d'une façon grave ! ‑ oui, mais l'état habituel du péché véniel amène bientôt le péché mortel. Cette non obéissance habituelle dans de petites choses amènera des infractions graves contre l'obéissance.

Nous ne sommes donc pas assez religieux de ce côté‑là. Faisons nos méditations là‑dessus. Demandons au bon Dieu de bien comprendre ce que c'est que l'obéissance. Dans tout Ordre religieux, le vœu d'obéissance est considéré comme le premier et le plus obligatoire. Voyez ce qui se dit chez les Jésuites : perinde ac cadaver : voilà le modèle, le dernier mot de l'obéissance pour eux. St François de Sales sans doute ne veut pas que nous soyons des cadavres ; il veut que nous soyons très vivants, que notre cœur batte fortement pour Dieu, et que nous lui obéissions de cette obéissance voulue et aimée qui agrandit notre âme, car elle la prend tout entière pour l'unir à la Volonté de Dieu, et cela de toute l'étendue de notre capacité, de notre volonté.

Que l'obéissance soit difficile, c'est évident. C'est le sacrifice de notre liberté, de cette liberté que Dieu lui‑même a voulu respecter, L'homme est plus. atteint par le vœu d'obéissance que par tout autre vœu, tout autre lien. L'obéissance touche à l'essence même de notre être, à nos droits personnels. Mais est‑ce que Dieu ne nous aide pas à lui faire un pareil sacrifice ?

Il sera donc bien bon que nous nous mettions de toute notre cœur à l'obéissance. Là où on le pourra, dans chaque maison où il sera possible de s'organiser à cet effet, il faudra que l'obédience se donne à une heure déterminée. Quand on le pourra, on la donnera après le dîner et après le souper, comme cela se fait dans tous les Ordres religieux. C'est à ce moment‑là qu'on demandera ses permissions. Qu'on établisse bien exactement cette coutume dans toutes les maisons. Si l'obédience ne peut pas se donner après les repas, qu'on cherche un autre moment, et qu'elle se donne bien régulièrement deux fois par jour. Qu'on ne sorte jamais en ville sans avoir demandé permission à l'obédience. Qu'on demande bien toutes ses permissions à ce moment‑là, si on a besoin d'être dispensé de quelques heures de travail, de quelque exercice de piété ; si l'on a quelque objet nécessaire à se procurer. Faites bien exactement cela, afin de vous façonner à l'obéissance. Et en outre, que chacun de vous prenne bien la résolution d'accomplir son vœu d'obéissance entièrement, exactement ; soyons soumis aux ordres que nous donnent nos Supérieurs. Nos Supérieurs seraient bien heureux s'ils n’avaient rien à nous commander. Ce n'est pas si agréable de commander ! S'ils le font, c'est par devoir, par nécessité d'état : facilitons leur cette tâche. Nous reviendrons encore sur ce sujet.

Ce qui doit nous engager, mes amis, à étudier bien sérieusement cette question de nos vœux, c'est notre salut éternel. Qu'on y prenne garde. La vocation religieuse est une situation toute particulière. Vous entrez en religion ; vous êtes postulant novice, vous faites vos vœux et votre vocation. Croyez‑vous en tirer comme cela ? Ferez votre salut ? Si vous êtes infidèles à l'appel de Dieu, vous sauverez‑vous ? Dieu me garde de vous damner, mais je vous dis que votre salut sera difficile, que vous ne sauverez que par aquam et ignem. Et ce sera un témoignage de la grande miséricorde de Dieu sur vous si vous êtes condamnés à mener un train de vie de souffrances et d'opprobres ; si vous êtes saturés d'humiliations, d'amertumes. Voilà le seul chemin par lequel vous irez en paradis ... Vous pourrez bien tomber aussi ; et si le jour où vous êtes tombés est précisément le jour où Dieu vient vous chercher, où irez-vous ? Deus non irridetur. Rien ne blesse plus Dieu au cœur que de manquer sa vocation. C'est presque le péché  contre le Saint-Esprit. Sans doute ce péché‑là n'est pas irrémissible ; mais il ne sera remis qu'après avoir été taxé à un degré bien élevé d'épreuves et d'expiation. Ce qu'il y a de bien affligeant pour la Sainte Eglise, c'est de  voir précisément l'indifférence des âmes pour leur vocation, le défaut de correspondance qu'elles affectent pour les sollicitations de la grâce de Dieu. C'est ce qui blesse le plus le cœur de Notre-Seigneur, cela. Voyez le jeune homme de l'Evangile, s'est-il sauvé ? Personne ne le sait. Comment s'en alla‑t‑il ? Tristis. Il n'a pas écouté Notre-Seigneur, et il s'en va triste. Voilà le dernier mot de l'Evangile sur lui. Toute sa vie est qualifiée par ce seul mot triste. Voilà la vie de l'âme qui a été infidèle à l'appel de Dieu  ; heureuse encore qu'elle puisse ainsi expier, et qu'elle ne tombe pas dans le désespoir et la réprobation !

Je reçois à l'instant une lettre du P.de la Charie qui me dit que Soeur Marie‑Donat est au plus mal. Il vient d'entrer à la Visitation pour l'administrer. Il lui a donné l'Indulgence plénière. Il lui a dit que nous étions en retraite, et qu'il allait m'écrire pour la recommander aux prières de toute la communauté. Elle en a paru très heureuse, et elle a demandé de nos Pères un souvenir auprès du bon Dieu, en mémoire de ce qu'elle a été et sera toujours pour les Oblats de St François de Sales.