Retraites 1890

      


TROISIÈME INSTRUCTION (Mercredi 20 août 1890)
Faire bien et laisser dire

Plusieurs d'entre vous font sans doute leur retraite dans la sécheresse et l'aridité. Il faut bien comprendre que la retraite ainsi passée peut être une bonne et excellente retraite. Est‑ce que les Israélites qui passèrent 40 ans dans le désert n'ont pas reçu de Dieu plus de témoignages de sollicitude, de tendresse? N'ont‑ils pas été entourés de plus de soins que quand ils furent arrivés dans la Terre Promise? Donc soyez contents d'être ainsi dans le désert, dans l'obscurité, de n'avoir rien pour la nature. Cette obscurité, cette sécheresse est féconde, elle opérera en vous très efficacement. Ce que je vous dis là n'est pas seulement pour vous, c'est aussi pour les personnes que vous avez à diriger. Retenez cette leçon. Il faut que l'âme apprécie le travail que Dieu fait en elle à l'heure de la sécheresse et de l'aridité. Que ce soit bien votre manière de faire dans la conduite des âmes, et que les personnes que vous dirigez comprennent bien qu'une âme qui passe par cet état de sécheresse habituelle peut être très grande devant Dieu, et parmi les plus grandes du paradis. Cela est vrai surtout pour les temps des retraites. Hormis peut‑être certaines âmes que Dieu a privilégiées pour les mettre tout de suite sur le Thabor. Il y en a certainement.  La généralité des âmes fait plutôt sa retraite dans le désert que sur le Thabor.

L'action de Dieu est profonde dans l'âme. Vous ne la voyez pas, mais elle agit puissamment pour vous détacher de vous‑mêmes, pour vous apprendre le peu de cas qu'il faut faire des moyens humains, pour vous faire compter et vous appuyer sur Dieu seul, et en toute confiance. Toutes les fois que votre âme répond à Dieu, qu'elle accueille la volonté divine en elle, alors elle a vraiment Dieu en elle. Elle est vraiment et intimement unie à lui. Cela lui a coûté. Elle y a été au prix de labeurs et de luttes. Elle peut être sûre d'avoir bien vraiment trouvé Dieu et de ne pas s'être trompée en embrassant la créature au lieu du Créateur. Cet état de sécheresse de l'âme est donc bon, et très bon, parce qu'il est très unissant à Dieu. Je vous dirai que Sœur Marie‑Geneviève n'a jamais fait autrement ses retraites, et c'était une grande sainte. Je regardais cela à la Visitation volontiers comme une marque de vocation, comme la marque sensible de l'action de Dieu dans une âme. Gardez cet enseignement. C'est une chose extrêmement importante de le bien comprendre, et pour sa conduite personnelle, et pour le salut des âmes; et aussi en, élargissant, le cercle pour s'expliquer bien souvent la conduite de la Providence dans le gouvernement de l'Eglise. Dieu agit en se passant souvent du concours plus ou moins intelligent des hommes.

En quelque état donc que soit votre âme en la retraite, rendez grâces à Dieu, bénissez‑le et soyez‑lui unis là où il vous met. Et si vous êtes dans la sécheresse absolue, pensez tout de même que vous faites une très bonne et excellente retraite. Nous sommes les enfants du bon Dieu. C'est à lui à nous donner la nourriture, l'air, la vie, quand et comment il lui plaira. Nous recevons tout cela de sa main. Ce n'est pas à nous de dire: “Voilà ce qu'il me faut!” Il sait mieux que nous, et nous choisit paternellement, précisément ce qu'il nous faut. C'est là une doctrine, mes amis, qui est essentiellement celle de saint François de Sales et celle de la bonne Mère Marie de Sales. C'est une doctrine dont on trouve l'application dans la vie de tous les saints. Courage donc et grande fidélité. Que tous les exercices de la retraite, bien que faits sans goût et sans attrait sensibles, nous soient quelque chose de précieux, quelque chose de sacré. C'est la main de Dieu qui saisit notre âme, c'est comme un sacrement de la grâce divine.

Encore une fois: Servez‑vous de ce que je vous dis pour la conduite des âmes. C'est à cette condition‑là que les âmes marcheront vraiment dans le chemin. C'est une grande erreur de croire qu'il faille, pendant les retraites, impressionner les imaginations, imposer des luttes violentes aux volontés, fatiguer les esprits dans de longues et profondes méditations. C'est là une mauvaise chose, je suis fâché de le dire, mais je le dis parce que je n'ai jamais vu cette manière de faire tourner à bien. Viennent après cela les tentations et parfois les découragements et les chutes. Une chaudière à vapeur surchauffée éclate et tue ceux qui sont autour d'elle. Comprenez bien la profonde sagesse de la doctrine de saint François de Sales.

Soyez donc contents, dans la retraite, de ce que Dieu vous donne, de la part qu'il veut bien vous faire. Humiliez‑vous devant lui de n'avoir pas de ferveur, de ne pas savoir correspondre à ses grâces; rien de mieux: c'est justice. Mais ne dites pas: “Je n'ai rien! Dieu ne me donne rien! Je n'ai pas fait de retraite!”

Dans les deux premières instructions, j'ai pensé donner à chaque Père de la Congrégation un bon conseil et, comme dit notre saint Fondateur, lui fournir un document qu'il puisse et doive suivre toujours pour sa conduite personnelle. Nous allons prendre pour devise, premièrement: Faire passionnément bien ce que nous avons à faire; et deuxièmement: Ayons bon courage! Le document que je viens apporter aujourd'hui, concerne plutôt la communauté, la direction qu'elle doit suivre. Et ce document c'est: Faire bien et laisser dire! Que ce soit la devise générale de toutes nos œuvres.

Qu'est‑ce que c'est que “faire bien”? Est‑ce avoir la volonté de bien faire? Beaucoup de gens, ayant la volonté de faire bien, font mal. Faire “bien”, c'est faire selon la volonté de Dieu, selon l'obéissance. On fait toujours bien quand on est dans l'obéissance à la volonté de Dieu; et toutes les fois que vous n'agirez pas selon l'obéissance, vous ne ferez jamais bien, quand même vous auriez la volonté de faire bien.

Faire bien. Il y a une remarque qui n'a pas dû vous échapper. Saint François de Sales appuie et fonde le bien sur la loi. Il donne la loi comme règle du bien. Il nous dit de nous édifier sans doute de ce que les autres font de bien, mais jamais il ne nous donne l'exemple des autres comme motif et raison de nos actes. Il nous dit: “Édifiez‑vous”. Mais jamais il ne nous dit: “Faites comme les autres!” Lisez ses écrits. Jamais vous n'y trouverez cette parole, cette pensée. Il ne nous dira jamais: “Faites comme tel ou tel saint”. Non! car en effet avez‑vous les grâces de ce saint? En voulant faire comme lui et l'imiter en telle ou telle action, vous mettrez à côté. Mais saint François de Sales pose la loi comme motif, comme raison de votre action, qui devient un acte d'obéissance. Voilà ce que dit la loi; par conséquent voilà le bien, faites‑le. Encouragez-vous à l'estime que vous pouvez avoir pour les vertus de vos frères, encouragez-vous à leurs exemples. Que cela soulève, que cela vous soutienne, très bien. Mais, en dernière analyse, ce n'est pas pour cela que vous pratiquerez la vertu, que vous ferez bien. Vous le ferez parce que c'est la loi et l'obéissance à la volonté de Dieu.

C'est une doctrine profonde que celle de saint François de Sales. Chaque âme individuelle a sa grâce particulière. De même que personne n'a le même visage qu'un autre, personne aussi ne regarde Dieu de la même façon, personne n'a les mêmes grâces. Il y a une voie particulière pour chacun. La sainteté consiste à bien marcher précisément dans la voie qui est la nôtre, où Dieu nous a placés. Et c'est l'obéissance qui nous met en rapport avec Dieu pour savoir de lui chaque pas que aurons à faire dans notre voie. Il faut que le Religieux marque bien le pas de l'obéissance. L'obéissance du reste n'ôte pas la spontanéité. Tel religieux a l'amour de l'étude; il peut bien témoigner son attrait et le soumettre à l'obéissance. Tel autre a l'attrait et le talent de la prédication. C'est le mouvement de Dieu. L'obéissance, s'il est vraiment de Dieu, le ratifiera. L'obéissance, ou plutôt l'autorité des Supérieurs, n'est pas là pour remplir la fonction d'un éteignoir de toutes les lumières que Dieu suscite.

On fera donc toujours bien en suivant l'obéissance. Et sûrement le bien sera fait suivant tout ce que Dieu veut et aime de chacun de nous. Comprenez bien cette doctrine. Cela posé, vous pouvez faire l'application de ce principe à toute espèce d'emplois qu'on pourra vous confier, de missions dont on pourra vous charger. Toujours le bien fait sera en raison de l'obéissance plus ou moins complète que vous aurez apportée.

Et laisser dire. Il est certain que comme il arrive à toute Congrégation qui commence, nous sommes un point de mire, un sujet d'observation minutieuse, soit pour l'édification de certaines âmes, et soit pour la résurrection, soit pour la chute aussi. Nous pouvons nous appliquer la prophétie du vieillard Siméon (Lc 2:34). Vous êtes directeur d'un collège? Faites ce que le Supérieur vous a dit et laissez faire. Mes amis, si, quand les Jésuites ont commencé leur apostolat, ils n'avaient pas laissé dire, que seraient-ils devenus? Si les Chartreux n'avaient pas laissé dire, depuis 800 ans, tout ce que l'on a bien voulu dire contre eux, est‑ce qu'il resterait, à l'heure qu'il est, trace de la Chartreuse? Pas un iota de la règle de saint Bruno n'a disparu, ou n'a été ajouté, même à leur office. Qui ne veut pas laisser dire, se laisse entamer. Celui qui s'impressionne de ce que l'on murmure autour de lui, se laisse démolir et il ne restera rien de son œuvre.

A 1'heure qu'il est, je l'affirme devant Dieu, comme étant son interprète devant vous, interprète fidèle et complet, ce que je vous dis, ce que les Constituons marquent, ce que le Directoire enseigne, ce que le Coutumier que nous aurons plus tard et qui viendra en son temps, vous dira de faire, et bien, toutes ces choses‑là doivent rester, doivent demeurer intangibles. Laissez dire! On en dit assez, surtout à l'heure qu'il est! Laissez dire!  Mais qui faut-il laisser dire? Voilà un religieux qui critique sa règle ou ses Supérieurs, qui trouve que ce serait mieux de faire autrement. Celui‑là, il ne faut pas le laisser dire, il faut le rappeler à l'obéissance. Entre vous ne laissez jamais dire ces choses‑là, et cela est charitable. Voilà un Père dont l'esprit est monté, la tête ardente. Il a pu dire bien des sottises, et au- dedans et au‑dehors. Il se peut qu’il soit malade. Alors ayez‑en grande pitié, c'est quelque fièvre qui le tourmente: tâchez de le faire dormir, de lui faire garder le lit. Donnez‑lui de la tisane! Mais il n'est pas malade, il est très bien portant: entourez‑le de charité, d'affection. Vous, supérieur, apportez quelques adoucissements. Au besoin, une petite goutte lui remettra le cœur et le ramènera à son bon chemin et à son sens. Mais celui‑là non plus, il ne faut pas le laisser dire. Quant à ce qui concerne les personnes étrangères à la Congrégation quelles qu'elles soient, c'est autre chose. Là, faites bien et laissez‑les dire. Laissez dire tout le monde, hormis notre Saint-Père le Pape et la Congrégation Romaine dont nous dépendons.

Pourquoi? Parce que notre Saint-Père le Pape nous a dit que nous faisions bien, parce que la sainte Eglise tout entière, en nous approuvant, nous a dit: “C'est bien!” Mais n'y a‑t‑il pas de l'orgueil et de la présomption dans ces paroles? N'est‑ce pas nous donner comme invulnérables, comme des gens supérieurs à tous? Pas le moins du monde. Tout le monde a permission de nous attaquer, quand nous violerons nos Constitutions, quand nous ne ferons pas notre Directoire, quand nous n'agirons pas selon le bon Dieu et l'obéissance, quand nous ferons mal. Mais quand nous faisons bien, personne n'a le droit de rien dire. Et si l'on dit, nous serons inébranlables comme le roc et nous laisserons dire en restant fidèles à l'obéissance. Voyez la Visitation! Elle est certainement une des fleurs les plus belles du jardin de la sainte Eglise. Si autrefois, après la mort du saint Fondateur, la Visitation n'avait pas laissé dire à tout le monde, même à ses meilleurs amis, même aux plus saintes gens et aux plus doctes évêques, si elle avait accepté cette réforme de celui‑ci, celle‑là d'un autre, il n'en serait plus rien resté.

Faites donc bien votre observance, votre Directoire. Soyez fidèles à l'obéissance, et puis laissez dire. Remarquez, mes amis, combien cette doctrine nous oblige à être vraiment des Religieux. Comme il faut que notre vie soit immaculée, notre conduite sans aucun égard humain si léger soit‑il: bien faire et laisser dire! Si l'on se plaint aussi fort, à l'heure qu'il est, que tout soit ébranlé, que rien ne tienne debout: maisons, gouvernements tout menace de s'écrouler. Pourquoi? Parce qu'on n'a plus aucun principe de résistance, aucun appui contre les secousses et impulsions qui viennent de droite, qui viennente gauche. Dès lors qu'on s'est éloigné de Dieu, il n'y a plus de base et tout s'effondre. Quoi qu'on dise et fasse autour de nous, restons fermement attachés à nos principes. Tout le monde sait la réponse que fit, dit‑on, au Pape, le supérieur des Jésuites un peu avant leur suppression, au XVIIIe “Peut‑être, disait le Souverain Pontife, si la Compagnie de Jésus consentait à faire quelques modifications dans ses Constitutions, cela pourrait apaiser le vacarme qui s'est élevé de partout contre elle.” Le Général répondit noblement: “S’ils ne peuvent pas exister tels qu’ils sont, qu’ils cessent d’exister” - [“Sint ut sunt, aut non sint”].  

Allons‑nous prétendre que nous faisons mieux que les autres? Non, assurément. Mais constatons que Dieu nous a fait la grâce de nous appuyer sur un fondement inébranlable. Nous sommes appuyés sur la doctrine de saint François de Sales. Et vous savez que Pie IX disait de lui qu'on pourrait l'appeler le Docteur infaillible. Et en nous appuyant et fondant sur cette doctrine, nous sommes sûrs de la bien comprendre et interpréter, parce que nous avons comme guide la bonne Mère Marie de Sales, qui est, au sentiment des docteurs que j'ai vus à Rome, l'interprète la plus fidèle et la plus complète de la doctrine de son saint Fondateur. Voilà pourquoi nous devons être fermes, inattaquables, durs comme le rocher. Nous possédons le vrai, le sûr. A nous de le garder jalousement, de n'en rien laisser entamer, à nous de bien faire et laisser dire. La conclusion pratique de la retraite pour chacun sera donc de nous affermir, de fortifier notre volonté dans 1'accomplissement de l’œuvre divine, d'entrer de plus en plus dans la grâce de Dieu qui nous est donnée. Nous serons forts en marchant dans cette direction, en nous nourrissant de plus en plus de cette doctrine qui est la nôtre, et en nous efforçant de la faire passer en acte le plus possible, sans nous inquiéter de ce qu'on peut dire et faire autour de nous. Il faut que chaque jour nous arrivions à dire au bon Dieu. “Me voici! Je viens à vous parce que c'est ma conviction que telle est votre volonté!” Ainsi soit‑il.