Retraites 1894

      


QUATRIÈME INSTRUCTION
L'obéissance

Ce matin, je vous disais qu'il nous serait peut‑être bon d'avoir une règle plus austère, afin de bien établir nos commencements, de les rendre plus solides et plus apparents. Je disais cela ce matin ;  et ce soir, après avoir bien réfléchi, je ne le dis plus. Si nous comprenons bien, en effet, le vœu d'obéissance ; si nous nous rendons bien compte qu'il oblige semper et pro semper ; que c'est pour nous le treizième commandement de Dieu ; si nous comprenons bien cela, nous aurons assurément de quoi nous lier, et avec des liens assez resserrés pour être de bons et saints religieux. Avec l'obéissance, ne mènerons-nous pas une vie très mortifié ? Notre vie de chaque jour, à tous, n'est-elle pas une vie de sacrifices continuels ? Pour la plupart vous êtes employés à l'éducation, à l'instruction de la jeunesse : rien n'est plus rude et difficile que ce genre de travail. Il est vingt fois plus facile d'être menuisier, fondeur, mécanicien, que de faire bien ce que vous faites. Votre travail est le plus fatiguant, le plus énervant, Il faut beaucoup de forces physiques, et encore plus d'énergie morale pour s'en bien acquitter.  Aucun autre emploi n'en demande autant. Si parfois j'ai paru un peu large, un peu indulgent avec quelques‑uns d'entre vous ; si je n'ai pas fait assez attention à certaines permissions que je donnais, et dont on pouvait abuser, il ne faut pas trop me le reprocher ; je sais ce que vous avez à endurer, à souffrir. Dans d'autres Instituts qui ne sont pas voués aussi généralement à l'instruction, on peut avoir parfois un peu de bon temps, de détente, de repos. Les emplois sont plus variés ; chez nous, c'est tous les jours la même chose, jamais de relâche. C'est donc un genre de vie extrêmement pénible, je le reconnais. Il y a là tout un trésor de vie mortifiée bien autrement méritoire que les austérités que le bon P. Capucin voulait introduire dans notre règle.

Maintenant que nous sommes en Retraite, profitons bien de l'âpreté de la Retraite, des sécheresses de la Retraite ; profitons bien de tout ce que nous avons à donner et à offrir au bon Dieu;  ne laissons rien perdre de tous ces trésors, de toutes ces perles précieuses. Maintenant que nous nous trouvons seuls avec nous‑mêmes, reposons‑nous de ce repos dont parle Notre-Seigneur  : Venite, requiescite pusillum. Faites un retour sur vous‑mêmes, sur votre enfance et votre jeunesse, sur votre préparation sacerdotale et religieuse, sur votre vie depuis que vous êtes entrés dans la Congrégation. Vous avez souffert ; mais aussi vous avez fait souffrir Notre-Seigneur.  Voyez toutes ces choses en détail, l'une après l'autre ; et reposez votre âme auprès de Notre-Seigneur, doucement, dans la contrition, dans la confiance. Ce sera une espèce de liniment, de baume que vous étendrez sur tout ce qui a pu vous blesser, vous faire souffrir. Voilà quel sera le profit de vos journées de solitude.

Je ne vous recommande pas le recueillement et le silence ; je serais bien humilié si j'avais besoin de vous faire pareille recommandation ;  si un seul d'entre vous ne comprenait pas la nécessité de ce sérieux de la Retraite. A celui‑là je lui dirais de laisser là sa Retraite. Qu'il me demande permission d'aller se promener par la ville, et je la lui donnerais ! Il pourra là causer tout à son aise.

Vous vous entretiendrez donc dans la paix, tranquilles, sous le regard de Dieu : Venite et requiescite. Reposez‑vous dans la pensée de l'amour que le bon Dieu a pour vous. Oubliez vos fautes, vos ingratitudes,  puisqu'il veut bien les oublier lui‑même. Remettez‑vous bien en équilibre.   Revenons à notre vœu d'obéissance. Ce qu'il faut bien comprendre surtout à ce sujet‑là. c'est qu'il saisit toute notre vie.

A qui devons‑nous obéissance d'abord ? Nous devons obéissance au Pape, au Supérieur Général, aux Supérieurs locaux, disent les Constitutions, à tous ceux qui nous commandent en suite d'un mandat que l'obéissance leur a confié. Nous devons obéissance à nos Constitutions tout entières ; et spécialement au Chapitre des Constitutions qui concerne l'obéissance. L'ensemble et le détail de notre vie tombent sous cette nécessite de l'obéissance ; le lever, l'oraison, la messe, la récréation, les repas, le travail, le coucher. Voilà notre vœu d'obéissance.

Et notre vœu d'obéissance impose une obligation stricte. Il ne faut pas nous regarder comme des séminaristes qui observent vaille que vaille leur règlement. Notre obligation, à nous, est toute autre ; et cette obligation pèse sur tous les points de notre vie religieuse, sans exception. Notre vie religieuse  ne se compose absolument que d'actes d'obéissance. Tout ce qui n'est pas fait sous cette impulsion de l'obéissance n'est pas digne de nous. Nous ne pouvons même nous exempter légitimement d'une obéissance qu'en vertu d'une permission, qui n'est autre chose qu'une nouvelle obéissance s'imposant à nous et se substituant à la première.

J'espère qu'à partir de cette Retraite, nos différentes maisons n'ayant à peu près plus d'auxiliaires, et pouvant dès lors mener plus facilement la vie commune, vont commencer à se mettre à une vie plus sérieuse d'obéissance. Nous nous conformerons à ce que disent les Constitutions. Quand ce matin je vous disais que nous ne pouvions pas encore peut‑être être complètement religieux, je me trompais. Toute la vie religieuse, dans toute sa perfection, est renfermée dans nos Constitutions. Nous allons nous mettre dès maintenant à observer parfaitement nos Constitutions, et nous serons ainsi parfaitement et pour tout de bon religieux. C'est pour nous une obligation capitale, et que nous ne pouvions différer plus longtemps. Nous n'aurons plus dorénavant les empêchements que nous avons eus jusqu'à, cette année. Il faudra qu'à Saint Bernard, il faudra que dans tous nos collèges et toutes nos maisons, la règle soit observée, de la même manière, avec la même sollicitude et la même fidélité, et d'une manière vraiment religieuse. Après vingt ans d'existence, vingt ans de préparation pénible, nous allons commencer à être vraiment religieux. Que tout le monde s'y mette aussitôt après cette Retraite!

Tous nous avons à y apporter tout notre cœur, et à commencer vraiment. Les Supérieurs de chaque maison sont obligés, dorénavant, de faire pratiquer la règle entièrement, non seulement dans les grandes lignes, mais encore dans les plus petits détails.

Entrons dans quelques‑uns de ces détails, et voyons jusqu'où doit aller notre obéissance.

On n'entrera pas dans les cellules les uns des autres, la règle le défend. - Mais pourquoi ? J'ai besoin d'un livre. Qu'y a‑t‑il à craindre ? Je ne veux pas faire de mauvais esprit ? - Non ;  mais les Constitutions recommandent de ne pas le faire, et nous allons nous mettre à observer bien fidèlement les Constitutions. Le grand besoin de toutes nos communautés, c'est de se bien mettre à la règle écrite. L'obéissance personnelle, l'obéissance aux Supérieurs est bien observée. Grâce à Dieu je n'ai jamais trouvé de résistance dans aucun religieux. Ce qu'on ne trouve pas autant chez nous, c'est l'obéissance aveugle et fidèle à ce qui est écrit, à ce qui est marqué, comme on dit à la Visitation. Encore une fois, ‑ je répète toujours les mêmes choses, ‑ c'est comme à la fin des strophes des chansons, des complaintes populaires, ce sont toujours les mêmes vers qui reviennent, afin qu'ils restent mieux graves dans la mémoire ;  ‑ moi je répéterai sans cesse, afin que tout le monde s'en pénètre bien, que toute notre vie religieuse est renfermée dans notre vœu d'obéissance ; que c'est une faute grave, un grave désordre que de désobéir ordinairement à la règle. On manque à un détail de la règle, sans doute ce n'est pas un péché mortel, pas plus qu'une médisance légère, qu'un petit mensonge ne sont des péchés mortels. Mais si, commençant par de petites désobéissances, vous vous laissez aller peu à  peu à en commettre ; si vous secouez ce joug de 1'obéissance, quel est l'état de votre conscience ? Vous avez promis d'obéir, et vous n'obéissez pas. Voilà une charge que vous vous êtes engagés à prendre sur vos épaules, et cela sous peine de péché grave, et vous ne la prenez pas, vous la rejetez à terre, vous n'en gardez qu'une minime partie ? Vous êtes en péché mortel  : tous les théologiens vous le diront.

Voilà donc, mes amis, ce que c'est que le vœu d'obéissance : comment il faut le comprendre ; avec quel sérieux il faut le juger. Jugeons‑le ainsi dorénavant., sans regarder si c'est bien de la même façon qu'on l'envisage ailleurs. Au séminaire, celui qui manque souvent et volontiers à la règle fait mal sans doute ; mais encore il peut être bon ; il peut n'être pas en état de damnation. Un mauvais séminariste pourra devenir un prêtre passable, un bon prêtre même : j'en ai connu. Mais un religieux, un novice qui n'observe pas sa règle est bien au‑dessous d'un mauvais séminariste, bien au‑dessous d'un homme du monde qui ferait les mêmes choses que fait ce religieux.

Nous ferons donc bien de réfléchir pendant cette Retraite sur ce que l'obéissance nous demande ; l'obéissance qui s'étend à tous les actes de notre vie tout entière ; l'obéissance qui est l'atmosphère dans laquelle doit se consumer toute notre vie. Tout est renfermé, tout est circonscrit, tout est enchaîné et vivifié par l'obéissance. Celui qui, pendant cette Retraite, comprendra bien ces choses, les fera ; et il vivra et il sera bienheureux ! Vir obediens loquetur victorias. C'est là la vie vraiment victorieuse, qui est une succession continue de triomphes.

Les Constitutions, comme je vous disais tout à l'heure, veulent qu'on obéisse à chaque Supérieur. Elles veulent que nous prenions à cœur de rendre à chaque Supérieur le respect, l'affection que des enfants bien nés apportent à leur frère aîné, à celui qui remplace le père, tout aussi bien qu'au père lui‑même, et aux autres membres qui sont à la tête de la famille. On s'y mettra de tout son cœur, on obéira aussi très fidèlement à toutes les défenses et prescriptions particulières des Constitutions. Je ne puis entrer dans le détail de toutes. Je répète tout spécialement qu'on n'entrera pas dans les cellules les uns des autres sans permission. Qu’on s’y tienne absolument ! -  Voilà deux confesseurs, ou deux professeurs qui ont besoin d'en entretien particulier : qu'ils fassent la règle, qu'ils demandent la permission à l'obédience qui se donne après le dîner ou après le souper. Qu'on agisse ainsi chaque fois qu'on aura besoin de permission.

Quand on aura besoin de permissions générales, - ce sont des notes qu'il faut déterminer  ensemble, c'est  autre chose.... - qu'on demande une permission générale .; mais en observant bien qu'il faut faire comme à la Visitation, et faire renouveler sa permission de temps à autre, au bout. d'un mois par exemple. Ecrivez cela, pour ne pas l'oublier, et observez‑le bien à l'avenir.

Les Constitutions  défendent d'écrire sans la permission du Supérieur. N'écrivez donc qu'en suite de cette permission. C'est le Supérieur qui est le juge de l'opportunité de telle ou telle correspondance plus ou moins suivie.  Toutes nos lettres, comme disent encore les Constitutions, doivent  être  remises au supérieur, qui a le droit de les ouvrir et de les lire. - Qu'on se conforme bien à cet usage que quand on apporte une lettre, elle soit remise au Supérieur qui lève le cachet, qui la lit s'il le croit nécessaire ou utile, et la remet ensuite à celui à qui elle est adressée. Que les lettres soient donc remises décachetées. C'est à la discrétion du Supérieur à voir s'il doit oui ou non jeter un coup d'œil sur la lettre. Cette prescription des Constitutions est bien judicieuse, et sa non observance peut avoir des conséquences énormes, qui restent sous la responsabilité des Supérieurs. Je reçus hier une lettre de l'Archevêché de Paris, ou l'on me demande comment il se fait qu'un Oblat ait écrit directement à l'Archevêché de son autorité privée, pour demander des lettres testimoniales. Si cet Oblat, qui habite certain collège, avait bien fait sa règle, se serait‑il avisé d'aller à brûle‑pourpoint demander à l'Archevêché de Paris, qui ne le connaît en aucune sorte, et ignore complètement son existence, des lettres testimoniales, qui lui auraient été données tout de suite sur le témoignage de ses Supérieurs ? - Voilà des petites et des grosses choses qui rendent l'administration d'une Congrégation extrêmement douloureuse. Que pense-t-on de nous et quelle idée peut‑on bien en avoir ? - Ce sont, doit‑on dire évidemment, des gens qui vont à l'étourdie, comme des corneilles abattant des noix ! On ne surveille pas les jeunes gens dans ces maisons‑là!            

Il vient de se passer à Paris un fait extrêmement grave, et qui a eu un certain retentissement. Le directeur d'une Œuvre très importante, et qui est religieux, s'avise d’écrire une lettre politique au directeur d'un journal célèbre qui la publie à grand fracas. Cela lui a valu l'interdiction de l'Archevêque de Paris, et le remplacement dans son emploi de la part de son Supérieur. Voilà une tâche qui restera toujours sur ce religieux, qui est pourtant un bon et digne prêtre, un homme d'intelligence, de zèle, et qui fait du bien à la jeunesse. Quelle idée et quel besoin avait‑il d'écrire une pareille lettre à ces gens‑là ! S'il avait remis sa lettre auparavant à son Supérieur, pareil scandale se serait‑il produit ?

Toutes les fois que vous avez à écrire une lettre en dehors de la juridiction bien spéciale et bien déterminée qui a pu vous être donnée, ou comme économe, ou comme supérieur, ou comme professeur, ou comme directeur de consciences ; en dehors de tout ce qui est de ce ressort bien déterminé, je le répète et bien spécifie, n'écrivez jamais sans permission, ne remettez jamais vos lettres qu'ouvertes à votre Supérieur.
Les Supérieurs seront discrets et délicats, Voilà des lettres de direction qu'un prêtre écrit ou reçoit ; il en a la permission ; on l'a jugé assez sérieux pour le faire ; le Supérieur local aura la discrétion bien évidemment de ne pas les lire ; mais il fera bien néanmoins de lever le cachet avant de les remettre. Voilà des lettres intimes de famille, des confidences, des choses tristes ou pénibles qu'on n'aime pas trop confier à l'un ou à l'autre. Là encore les Supérieurs locaux seront  très discrets et réservés. Ils auront la délicatesse de ne pas lire ce qu'ils sentent pouvoir blesser le cœur de leurs inférieurs. Mais que l'inférieur remette toujours bien ses lettres ouvertes, et qu'il les reçoive toujours décachetées. C'est à lui à dire simplement au Supérieur qu'il aurait peine de voir lire une lettre un peu confidentielle ou délicate ; et c'est au Supérieur à juger en toute discrétion de ce qu'il a à faire. Dans ces lettres intimes, dans les lettres de direction trop répétées, dans les correspondances suivies et fréquentes avec celui‑ci ou avec celle‑là, il se glisse bien souvent de petits serpents, qui deviennent grands un beau jour, comme dit la Sainte Ecriture, et qui dévorent ceux qui les manient. Que toute correspondance soit donc bien sous la surveillance et la responsabilité du Supérieur, qui agira en toute discrétion et délicatesse.

Qu'on soit bien fidèle à toutes les autres prescriptions de l'obéissance recommandées par les Constitutions ; qu'on soit bien fidèle à chacun des articles des Constitutions. Toute notre vie, encore une fois, doit être vivifiée par l'obéissance : le lever, l'oraison, la sainte messe, les différents exercices de la journée, les emplois qui nous sont confiés, les récréations, les repas, tout nous est marqué par la règle, et si nous manquons en quelque chose,  il faut nous en confesser. L'obéissance est la première de nos obligations, et la plus importante.

Je n'entre pas dans d'autres recommandations de détail ce soir. Nous reviendrons peut‑être encore sur quelques‑unes. Vous‑mêmes, pendant la Retraite, passez en revue toutes les obligations de votre vie religieuse ; affermissez et arrêtez‑vous‑y d'une façon bien nette et bien énergique. Que tout le monde s'y mette, n'ayant tous qu'un cœur et une âme. Que le modus vivendi soit le même partout. Quand nous en serons bien arrivés là dans chaque maison, le reste de l'obéissance sera facile à observer.

Je bénis le bon Dieu d'avoir fait arriver cette heure et ce moment où nous pourrons vivre vraiment en communauté, où nous ne serons plus divisés et empêchés par la présence d'étrangers parmi nous. Quelque bonne volonté qu'apportent des auxiliaires, on ne peut jamais leur demander d'entrer complètement dans notre esprit, de suivre complètement notre Règle.

Un dernier mot. Pour vivre de la vie vraiment commune, de la vie d'obéissance, il faut des sujets aptes, bien disposés, bien dociles. Nous n'en avons guère, hélas ! Nous sommes en petit nombre. Demandons au bon Dieu d'envoyer des ouvriers dans sa vigne. C'est pour nous une obligation de conscience. Comment se fait-il qu'un autre curé de campagne dans les localités impies puisse trouver des vocations, et que nous n'en trouvions point, nous, parmi tant de jeunes gens élevés chrétiennement, élevés par nous ? Nous n'aimons donc pas notre état ? nous n'en comprenons donc pas les avantages ? nous ne sommes donc pas heureux dans la vie religieuse ? - Si ! Eh bien ! alors pourquoi ne pas avoir le zèle de faire partager à d'autres ce bonheur et cette vie ? Méditez bien là‑dessus ; que chacune de nos communautés devienne bien vraiment religieuse, et le bon Dieu nous bénira.