Retraites 1890

      


CINQUIÈME INSTRUCTION (Vendredi 22 août)
Soyez constants

Que chacun fasse bien tous ses efforts pour que la fin de la retraite soit entièrement bonne. En général dans une retraite au dernier jour à la dernière heure, on se laisse facilement distraire, parce qu'on éprouve une certaine lassitude. On est comme l'écolier, à la veille des vacances, tenté de secouer un peu trop tôt le joug. Efforcez‑vous de finir la retraite courageusement, avec cœur; et tant que dureront les instants de la retraite, soyez fidèles. Le Seigneur est fidèle lui aussi, il ne se laissera pas vaincre. Il vous donnera bien plus libéralement; vous recevrez bien plus largement les effets des grâces de la retraite. Ce que je vous dis là, mes amis, a une très grande importance. C'est le vase qui contient le parfum. S'il n'est pas clos à temps, ou encore si on l'ouvre avant le temps de s'en servir, tout le parfum s'évapore. Que tout le monde se tienne donc bien sur ses gardes, jusqu'à demain, après la solennité.

Je désire bien que dimanche se passe encore ici à Saint-Bernard afin que nous puissions fraterniser un peu. On n'a pas pu se voir pendant la retraite. Dimanche, jour où le Seigneur répand la joie, tout le monde passera la journée ensemble. Mes bien chers amis, vous allez faire vos vœux perpétuels.* Ce sont là vraiment vos vœux. L'Eglise attend de vous une promesse et un engagement définitifs. Comme au jour de votre sous‑diaconat, vous allez faire le pas irrévocable. Vous n'avez pas à craindre en faisant ce pas. Vous ne mettez pas le pied sur une terre inconnue. Vous savez quel chemin vous allez avoir à parcourir; vous savez quels combats vous aurez à soutenir. Vous savez en un mot ce que le bon Dieu va demander de vous. Sa charité intime, sa grâce a dû déjà bien souvent vous parler au coeur.  Bien des fois vous avez entendu sa voix, pour vous, claire, sans obscurité aucune.

C'est un grand bonheur que les vœux, temporellement parlant, parce que notre volonté est mobile, ambulatoire, jusqu'à ce qu'elle soit fixée par les circonstances ou par un vœu irrévocable. Nos pensées, nos impressions, nos intentions, nos volontés peuvent varier, et cela n'est pas heureux. L'homme le plus heureux est l'homme constant. Il est entré dans une voie où il n'y a pas de détours. Vous vous donnez au bon Dieu. Le bon Dieu par conséquent, en retour, se donne à vous. Dieu vous utilisera désormais comme sa chose. Je dis mal: “Je vous appelle mes amis” (Jn 15:15). Vous allez le prendre comme votre unique partage. C'est un contrat que vous allez signer tout à l'heure, et qui sera éternel. Dans le ciel, cela ne changera pas. La place que vous allez y marquer pour vous, d'après saint Thomas, sera bien belle, bien rapprochée du Sauveur. N'est-il pas dit dans l'Evangile que le pauvre volontaire qui a tout laissé pour suivre Jésus-Christ sera assis à ses côtés, jugeant les douze tribus d'Israël? 

Il y a deux sortes de fidèles sur la terre et deux sortes de bienheureux dans le ciel. Les religieux sont du premier ordre. Et dès maintenant le bon Dieu donne au vrai religieux la sécurité, la paix. Il n'a plus les charges de la vie. Il n'a même plus la charge de soi‑même, ni de sa vie temporelle et matérielle, puisque la communauté l'en délivre. Il est libre dès lors: personne n'est plus libre que lui. Il fait ce qu'il veut, du matin au soir. Le religieux est l'homme — le seul homme ici-bas — qui puisse faire ce qu'il veut du matin jusqu'au soir. Il a donné sa volonté à Dieu, et dès lors, tout ce que Dieu veut et permet, devient sa volonté, à lui religieux, et devient son affection. C'est tout ce qu'il veut, c'est tout ce qu'il aime.

Ce ne sont pas des paroles en l'air que je vous dis là: vous en ferez l'expérience vous‑mêmes. “Donnez le tout pour le tout”, disait la bonne Mère. On reçoit tout quand on ne marchande pas, quand on ne barguigne pas, ainsi que disait saint François de Sales. Habituez‑vous à cela pendant le noviciat, pendant les vœux temporaires, afin qu'aux vœux perpétuels votre âme soit dans un état de stabilité bien assurée. Il y a une chose bien frappante. La vie religieuse, disons‑nous, est un testament, un contrat passé entre Dieu et l'âme du religieux. Les saintes Ecritures, elles aussi, sont les actes d'un testament, d'un contrat passé entre Dieu et sa créature.

Il y a deux testaments, l'Ancien et le Nouveau. Voyez comme dans l'Ancien Testament, il y a unité complète, absolue. Prenez l'Ancien Testament depuis le paradis terrestre, et descendez le cours des âges jusqu'à Jésus-Christ. Voyez le contrat entre Dieu et le peuple juif qui se déroule sans arrêt. Dieu est toujours fidèle. Quand le peuple manque à la parole donnée et viole ce contrat, il est châtié. Le Nouveau Testament succède à l'Ancien qui n'en était que la préparation. Il le couronne. Il se consomme et se signe dans le sang de Jésus-Christ. Et nous trouvons là la même idée, la même unité, le même plan qui se déroule, dans les Evangiles, les Actes des Apôtres, les Epîtres, jusqu'à l'Apocalypse qui est la conclusion, puisqu'il s'ouvre sur le ciel. Rien ne se contredit dans ces deux Testaments, c'est un tout, un ensemble parfait.

Voilà aussi la vie religieuse. C'est un testament fait, signé. Les termes du contrat sont soigneusement arrêtés. Notre-Seigneur sera fidèle dans ses promesses, il faut que nous tenions les nôtres. Il ne se démentira pas. La vie religieuse, elle aussi, est un tout complet: c'est la vie parfaite, sans lacune et sans défaillance; il n'y a qu'à la suivre pas à pas. Le jour où le religieux fait profession, il faut aller sans crainte. Il n'y a rien à redouter, il n'y a rien à désirer en dehors de cela. Tout est complet, tout est assuré. Rien ne prévaudra contre ce testament, ce contrat. Le bon religieux sait cela. Il a au-dedans de lui‑même une certitude, si grande, si complète qu'il n'a nulle inquiétude ni pour son avenir, ni pour son salut. Il est sûr, en effet, du contrat passé avec le bon Dieu; et cette assurance le rend en quelque façon invulnérable pour l'éternité. Mais pourtant s'il lui arrive de faire des fautes? Le bon Dieu qui l'a pris pour lui, se charge de les effacer, de réparer les brèches. Vous allez donc entrer, mes chers amis, dans cette vie de sécurité et de certitude, appuyés complètement sur la parole donnée de Jésus-Christ. Et en cela je n'exagère pas. Voilà le vrai sens, voilà le dernier mot de la vie religieuse; voilà ce qu'on ressent quand on pratique bien sa vie religieuse.

Mais n'oublions pas qu'il faut une condition essentielle à notre volonté: la constance. Soyez constants, c'est le mot que nous prendrons aujourd'hui pour texte et pour devise de cette instruction. “Soyez constants”. Il n'est pas permis en effet de regarder en arrière quand on a mis la main à la charrue. Que devint la femme de Loth, après s'être retournée vers Sodome? Il faut que notre détermination soit telle que nous n'y revenions jamais. Vous verrez tout bon religieux ne jamais regarder du côté du monde avec regret. Au contraire: “Ils marchent de hauteur en hauteur” (Ps 84 [83]:8). Et par vertu, il faut entendre non seulement la pratique de la vertu elle‑même, mais le don que Dieu nous donne, dont il nous enrichit à chaque pas dans le chemin de la fidélité, avec lequel il augmente sans cesse la valeur de notre trésor pour le ciel.

La constance, rien n'est plus recommandé par la sainte Ecriture. Elle nous offre à chaque page de grands exemples de constance. C'est Abraham et sa foi inébranlable dans la constance; ce sont les Patriarches constants dans la foi et l'espérance, les Prophètes constants dans l'attente du Messie et l'obéissance à la loi divine. “Soyez constants”, nous fait dire à la veille de Noël la sainte liturgie, “vous verrez le secours de Dieu”. Elle nous dit encore: “Demain vous allez voir sa gloire sur vous”. Cette constance, à chaque acte de vertu qui se présente à pratiquer, nous apporte le secours de Dieu. Elle est comme l'aurore qui, devançant l'acte lui‑même, avant même que l'acte n'apparaisse au grand jour, fait resplendir la gloire de Dieu en nous et par nous.

Excitez‑vous bien à cette constance. Toutes les fois que vous sentez votre âme faiblir, se décourager, il faut vous rappeler les promesses faites, promesses d'honneur: “Seigneur, je reste à mon poste, moyennant votre grâce”. Demandez la constance dans vos prières. Ce qui rend saint en dernière analyse, remarquez-le bien, c'est la constance. Voyez saint François de Sales, depuis sa petite enfance jusqu'à sa mort. Voyez saint Vincent de Paul. L'Eglise nous dit de lui dans une leçon de son office qu'il était toujours constant avec lui‑même. Il ne faiblissait jamais. La bonne Mère, depuis le temps de Soyhières jusqu'à son dernier soupir, fut un modèle de constance. Tel est, mes chers amis, l'esprit de l'acte, du contrat que vous allez passer avec Dieu. Vous avez lu dans la sainte Ecriture ce qui s'observait quand le Seigneur voulait faire un pacte spécial avec son peuple. Les Patriarches élevaient une pierre en témoignage de l'engagement réciproque: “la pierre commémorative” (Jos 24:27). Noé sort de l'arche. Il érige un autel en témoignage (Gn 8:20). Josué fait entrer le peuple de Dieu dans la terre promise. Le Jourdain sépare ses eaux et leur livre passage. Josué, sur l'ordre de Dieu, fait placer douze énormes pierres du fond du fleuve à l'endroit d'où les eaux s'étaient retirées, puis il en fit placer douze autres tirées elles aussi du lit du fleuve, à l'endroit où ils campèrent ce jour- là même dans la terre promise (Jos 4:1-9). Remarquez bien ces douze pierres au fond des eaux du Jourdain: c'est qu'il faut nécessairement que le pacte avec Dieu soit basé sur l'humilité. Ne dites pas avec suffisance au bon Dieu: “Je vous promets que je vais faire ceci ou cela”. Mais dites‑lui humblement: “Je désire et, moyennant votre grâce, je promets, mais je ne puis pas arriver là sans votre secours”.

Il faut que le religieux soit humble. Cela ne veut pas dire qu'il faut qu'il pense qu'il a moins d'esprit que les autres. Non, mais il suffit qu'il reconnaisse que par lui‑même, par sa volonté propre, il n'est rien et ne peut rien: “une vapeur qui paraît un instant” (Jc 4:15) Comment cette volonté si débile arrivera‑t‑elle à tenir de pareilles promesses? Par l'humilité. En étant bien convaincus que nous‑mêmes nous ne sommes rien et nous ne pouvons rien; en opérant avec crainte et tremblement; en nous défiant de nous-mêmes et priant humblement Dieu de venir à notre aide. Si nous faisons notre oraison, bien humbles, si nous disons notre messe en nous tenant bien petits, en écrasant, comme disait saint Bernard, ce qui reste de nous-mêmes, sous nos pieds, devant Dieu; si nous nous appliquons à bien nous dégager de nous-mêmes dans la direction des âmes, n'étant rien et laissant le bon Dieu être tout; si dans la prédication, dans les instructions que nous donnons aux fidèles, aux enfants, nous nous défions de nous‑mêmes, nous ne comptons pas du tout sur nous‑mêmes, mais uniquement sur Dieu, alors nous serons aidés par le Saint Esprit, par la sainte Vierge notre mère, par nos saints patrons. Si dans la confession, si dans tous les actes du saint ministère, nous essayons de nous pénétrer de l'esprit de saint François de Sales, de faire comme il aurait fait, de dire comme il aurait dit, alors nous ne serons plus seuls et livrés à nous‑mêmes. Nous aurons la grâce stable, la grâce des grâces.

Le grand moyen d'avoir la constance, c'est donc d'être humbles, d'aimer à nous regarder comme rien devant le bon Dieu, et rien aussi devant les hommes, et rien aussi au regard de nous‑mêmes. Si l'on se croit un homme d'esprit, bien capable, si l'on porte le verbe haut, on n'aboutit à rien, car Dieu laisse à lui‑même l'homme suffisant et orgueilleux. L'homme, au contraire, qui a des dehors simples, humbles, modestes, le religieux qui se comporte ainsi, a de la valeur, il comprend son rôle: Dieu est avec lui. Ce fond si beau sur lequel nous appuyons toute notre vie religieuse, cet amour intense du bon Dieu qui nous fait tout faire en son nom, par lui, avec sa main, vaut bien qu'on ait la constance de travailler à l'acquérir: “Soyez constants”. Je le répète: le bon Dieu sera là: “Demain vous verrez la gloire de Dieu”. Il écoutera le commencement de vos désirs; il ne vous laissera même pas achever. Il vous assistera dans tout ce que vous ferez, il vous protègera dans tous les dangers. Mes amis, le bon Dieu a assurément des desseins providentiels sur la Congrégation. Les preuves se multiplient de jour en jour, je dirai presque d'heure en heure. Vous avez l'insigne honneur d'être appelés à faire partie d'une œuvre si privilégiée du bon Dieu.

Vous êtes associés à une milice choisie de Dieu, et pour laquelle Dieu prépare assurément bien des triomphes. Déjà ceux de nos Pères qui vous ont précédés ont eu des combats et des succès. Vous‑mêmes déjà avez travaillé, vous avez lutté bien des fois, vous avez été éprouvés. Cela ne vous a pas arrêtés, et vous venez demander au bon Dieu de vous accueillir pour toujours à son service. Notre prière s'unit à la vôtre. Vous allez devenir encore plus chers au cœur de chacun de nos Pères. Nous travaillerons ensemble avec une ardeur toute nouvelle. Le bon Dieu va bénir cette union déjà si bonne et si douce; grâce à lui, je crois avoir aujourd'hui sujet de le remercier de la charité qui unit visiblement tous vos cœurs. Que sa grâce donc et ses bénédictions les plus abondantes descendent sur vous. Qu'elles rejaillissent sur nos Pères plus jeunes, qu'elles donnent bon courage à ceux qui vous suivent immédiatement, qu'elles soient telles qu'elles attirent après vous d'autres âmes nombreuses, fortes, constantes. Amen.

* A l'issue de cette instruction, les Pères Claude Giraud, Claude-Raphaël Pernin, François Rougelot, Frédérick Cazeaux et Jean Mariat prononcèrent leurs vœux perpétuels.