Retraites 1890

      


QUATRIÈME INSTRUCTION (Jeudi 21 août 1890)
Revêtez-vous de Jésus-Christ

Je ne crois pas mal faire en commençant ce soir par dire un peu de mal de mon prochain. Ce qu'on m'a raconté est si extraordinaire! Et voilà, 30, 40 fois que j'oublie d'en faire la remarque. On m'a dit qu'il y avait des novices, des prétendants qui trouvent singulier, et même indigne d'eux, qu'on leur fît surveiller les études dans nos collèges. Où donc est la parole de saint Paul: “Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ” (Rm 13:14)? Vous vous plaignez de faire l'étude? Pendant que les scribes et les pharisiens, les princes des prêtres trônaient à Jérusalem, au milieu du temple, que faisait Notre-Seigneur? Où était‑il? Il avait votre âge peut‑être: 20, 24, 25 ans, que faisait-il? Il obéissait à la sainte Vierge et à saint  Joseph: “Il leur était soumis” (Lc 2:51). Le manteau dont vous vous couvrez, ne ressemble pas du tout à celui que revêtait le Sauveur. Du reste c'était un habit, un manteau d'ouvrier: il serait indigne de vous!

De pareils sentiments ne méritent qu'une seule qualification. On manque — laissez‑moi vous dire cela — on manque de sens commun! On se place un petit peu au‑dessous de la moyenne la moins élevée du jugement. “Vous êtes venus, pour faire quoi?” - [“Ad quid venisti”?]  Qu' on y réfléchisse. Je vous déclare que pour des Religieux cette réflexion a quelque chose de tout à fait étrange. Faut-il vous répéter pour la millième fois ce que je vous ai déjà dit si souvent? Aux Xe et XIe siècles, à l'abbaye bénédictine de Vallombreuse, on fut obligé de créer un ordre nouveau, un rang de religieux qui n'existait pas encore, les frères laïques ou convers, parce que tout ce qu'il y avait de grands seigneurs, de princes, d'hommes intelligents et distingués, parmi ceux qui venaient à l'abbaye, suppliaient qu'on les employât exclusivement à laver la vaisselle, à faire la cuisine, à raccommoder et nettoyer les vêtements de leurs frères. C'est un privilège qu'ils avaient l'ambition de se réserver. Il fallut céder et on créa dès lors le rang, l'ordre des frères convers.

Je suis content d'avoir dit un petit mot là‑dessus. Cela me tenait au cœur. Je n'ai peut‑être pas dit tout à fait comme j'aurais voulu, c'est égal. Le point essentiel, c'est que ce soit dit! C'est une remarque générale qu'on fait partout. Tous ceux qui ont quelque distinction comme intelligence, quelque élévation comme cœur, comme naissance aussi, recherchent toujours, dans une communauté, les humbles emplois. Ils les remplissent avec bonheur, parce qu'ils sentent qu'ils font quelque chose pour les autres. On ne fait pas “pour eux” comme quand ils étaient dans le monde. Ce sont eux qui font et se dévouent pour les autres. Vouloir qu'on se dévoue pour nous? Ne nous abaissons pas à descendre jusque là : “Revêtez-vous du Seigneur Jésus- Christ” (Rm 13:14). Revêtez‑vous de Notre-Seigneur dans votre vie extérieure, en mettant quelque chose de simple, de naturel, de droit. Revêtez-vous de Notre-Seigneur dans tous les actes que vous faites, jusque dans le vêtement dont vous vous couvrez.

Le vêtement que nous portons, celui que nous allons vous donner tout à l'heure, mon cher ami, l'Eglise l'appelle un vêtement d'honneur et de gloire. En effet, la soutane recouvre — je l'affirme ici, et personne ne se lèvera pour me démentir — elle recouvre ce qu'il y a de plus élevé en vertu, en intelligence, en sainteté, cela va sans dire. Exemple: Voilà une soutane blanche sur les épaules de Pie IX. Souvenez‑vous maintenant d'un autre personnage qui vivait non loin de lui — je ne fais pas de politique — le roi d'Italie de ce temps‑là. Voyez un peu quelle différence et quel contraste.

D'un côté quelles horreurs morales! quelles vilenies! De l'autre côté quelle dignité! Je parle des morts. Je dis aussi que les vertus qui sont si belles sous la soutane sont aussi très belles quand elles se trouvent sous d'autres vêtements. Je parle en général. Quand vous revêtez votre soutane le matin, qu'elle soit devant vous, suivant l'expression liturgique, comme la robe et le vêtement de Notre-Seigneur. Elle portera partout devant vous le respect, la foi, la dévotion. Elle vous servira de protection, de garantie contre tout le mal qui se trouve par le monde.

Il faut donc porter l'habit religieux avec un souverain respect. Quand vous le revêtez, portez‑y vos lèvres et baisez‑le avec dévotion. C'est un objet sanctifié par les prières de l'Eglise. Portez-le avec décence, convenance, propreté, ce sont là des choses importantes. Sans doute, la recommandation que je vous fais là exige des soins, un certain travail, une certaine gêne. Acceptez-la. Soyez soigneux de votre vêtement, afin de le porter toujours honorablement: c'est l'insigne, que vous êtes mandataires de la sainte Eglise, de l'état religieux, de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Dans votre démarche, soyez simples, d'un commerce facile avec tous, observant ce que recommande notre saint Fondateur, en maints endroits de ses lettres, dans son règlement de Padoue. Relisez ce règlement, de temps à autre. Conformez‑vous‑y bien pour votre extérieur, pour tous vos rapports avec le prochain, avec les étrangers et avec vos frères: c'est si sage, si admirable dans un jeune homme de 20 ans!

Revêtez de Notre-Seigneur tout votre extérieur, à table, dans les conversations, dans votre tenue. Respectez‑vous partout et prenez bien la contenance qui est convenable à l'action que vous faites. Un saint Religieux disait: “Je trouve plus Dieu au réfectoire que partout ailleurs.” Là en effet nous nous sanctifierons d'abord en cherchant à l'imiter, mais en outre lui‑même donnera, communiquera à la nourriture vulgaire dont nous nous rassasierons, ses grâces divines de baptême, de rénovation de notre âme. Ayez donc un grand respect, une grande foi en l'action du Sauveur en vous, quand vous êtes à table.

Je vous renouvelais hier l'invitation de prendre courage, de soutenir le Seigneur. “Espère en Yahvé et prends courage” (Ps 27 [26]:14). La force d'âme ne consiste pas en efforts généreux seulement: il faut continuer ces efforts généreux, il faut persévérer. La retraite est assurément un temps de travail laborieux, de marche forcée, un temps où le beau temps et la fraîcheur ne sont pas toujours à notre disposition. Il y a aussi les intempéries de notre âme, des alternatives de bien‑être moral et de malaise, au‑dedans de nous‑mêmes. Soutenez bien le Seigneur. Que ce soit toujours bien lui qui commande, et en tout temps, surtout aux moments plus difficiles, dans les découragements, quand le temps est mauvais.

Les disciples avaient travaillé toute la nuit. Ils avaient lutté contre la tempête périlleuse. Le matin ils voient dans le lointain apparaître sur les flots comme une vision. C'est un fantôme! Le disciple bien‑aimé sans doute, comme il le fit plus tard après la Résurrection, reconnaît de suite Notre-Seigneur: “C’est le Seigneur!” dit-il, le Seigneur arrivé au milieu des flots dans la tempête: “Pourquoi n'avez‑vous pas plus de courage?” C'est le Seigneur! Pendant la retraite le Seigneur est toujours là!

Qu'on soit bien fidèle au silence, aux exercices. C'est là la condition pour avoir le Seigneur. Autrement la retraite serait peu de chose, elle ne serait rien du tout. Au contraire, même, elle deviendrait une pierre d'achoppement, une tentation, l'abus des grâces. Or l'abus des grâces amène toujours un châtiment. La retraite, c'est le souffle du Saint Esprit dans notre âme. Soyez bien attentifs à observer le règlement. “Vous qui craignez le Seigneur, comptez sur sa miséricorde” (Si 7:6). Soutenez le Seigneur, quel qu'il vous soit!

Saint Paul disait aux premiers chrétiens: “Revêtez-vous du Seigneur Jésus-Christ” (Rm l3:14). Il leur rappelle tout ce qu'ils ont reçu de grâces dans le baptême, dans les saintes prédications, dans la parole évangélique. C'est Jésus-Christ qu'ils ont revêtu alors: c'est lui qu'il faut revêtir toujours. Voilà ce que saint Paul recommande à tous les chrétiens quels qu'ils soient et partout où ils sont. Leur première action dès le matin, leur action continuelle tout le jour, doit être de s'envelopper de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Notre saint Fondateur commentant avec sa grâce ordinaire cette parole, “se revêtir de Jésus-Christ”, nous explique que quand nous apparaissons devant Dieu revêtus, enveloppés des mérites de Jésus-Christ, où que nous soyons et quoi que nous fassions, le Père en nous regardant, ne verra que le manteau, ne sentira que le parfum des vêtements du divin Esaü, et cette bonne odeur sera acceptée de lui. Revêtez‑vous donc de Notre-Seigneur, mes amis, revêtez‑vous-en bien dans vos prières, au saint sacrifice de la Messe, pour que le Père ne voie plus là que son fils bien‑aimé: “Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le” (Mt 17:5).

Oui, et que tous ceux‑là qui assistent à la messe, écoutent bien le Prêtre et s'unissent à lui. La prière qu'il forme en son cœur et qu'il récite tout haut, afin que nous nous unissions à lui, dites‑la bien avec lui afin que vous receviez de lui et avec lui, en ce moment‑là même, la parole intérieure, le Verbe qui éclaire, le mot de la prière de Jésus-Christ qui monte vers son Père en votre nom. Revêtez‑vous de Notre-Seigneur à la messe et aussi à la sainte Communion. En l'emportant de la table sainte, enveloppez‑vous-en comme d'un manteau, et qu'on n'aperçoive plus en vous regardant que ce manteau divin.

Parmi tous mes souvenirs de la bonne Mère, celui qui me reste le plus présent, c'est la Bonne Mère après la sainte Communion. Son visage était comme transfiguré et tout inondé de Dieu: tout son être parlait de Dieu. Elle était revêtue, enveloppée entièrement de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Qu'il en soit ainsi de nous, mes amis, et que la sainte Communion et que la sainte messe nous revêtent de Jésus-Christ non seulement à l'intérieur, mais extérieurement comme d’un manteau. Le manteau est un vêtement du dehors, qui se voit et qui se remarque.

Qu'il y ait cela en nous, mes amis. Ce n'est pas une recommandation vague que je fais ici. Non, car c'est là précisément notre œuvre. C'est là que nous trouverons un peu d'influence: par la sainteté, la dignité, la divinité dont vous envelopperez tout votre être en vous revêtant de Jésus-Christ. Vous ne savez pas l'impression que produit un bon et saint prêtre, un religieux modeste, que l'on voit prier à 1'église, qui dit la sainte Messe. Vous ne le savez pas, ou plutôt, si! vous le savez bien. Je n'ai jamais rencontré un saint prêtre, un saint religieux, sans que cet effet-là ne se produisît. Et cet effet est produit sur la foule chrétienne; mais aussi sur les gens indifférents, même sur ceux qui nous sont opposés quelquefois. Pour cela, qu'y a‑t‑il à faire extérieurement? Rien. Mettez au‑dedans le feu divin, le saint amour, il rayonnera alors par tout notre être. Il appellera en nous la vie de Jésus-Christ; il se communiquera, il se répandra au‑dehors dans les âmes.

Ce doit être là, mes amis, notre grand mode de prédication, et personne n'y résistera et n'y échappera. Ce ne sera plus la nature qui parlera en nous, notre pauvre personne, isolée, seule en face de tout le monde et comme transportée au troisième ciel. Ce sera Notre-Seigneur lui‑même, dont nous nous serons enveloppés, qui agira et parlera en notre lieu et place.

Si vous aviez vu la bonne Mère, toujours si simple, si naturelle, si vous aviez vu notre saint Fondateur, se faisant tout à tous. Si vous aviez vu Notre-Seigneur lui‑même, mangeant avec les publicains, avec des gens de mauvaise vie, comme disaient les pharisiens. Et Notre-Seigneur, n'était‑il pas le bon Dieu sur la terre? Sa vie extérieure était toute simple pendant que son union à Dieu son Père était continuelle.

Revêtez‑vous donc bien de Notre-Seigneur pendant la sainte messe, la sainte Communion, la prière, à l'église, dans les fonctions du saint ministère, tout ce qui touche au culte et à l'honneur de Dieu. Est‑ce que la sainte Eglise ne nous fait pas revêtir des vêtements spéciaux pour la messe, l'office, la prière publique, 1'administration des sacrements? Elle veut alors que nous soyons vêtus autrement que le reste des hommes. Et ce vêtement sacré, qu'est‑ce autre chose que le symbole de Jésus-Christ que nous devons alors revêtir, que nous devons donner aux âmes, qui veut agir par notre moyen? Il faut nous en rendre compte. Rappelons‑nous cela toujours. Revêtez Notre-Seigneur dans les charges, les fonctions que l'obéissance vous confie. Qu'on voie et qu'on sente le Sauveur parler et agir en vous, par le respect que vous témoignerez au prochain, par l'oubli de vous‑même, par la pratique constante de la mortification. Vous verrez comme cela vous portera bonheur et comme Dieu donnera peut-être aux âmes auxquelles vous allez des grâces signalées.

Revêtez‑vous enfin de Notre-Seigneur dans les attitudes de l'oraison, dans votre tenue à l'église. Je recommande bien qu'à l'église tous les Oblats se tiennent de la même façon. Les soldats doivent obéir à leur consigne. Il faut se mettre à genoux bien régulièrement et convenablement, ne pas croiser un pied sur l'autre, ne pas s'accouder sur le prie-Dieu. C'était la règle du petit séminaire de ne pas s'appuyer pendant la messe, et nous n'étions que des enfants. Si l'on est malade, si l'on se sent faible, fatigué, c'est autre chose. Mais, en pareil cas, il est bon de demander la permission. Qu'on joigne les mains simplement, sans raideur, comme les images des personnages qu'on voit sculptés sur les tombeaux. Que l'on joigne les mains comme faisait habituellement saint François de Sales. Nous nous tiendrons le corps droit, la tête un peu inclinée en avant, dans l'attitude du recueillement et de la prière. Alors tout le monde vous reconnaîtra, et en premier lieu le bon Dieu, car vous lui apparaîtrez tout revêtu de Notre-Seigneur. Nous porterons cette impression partout où nous irons. N'est‑ce pas ce que disait saint François d'Assise au frère Léon; “Frère Léon, allons prêcher!” Et ils parcouraient les rues de la ville et ils prêchaient en ne disant mot, par le seul spectacle de leur maintien pauvre et recueilli.

Mon cher ami, nous allons bénir pour vous le saint habit religieux et vous allez le revêtir. Recevez‑le avec une grande reconnaissance. Vous avez porté honorablement un autre habit, l'habit du dévouement et du sacrifice pour la patrie. Vous entrez aujourd'hui dans un autre milieu, où l'on vous demandera un dévouement plus grand encore, et dans les détails les plus intimes de la vie. Ici encore vous aurez à faire l'exercice, et ce ne sera plus seulement de telle heure à telle heure. Mais ce sera du matin au soir et du soir au matin. Et il faudra le faire sans lassitude, sans contre cœur, généreusement, et comme dit notre bienheureux Père, allègrement. Recevez, revêtez le costume de Notre-Seigneur. Ayez foi à votre habit, il sera bénit, il portera la grâce avec lui.

L'habit religieux est au nombre des sacramentaux, c'est‑à‑dire des objets qui, par l'effet des prières de l'Église portent grâces avec eux, selon la disposition des personnes qui en usent. Ayez bien la foi et portez avec grand respect la sainte livrée. Qu' on se rappelle le manteau d'Elie qui faisait des prophéties et qui rapprochait de Dieu. Elisée voyait Elie son père monter au ciel: “Que me vienne une double part de ton esprit” (2 R 2:9). Il réclamait son double héritage. Elie laissa tomber son manteau que ramassa le disciple. Il s'en servit, il traversa le fleuve à pieds secs, il prophétisa. Vous prophétiserez aussi, non pas certes dans ce sens que vous annoncerez l'avenir, mais dans ce sens que vous donnerez le Sauveur aux âmes avant même d'ouvrir la bouche. Vous prophétiserez par votre tenue simple et modeste, par l'habit que vous porterez et qui vous revêtira de Notre-Seigneur. Vous annoncerez sa parole, vous toucherez les cœurs. Cet habit sanctifié et sanctifiant sera le prélude du vêtement glorieux qui vous sera donné au dernier jour, pour le royaume éternel, dans les siècles des siècles avec Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre divin Roi. Amen!