Retraites 1890

      


SIXIÈME INSTRUCTION* (Samedi 21 août 1890)
Fidélité aux grâces du noviciat et de la profession

Mes chers amis, c'est un très grand jour pour vous. Vous vous approchez en ce moment du saint autel pour vous offrir au bon Dieu. C'est un grand jour pour nous aussi, parce que vous venez augmenter nos rangs, apporter secours à notre faiblesse, agrandir le nombre des ouvriers de saint François de Sales. C'est une grande joie enfin pour notre sainte mère l'Eglise, qui a en ce moment grand besoin d'être consolée, et réconfortée et aidée. Ce n'est pas que son courage défaille jamais, parce qu'elle a en elle‑même des promesses éternelles. L'Eglise au moment de la mort de Notre-Seigneur se composait d'un bien petit nombre de personnes; elle n'a rien à craindre et n'a pas à compter ses forces. Ceux qui la suivent, vont à l'immortalité, ceux qui l'abandonnent s'en vont à la misère, à l'opprobre, à la mort éternelle. Mais l'Eglise est mère. Elle ne veut pas voir périr ses enfants, et elle désire ardemment les ramasser autour d'elle. Elle les pleure quand ils se perdent. C'est “Rachel pleurant ses enfants; et elle ne veut pas qu'on la console, car ils ne sont plus” (Mt 2:18).

En venant à nous ce soir, mes amis, vous espérez rencontrer ici quelque chose de meilleur que ce que vous avez eu jusqu'ici. Nous aussi, de notre côté, nous espérons que votre fidélité au bon Dieu sera plus grande, que vos efforts seront plus généreux et constants. La sainte Eglise voit en vous des aides dans le combat, des coeurs dévoués. Elle ne sera pas trompée, elle non plus, dans sa confiance. Mes enfants, venez faire le premier pas dans la voie qui doit vous conduire au ciel et y conduire avec vous un grand nombre d'âmes, qu'il vous enverra. Et il compte sur vous pour les amener à lui. Le bon Dieu, qui vous appelle à entrer dans cette milice sainte, va vous donner d'être si bien fidèles aux saintes inspirations de la vie spirituelle, aux lumières, aux grâces fréquentes, quelquefois inespérées, mais toujours d'un prix infini!

Quand le chercheur d'or au milieu des sables de 1'Amérique, ramasse péniblement le précieux métal, la moindre parcelle du précieux métal, n'allez pas croire qu'il va trouver sous ses pas des lingots d'or. Au milieu des sables amoncelés, il rencontre de temps en temps quelques paillettes, quelques pépites d'or, qui apparaissent au fond de l'eau boueuse où il a lavé les grains de sable. Il faut un travail immense pour recueillir ces précieuses parcelles. Eh bien, voilà la grâce du noviciat, grâce qui, par ses reproches, constate nos petites indignités, qui produit nos petites générosités. Cette grâce, si vous la mettez à profit, elle vous donnera d'immenses richesses, elle vous procurera tous les dons de Dieu, elle mettra en vos mains le talent avec lequel on rachète le monde tout entier. Cette petite grâce, ce bon mouvement d'un cœur charitable, cet acte de dévouement, de fidèle observance, cette petite exactitude à faire soigneusement ce qui est marqué, vous pensez peut‑être que c'est peu de chose? C'est tout, absolument tout. Qu'est‑ce que la vie? Une suite de battements de cœur. Qu'il y ait une heure, un instant, où le cœur s'arrête et cesse de battre, c'est la mort.

C'est cela la vie du noviciat: la suite, la série des réceptions de Dieu. Si vous êtes fidèles à la grâce, la vie et la santé sont en vous. Si vous empêchez ou si quelque chose empêche votre cœur de battre, votre vie religieuse devient malade. Il faut vous hâter de trouver le moyen de la recouvrer. Mais ce sont là des choses bien fines, délicates, charmantes. Qu'un religieux cloîtré, qu'une Visitandine, observe cela et le comprenne, c'est bien, mais en général les hommes y vont grosso modo! Vous êtes hommes, c'est vrai, mais voulez‑vous devenir religieux, saints? Que faisaient saint François de Sales, saint Vincent de Paul, saint  Alphonse de Liguori, tout ce qui nous touche de plus près? Leur vie, est‑elle autre chose qu'une fidélité constante aux grâces de Dieu? Ils en sont tous arrivés là. Et la bonne Mère, qu'est‑ce qui l'a rendue sainte? Ce n'est pas avec les souffrances du martyre qu'elle s'est sanctifiée; ce n'est pas sur les champs de bataille qu'elle a exposé sa vie, en soignant les soldats blessés. Elle s'est sanctifiée par une fidélité constante à la grâce parmi les petites choses. Ce n'est pas là le fait d'une âme sans énergie. Au contraire, il faut dépenser pour en arriver là une somme d'énergie incomparable. Le Père Bénédictin, secrétaire de Mgr Mermillod, me disait que la doctrine de saint François de Sales est assurément la gymnastique la plus énergique et la plus puissante de toutes celles qu'ont mises en oeuvre les Pères de la vie spirituelle. Donc, pendant tout le noviciat, tenez votre âme bien éveillée à la grâce de Dieu. Autrement, vous ne ferez presque rien. Ce ne sont pas des minuties!

Je reviens à ma comparaison. Des tas de sable nous environnent. Vous cherchez de l'or. Vous prenez une poignée de sable et vous regardez bien: Rien! Une seconde poignée: trois petits grains d'or. Direz‑vous qu'il faut jeter là ce sable? Vous ferez un gain incomparable en recueillant ces petites miettes. Est‑ce donc bien difficile? Non. Vous ramasserez un peu — mettez beaucoup — de grâces du bon Dieu, en tâchant qu'il vous trouve éveillés et attentifs, quand il viendra. Vous recevrez alors en abondance des grâces de lumières, de bons mouvements, de fidèle exécution, de force, d'énergie. Livrez‑vous tout entier à l'action de l'Esprit-Saint. Que votre main ne défaille pas, que votre cœur ne s'alanguisse pas. Les combats du Seigneur demandent une santé, c'est-à-dire une vigilance constante et perpétuelle. “Si tu savais le don de Dieu” (Jn 4:10).  Si vous saviez ce que le bon Dieu donne aux âmes qui sont ainsi vigilantes! Comme il est bon ensuite, aux jours de tentation, aux jours de peine, quand l'épreuve a été forte, quand quelque souffrance morale est venue navrer notre coeur. Comprenez ce que c'est que d'avoir le don de Dieu, puisque avec lui on reçoit tant! Que votre résolution de noviciat soit donc d'être fidèles à la grâce de Dieu: “N’éteignez pas l’Esprit” (1 Th 5:19). Qu’est-ce donc que ce souffle de l’Esprit? Ce n’est rien. Ne l'éteignez pas, dit la sainte Ecriture: c'est tout! Voyez le prophète Elie au mont Horeb (1 R 19:11): “Et voici que Yahvé passa”,  lui dit une voix. C’est d’abord un grand vent, une tempête qui se déchaîne, “un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers”. “Voilà le Seigneur!“ s'écrie le prophète. “Non” lui répond la voix: “Yahvé n’est pas dans le tremblement de terre”. Il voit un grand feu. Il va pour s'agenouiller: Non! ce n'est pas le Seigneur: “Yahvé n’était pas dans le feu”. Il entend alors comme le souffle léger d'une poitrine humaine qui respire: “le bruit d’une brise légère”. C'était le Seigneur! Le bon Dieu ne se trouve pas dans le fracas, dans ce qui brille, mais dans le recueillement et le silence, vous entendez comme un souffle léger: C'est le Seigneur tout entier. Vous seriez Chartreux, je vous dirais: Mes enfants, préparez-vous bien à mener une vie de solitude complète. Les quatre murs de votre cellule seront tout votre horizon; vous n'en sortirez que pour aller demeurer au cimetière. Vous ne communiquerez chaque jour qu'avec votre supérieur. Le réfectoire ne s'ouvrira pour vous que deux jours par semaine. Vous ferez dans votre cellule vos repas à 10 heures et à 6 heures. Ce sera une collation plutôt légère. Votre lit sera dur, votre vêtement rude. Il vous faudra demeurer levés toutes les nuits de 10 heures à 1 heure et demie ou 2 heures, même au plus fort de l'hiver. Mais vous n'êtes pas Chartreux. Qu'allez‑vous donc faire pour remplir votre journée? Quel sera le soleil qui guidera vos pas? Le voilà: La fidélité aux exercices du noviciat, la fidélité aux grâces du noviciat.

Et vous, mes chers Amis, vous allez faire profession, c'est-à-dire vous allez faire un pas de plus. Vous allez commencer vraiment votre vie religieuse; vous allez prendre l'engagement d'observer les vœux de pauvreté, de chasteté, d'obéissance. Vous deviez déjà les observer au noviciat, c'est ce que je viens de vous dire. En faisant votre noviciat vous avez dû comprendre et pratiquer toutes ces choses. La profession religieuse ne vous apportera rien de spécial à faire, car le noviciat c'est bien réellement le commencement de la vie religieuse. Ce que vous accomplissiez, vous allez encore le faire. Vous continuerez vos pratiques d'humilité, d'obéissance. Vous obéissiez déjà continuellement au maître des novices. De plus, vous allez entrer dans la vie active et apostolique, la vie apostolique de l'enseignement, de l'éducation de la jeunesse. Cette vie est certainement d'une grande importance à l'heure où nous sommes. C'est là le seul moyen qui se présente à nous pour préserver les jeunes âmes de la contagion du siècle et d'une perte presque certaine. O mes amis, combien cette oeuvre demande de foi, de courage, d'esprit religieux! Qui pourra faire ces choses, sinon celui qui est entièrement à Dieu et qui vit en union intime avec lui?

Prenez ce fardeau avec dignité. Le Religieux n'est pas comme l'homme des champs qui bêche la terre, comme celui qui tient à la main un outil d'ouvrier: celui‑là travaille dans le terrestre et l'humain. Heureux s'il le fait sous le regard de Dieu. Le religieux qui élève l'enfant, qui fait l'étude, la classe, est à Dieu d'abord de toute l'étendue de son cœur et de son âme, puisqu'il fait une œuvre divine, et ensuite à 1'obéissance, qui lui dicte comment il faut s'y prendre. Oui, il travaille dans le divin. N'est‑ce pas Dieu qui nous crée et nous forme? Et celui qui travaille à élever la jeunesse, à l'instruire et à la former, coopère avec Dieu et l'on peut dire que son œuvre est toute divine, car pareillement, Dieu coopère à son action. Ce n'est pas l'homme, qui peut arriver à conduire l'homme à Dieu. Dieu seul peut mener l'homme à lui. Il faut donc aller au travail avec respect, obéissance, une confiance illimitée aux moyens indiquez; avec cette dépendance à Dieu, au Seigneur qui guide et qui fait tout opérer. Entrez dans cette arène de charité, vous ferez le bien.

Il faut beaucoup de choses pour être digne d'enseigner la parole de Dieu: il faut la science, la sainteté, pour que la parole qu'on enseigne soit reçue efficacement. Il faut que celui qui enseigne aime et fasse aimer le devoir. Vous allez promettre d'être Oblats. Dans votre intention, c'est pour toujours, éternellement. Ayez donc en main ce qui est nécessaire. Notre mission à nous, c'est d'aller par toute la terre représenter Notre-Seigneur, disait la bonne Mère. Il faudra qu'on le voie marcher encore sur la terre, disait‑elle. Sa mission, en effet, n'est pas finie. “Je m'en vais, disait Notre-Seigneur à ses apôtres; mais je reviendrai à vous et je serai avec vous ... jusqu’à la fin du monde” (Mt 28:20). Nous vous aidons, Seigneur, à continuer votre vie ici‑bas. Nous devons être votre visage, vos actes, vos paroles. Nos Pères qui sont au loin, en mission, réclament instamment secours et aide: “Mais, disent‑ils sans cesse, envoyez‑nous des saints.” Notre mission à nous, c'est d'aider les âmes, c'est de les conduire là où le bon Dieu les veut. Quelles exigences demande l'accomplissement de cette tâche. Il faut donner une parole où Dieu soit tout entier. Ne parlons pas pour rien et ne nous mettons pas nous‑mêmes dans nos paroles. Il faut que le cœur soit si pur, que l'intention soit si droite, que Dieu seul apparaisse; qu'il rayonne librement et vienne se déposer tout droit dans cette âme.

Courage, mes amis. Ce que Dieu a commencé, il nous le continuera. La grâce ne nous a pas fait défaut jusqu'à maintenant: elle nous sera continuée. Mais vous prenez peur; vous voulez reculer, aller en arrière. Allez de l'avant, allez, petits enfants! Rappelez‑vous votre enfance et la protection dont vous entouraient vos bons parents, les soins qu'ils vous ont donnés, les dangers auxquels ils vous ont fait échapper. Est‑ce que le bon Dieu n'est pas votre père? comme il est le père de tout homme, le père de chaque âme en particulier.

La bonne Mère m'a dit que ceux qui entrent dans cette voie seraient assurés de faire la volonté de Dieu, beaucoup plus saints et capables d'encourager beaucoup d'autres. Elle me disait: “Ce ne sont pas eux qui s'occuperont des œuvres, le bon Dieu s'en occupera lui‑même”. Quoi de plus consolant? Le bon Dieu va prendre en main vos devoirs, vos vœux, vos charges; il va les prendre entièrement entre ses mains, et il vous donnera la grâce, la force pour tout bien accomplir. Il vous demande l'acte de volonté nécessaire pour que vous fassiez ce qu'il attend de vous. Ses promesses jusqu'ici se sont toujours réalisées. Ce que le bon Dieu a opéré pour nous tous est tellement visible, depuis le jour où la première fois nous étions reçus novices. Mgr Ravinet, de bonne, douce et sainte mémoire, nous disait: “Vous n'êtes qu'un petit grain de sénevé, tout à fait inaperçu; bientôt ce sera un arbre et un grand arbre, qui étendra ses larges branches, sur lesquelles viendront se réfugier les enfants de Dieu”. Voyez, la prophétie du bon et saint évêque et les promesses de la bonne Mère se sont réalisées. Déjà, sur bien des points, la terre a des Oblats, des Oblats qui font l'oeuvre de Dieu d'une manière bien spéciale, sans secours, sans aide, dans les postes les derniers de 1'Eglise, dans les contrées les plus abandonnées. Le bon Dieu est là où ils sont; ils les porte entre ses mains.

Vous venez de faire votre retraite, mes amis. Cette retraite a été une manifestation de l'action divine sur chacune des âmes de la communauté. Non, ne regardez pas comme rien ou peu de choses cet esprit de simplicité, d'enfance spirituelle, de naïveté sainte qui vous a fait accueillir le bon Dieu tel qu'il s'est donné à vous pendant la retraite. Mettez bien avant dans votre cœur les paroles qu'il vous a dites lui‑même, comme celles que vous avez entendues du dehors, de la bouche de celui qui vous parlait. Est-ce peu de chose que le don de cette charité entière et complète, qui unit ensemble aujourd'hui toutes vos âmes, tous vos cœurs, qui fait ce cor unum, cette anima una, qui provient de l'amour embrasé du même feu. C'est le véritable amour divin, la charité sereine et douce, qui sent celle de Notre-Seigneur. Il fut prédit de Notre-Seigneur: “Il n'éteindra pas la mèche fumante; il n'achèvera pas le roseau à demi brisé”. (Mt 12:20). “Il ne fera point des querelles ni des cris et nul n’entendra sa voix dans les grands chemins” (Mt 12,19). Est-ce que cette douceur, cette mansuétude, à l'égard des personnes qui nous entourent, n'est rien non plus? pas plus que le travail auquel chacun a donné la main au-delà de ses forces? Voyez ce qui est arrivé à ceux qui vous ont précédés. Devant quoi ont‑ils reculé? Rien ne les a arrêtés: peines, labeurs, contradictions, fatigues. Cela n'est pas une grâce minime et inaperçue du bon Dieu; c'est le bon Dieu seul qui peut donner cette constance et cette force.

Voilà ces choses que vous allez faire dans la famille dans laquelle vous entrez, mes chers amis. Ne soyez pas des membres dégénérés. Au contraire, renouvelez cette famille par l'appoint de votre jeunesse et de tout ce que Dieu vous donne de force de volonté, d'énergie. Rappelez‑vous comme était grand et complet tout ce que Jésus faisait, tout ce que Dieu fait. Le Sauveur Jésus passe près du lac de Génésareth. Il jette son regard sur deux frères, qui travaillent là, dans la barque, avec un père déjà âgé, qui depuis de longues années gagnait à ce métier de pêcheur un pain dur et pénible. Il jette un seul regard sur les deux frères: “Venez”. Et ils viennent et ils le suivent. Ils quittent leurs filets et leur père (Mt 4:18-22). Le seul regard de Jésus, avec le son de la parole qu'il leur a dite, a pénétré jusqu'au fond de leur âme. “Oui, Seigneur, me voici, parce que vous m'avez appelé!”

* Sermon de clôture
pour les professions des Pères Joseph Riton et Léger Wolf et pour trois réceptions au noviciat.