Retraites 1887

      


HUITIÈME INSTRUCTION
La charité

Ce matin je vous ai parlé de l'obéissance. Vous avez compris, je crois, que l'obéissance du religieux est l'acte le plus énergique de la volonté, et par conséquent l'acte le plus élevé que nous puissions faire. Envisagez l'obéissance à ce point de vue, et alors vous n'aurez plus d'objections, plus d'oppositions raisonnables de votre volonté, et quand même le jugement résisterait à ce qui est demandé de vous, vous soumettrez votre jugement pour conformer votre volonté à ce que demande l'obéissance.

Ce soir je désire vous entretenir d'un devoir qui vient en première ligne après nos vœux, de la charité pour le prochain. La charité est une loi générale, adressée à tous les chrétiens. Notre-Seigneur a dit: “Le second commandement est semblable au premier” (Mt 22:39). Voilà un commandement général, pour tout le monde. Il est spécial pour nous, il revêt pour nous un caractère à part. Dans l'Ancien Testament le mot charité se rencontre à peine huit ou neuf fois; tandis, que dans le Nouveau testament, surtout dans les épîtres de saint Paul et celles de saint Jean, on le rencontre presque à chaque phrase et à chaque ligne. C'est notre loi à nous, la loi fondamentale de notre existence, l'élément dans lequel nous devons vivre.

Voyons donc ce que c'est que la charité. Il y a d'abord la charité de justice que nous devons exercer envers tout le monde. C'est l'application de la loi divine, fondée sur la nature même: “Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on vous fît à vous‑mêmes” (Tb 4:16; Mt 7:12; Lc 6:31). En d'autres termes, ne faites pas d'injustices. Ne faites tort au prochain ni dans son âme, ni dans son corps, ni dans ses biens. C'est la loi générale qui proscrit la calomnie, la médisance et le reste. Voilà la charité de justice, à laquelle nous sommes obligés, aussi obligés que nous le sommes d'aimer Dieu, puisque ce second commandement est semblable au premier. On oublie souvent cette loi. L’habitude de la vie du monde efface ce souvenir, parce qu'on a des exemples bien contraires dans le monde. Les journaux, les luttes provenant des différences d'opinions politiques, la vue de personnes plus ou moins méprisables arrivant aux honneurs, à la puissance, tout cela fait contracter l'habitude de parler mal du prochain. Chacun dit son sentiment, porte son jugement sur le prochain et le publie, quand la charité fait un devoir de le taire. Nous ferons mieux de suivre l'exemple des saints, de la bonne Mère Marie de Sales, à laquelle je n'ai jamais entendu faire aucune réflexion contraire à la charité, ni porter aucun jugement défavorable à qui que ce fût. J'ai déposé ce fait devant le tribunal de Paris, ce qui a produit la plus vive impression sur les juges, qui me le firent répéter plusieurs fois. Si le bon Dieu voulait nous donner la grâce de faire un peu comme cela, ce serait une bonne chose.

Après la charité de justice, il y a la charité de dilection, celle qui doit exister entre les frères, entre les membres d'une même communauté. Certes, cette dilection doit être autre pour nous que celle qui existe bien souvent entre les frères. Combien de familles où l'on est loin de remplir cette loi de la charité! Il y a une grande différence entre la charité de dilection et la charité de justice. Dieu lui‑même nous en donne l'exemple. Il a, lui aussi, sa charité de justice et sa charité de dilection. Il a sa charité de justice pour tous les hommes, mais il n'a pas la même dilection pour tous. A tous les hommes il donne la grâce suffisante pour se sauver; tous peuvent le faire; quelques âmes seulement sont victorieuses. Dieu leur a donné des privilèges, des dons spéciaux; il a fait des grâces surnaturelles, extraordinaires, des miracles; il illumine certaines intelligences. Comme nous le disait l'épître d'hier: “Je vous appelle amis” (Jn 15:15). Je vous ai séparés des autres pour vous donner plus que je ne leur donnais. Oui, certaines âmes ont ce qu'il y a de meilleur. Pourquoi? N'interrogeons pas Dieu.”Pourquoi votre œil est‑il mauvais, nous répondrait‑il, quand je suis bon?” (Mt 20:15). Mais c'est une vérité absolue, constante, que Dieu a des préférences, et personne n'osera lui en demander la raison. Des âmes ont été beaucoup plus pures, plus innocentes, et ont acheté par là les grâces de l'amitié divine; mais Dieu aurait pu faire les mêmes grâces à des êtres bien inférieurs en mérite.

Notre charité à l'imitation de celle de Dieu peut et doit donc être plus étendue, plus intime pour certaines âmes. Nous aurons non seulement la charité de justice envers ces âmes, nous nous efforcerons de ne pas les blesser par le scandale, mais en outre nous pratiquerons envers elles cette dilection qui fait qu'on aime davantage, qu'on soutient avec empressement dans les peines, qu'on porte aide et secours en toute circonstance, qu'on aime enfin ce prochain d'un amour d'affection. Nous sommes frères, nous faisons tous partie d'une même famille, nous avons un même père, une même mère. Pourquoi y aurait‑il chez nous telle maison et telle autre maison? tel père et tel autre père? Pourquoi le froid d'un côté et l'affection d'un autre? Ce serait une grande faute et un grand obstacle à cette charité de dilection qui doit régner entre nous. Beaucoup de choses nuisent à cette charité de dilection, et en particulier l'indiscrétion qui fait qu'on parle à tort et à travers, qu'on raconte ceci ou cela, ce que l'on a dit de celui‑ci ou de celui‑là. On atteint ainsi les personnes, on blesse la société au cœur. L'indiscrétion est un genre de péché qui blesse au premier chef l'amour de dilection qui doit régner entre nous.

Veillez bien à la charité envers le prochain envisagée à ce point de vue. C'est le grain de poussière, si vous voulez, mais il blesse la prunelle de l’œil de Dieu, de Dieu si magnifique dans les dons de sa dilection, si reconnaissant de tout ce que l'on fait pour lui. Ayez ces délicatesses-là. Que ce ne soit pas de la lourderie, ni de la niaiserie. Cela n'empêchera pas à l'occasion un petit mot d'esprit, mais pour peu qu'il peine le prochain, on fera mieux de n’en pas faire la pratique. On évitera scrupuleusement les censures de juge sur ceci ou cela, tout ce qui atteint tel ou tel, les petites indiscrétions surtout, qui sont souvent comme le seau d'eau qui éteint le feu de la charité. Habituons‑nous bien à cela. Un supérieur dans telle occasion dit sa pensée. Pourquoi la répéter? Pour vous faire valoir peut‑être, vous venez de commettre une faute énorme dont vous devez vous confesser, que vous devez réparer.  Comment guérir cette blessure‑là? Nous sommes obligés plus que qui que ce soit. Marchons‑nous pieds nus comme les Capucins? Jeûnons‑nous comme les Chartreux? Nous sommes donc obligés en retour à toutes les délicatesses de la charité.

Non seulement nous ne blesserons pas nos frères, mais nous les aimerons vraiment d'un amour d'affection. Il y aura entre nous quelque chose de fraternel, de liant, de bon dans le cœur. Nul de nous n'est parfait, et nous sommes tous loin de l'être. Le bon Dieu ne choisit pas des parfaits pour en faire des religieux; il choisit volontiers ce qu'il y a de plus mauvais, ce qui ne peut pas se conserver dans le monde; il le met à part et le soigne, comme Eugénie prend les prunes qui ne se conserveraient pas pour en faire des confitures. Voilà notre histoire. Donc ne nous étonnons pas de ne pas nous trouver parfaits, excellents: le bon Dieu prend des précautions avec nous.

Cette perfection que nous ne trouvons pas en nous, il ne faut pas nous attendre à la trouver en chacun de nos Pères ou de nos Frères. Prenez une assemblée de curés à table, dans une conférence.  Ils sont 7 à 8, je suppose. Écoutez ce qu'ils disent. Ce qu'ils disent, ils le disent bien, je vous assure. Il y a chez eux au moins autant de moyens que chez nous. Je vais plus loin, il y a plus de cœur, plus de charité que chez nous. Ils ne sont pas picotiers comme chez nous, ils sont plus larges dans les appréciations qu'ils font de leur prochain. Dites‑moi si ce n'est pas vrai. Faisons comme eux sous ce rapport. Ne nous étonnons pas d'avoir les uns vis‑à‑vis des autres à exercer beaucoup notre charité. Tous nous sommes plus ou moins originaux. Quelles que soient les difficultés de caractère et d'humeur, il faut que nous ayons les uns pour les autres un véritable amour de prédilection.

Mais comment faire pour en arriver là? Ce que je viens de dire donne peut‑être le moyen de trouver les ressources nécessaires. Aimons‑nous Dieu comme nous le devons, c'est‑à‑dire regardant en lui ceux qu'il aime et que nous devons aimer comme nos frères? Les nommons‑nous à Dieu à l'oraison, demandant pour les autres ce que nous demandons pour nous? Ne restons jamais seuls, dans la prière surtout. Efforçons‑nous de faire descendre la charité en nous, en faisant de grands efforts pour faire disparaître les difficultés que nous avons avec tel ou tel. Prenons‑les avec leurs difficultés dans notre oraison du matin. Celui qui a de la charité restera parmi nous, celui qui ne l'aura pas perdra infailliblement sa vocation.

Encore une fois, la charité c'est notre loi. Les Trappistes, les Capucins ne nous scandalisent pas, si nous ne trouvons pas en eux ces délicatesses que nous devons avoir en matière de charité. Ils vous diront volontiers, si vous parlez avec éloge de tel ou tel des leurs: “Il a tel défaut. Il est comme les autres. Les autres le valent bien, allez...” Il est bien rare qu'ils manquent de parler ainsi. Le bon Trappiste dira cela et sera néanmoins un saint. L'Oblat qui parlerait ainsi serait moins que rien. La délicatesse de la charité, c'est notre consigne, c'est notre ordonnance. Pratiquons donc la charité avec grande attention, traitons toujours cette vertu avec grand respect et grande affection. Est‑ce trop difficile? Non. Saint Augustin nous apprend que la loi de l'amour est accessible à tous. Si je vous disais d'aller aux extrémités du monde, d'aller chercher l'or de la charité dans les mines de 1'Inde, vous pourriez trouver cela difficile, mais vous n'avez pour cela qu'à descendre en votre cœur. C'est en vous, en votre cœur, en votre volonté qu'est le foyer de cet amour. Il suffit de souffler sur cette flamme. Aimons-nous donc bien, profondément, cordialement. Le lien de la charité, c'est le lien de la perfection et de la paix. Saint François de Sales, voulant fonder un Ordre religieux, avait pensé ne pas unir ses membres par des vœux, mais avec la seule loi de la divine charité. La perfection est assurée, car la charité est la base de la perfection, et où règne la charité là il ne se trouve nulle contradiction. Que cette pensée de Saint François de Sales soit réalisée par nous, et faisons‑nous une loi de la charité pour le prochain.

Il y a encore une autre charité, la charité de pénitence. Dans l'Ancien et dans le Nouveau Testament, nous voyons comment la charité pour le prochain efface les péchés, et saint Pierre nous  dit qu’elle couvre la multitude des péchés (1 P 4:8). Alors notre âme est pure, exempte de toute souillure. Nous qui n'avons guère d'autres pénitences, servons‑nous de la charité pour faire pénitence. Mortifions‑nous, jeûnons avec le caractère, avec la manière de voir du prochain. Cela vaudra bien le jeûne d'un morceau de pain. Nous réparerons ainsi nos fautes passées. Combien n'avons-nous pas eu de pensées, d'actes coupables contre notre prochain, combien d'injustices plus ou moins coupables n'avons-nous pas commises, que de choses faites ou voulues, qui font rougir nos fronts, qui font que nous voudrions nous cacher de nous‑mêmes. La réparation de tout cela est facile. Où est l'assurance pour nous que nous avons entièrement et absolument payé toute notre dette? Qu'est‑ce qui nous reste à subir de Purgatoire? Pourquoi ne pas profiter de cette circonstance favorable que nous offre la pratique de la charité, cette vertu si excellente en elle‑même et qui en même temps remplit si bien le rôle de pénitence? Vous êtes tenté de dire un mot contre un de vos frères, sous l'impression d'un sentiment mauvais; pourquoi vous arrêter à une impression pénible? Souvenez‑vous qu'en la sacrifiant vous obtenez le pardon des fautes du passé, de pensées coupables qui ont offensé Dieu.

Nous pouvons et nous devons nous appliquer à sanctifier et à purifier nos âmes par la charité, suivant le conseil de saint Pierre: “En obéissant à la vérité, vous avez sanctifié vos âmes” (1 P 1:22). Elle rend l'âme chaste et pure, elle efface les fautes, elle les répare. En examinant nos Constitutions, le Consulteur de la Congrégation, qui était un Père Capucin, fut frappé de voir que nous n'avions pas plus de mortifications que cela et dit: “Puisqu'ils ne font pas de mortifications, au moins ils en feront faire aux autres”. Et il ajouta à nos Constitutions une grande tirade où il nous fait prêcher au prochain le jeûne et l’abstinence. Voyez-vous ce Père Capucin? Il veut nous obliger à la pénitence et il veut que nous la fassions de la façon la plus efficace, dans l’exercice de la charité. Le jeûne est bon, mais ce sont des gros sous. La charité c'est l'argent, la charité c'est l'or, de “l’or purifié” (Ap 3:18). Prenez cet or et payez vos dettes. Beaucoup d'âmes, pour aller plus vite à cette pureté, à cette sainteté d'âme, font le vœu de charité. Cela tient l'âme en arrêt, cela lui fait sentir le joug et l'empêche de se laisser aller à l'impatience, à la colère. Pourquoi n'essaierions‑nous pas de faire ce vœu ad tempus, pour trois mois, pour six mois? On se rappelle plus facilement une obligation qu'on s'est imposée, une obligation qu'on considère comme un devoir d'état. Mettez‑vous‑y généreusement, de tout cœur. Nous n'avons pas de matière de pénitence plus parfaite; or la pénitence nous est absolument nécessaire, ou nous périrons tous. Si notre Maître des novices devenait encore plus sévère sur ce chapitre, il ne ferait pas mal. Demandons la grâce de bien pratiquer la charité, par l'intercession de la bonne Mère Marie de Sales, elle qui a pratiqué la charité d'une manière si parfaite, si complète et si constante.