Retraites 1887

      


SEPTIÈME INSTRUCTION
L’obéissance


Continuez, mes Amis, à faire votre retraite avec courage. Encore une fois, il faut mettre une grande exactitude aux exercices, il faut plier son âme, son cœur aux choses qui vous sont dites. Gardez bien la présence de Dieu, mortifiez votre intérieur. Que cette mortification ne vous quitte jamais surtout dans l'accomplissement de la Règle.

Ce matin, je vous dirai quelque chose de l'obéissance. L'obéissance a un caractère particulier: l'obéissance est dans la vie religieuse ce que la foi est dans la religion. C’est la base, la condition essentielle du salut, la condition essentielle de la prière. Personne ne peut aller à Dieu s'il n'a cru. La foi est ce qui mérite. Partout où Notre-Seigneur fait quelque éloge dans l'Evangile, c'est à cause de la foi. La foi est le moyen infaillible de gagner Notre-Seigneur: “O femme, grande est ta foi!” (Mt 15:28). Le centenier (Mt 8:10), les domestiques qui viennent trouver Notre-Seigneur (Mt 9:2), ceux qui entourent la fille de Jaïre (Lc 8:50), ceux qui portent en terre le jeune homme de Naïm (Lc 7:13), à quoi ont‑ils tous dû les miracles de Notre-Seigneur? À leur foi. La foi est tout, ou plutôt presque tout, à tel point que les hérétiques ont exagéré cette vérité et prétendu qu'elle suffisait sans les œuvres. C'est certainement la première condition de la religion: croire à la parole de Notre-Seigneur. Or il y a une similitude entière entre la foi et l'obéissance. L'obéissance est la foi religieuse. La foi est quelque chose d'impératif qui demande, en effet, comme l'obéissance religieuse, la soumission non seulement des actes, mais du jugement. La foi réclame de nous une adhésion entière, absolue, sans qu'il ne reste rien dans notre esprit, sans si, sans mais. L'obéissance est la même chose. C'est la première vertu théologale de la vie religieuse. Il n'est pas plus possible de s'approcher de Dieu sans foi que d'être religieux sans obéissance.

Mais est‑ce facile? L'obéissance est tellement difficile, tellement contraire à la nature de l'homme que Dieu fait homme n'a pu, lui, se soumettre à l'obéissance qu'après l'avoir apprise. C'est S. Paul qui nous le dit: “Tout Fils qu’il était, il apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance” (He 5:8). Il a fallu que Notre-Seigneur souffrît, endurât, pour comprendre comme homme, ce que c'était que l'obéissance. Comme homme, il ne savait pas cela, il n'aurait pu le savoir sans la souffrance, la douleur, l'épreuve. Est‑elle donc facile, l'obéissance? Mais c'est une chose impossible à l'homme; cela répugne à sa nature, à tout son être. Rien n'est plus avilissant que l'obéissance, rien n'est plus lâche que de se soumettre. Tout homme qui a un peu de valeur, un peu d'existence personnelle, ne peut se soumettre naturellement. Et de fait, se soumet‑on dans le monde? Voyez les assemblées qui gouvernent. Nous nous querellerons, nous nous écharperons et finirons pas établir une règle, une loi à laquelle nous nous soumettrons. De la sorte, c'est à nous‑mêmes que nous obéissons et à nul autre. Voilà le sens des lois d'aujourd'hui.

L'obéissance sans Dieu est donc une lâcheté indigne d'un homme; l'obéissance au point de vue naturel, trouve des résistances insurmontables dans notre nature. Qu'est‑ce qui peut vaincre ces obstacles? Les vues surnaturelles, la foi vive, énergique, peut seule la faire agréer. Encore une fois, il faut que le religieux fasse là un acte plus grand, plus étendu, plus parfait qu'en quelque circonstance et en quelque vertu que ce soit. C'est la grâce qui opère cela, comme elle opère la foi. Je ne puis pas croire sans la grâce de Dieu. Je puis mille fois moins, sans elle, obéir. Soumettre son jugement, sa volonté dans l'obéissance, c'est bien une autre épreuve que dans la soumission de la foi. La foi apporte des documents certains, des preuves théologiques qui ne sont pas autre chose que des preuves de raison. L'obéissance n'a pas cet appui; obéissez, et l'on ne vous donne ni motif ni raison. Rien dans la nature de la chose commandée, rien dans les circonstances pour vous appuyer; pas d'autre autorité que la parole du commandement. C'est la servitude au suprême degré. Il est dit au livre de l'Ecclésiastique [le Siracide]: “Ceux qui feront les actes de la sagesse divine, opéreront au nom du Seigneur, leur nation s'appellera l'obéissance et la dilection” (Si 3:1). Ceux à qui les œuvres de Dieu sont confiées, à qui il remet son pouvoir, l'exercice de son action dans le monde, cette nation, c'est bien de l'Oblat de saint François de Sales qu’il est question. C'est l'obéissance et l'amour, l'obéissance par l'amour. C'est l'amour, c'est la charité et la grâce de Dieu qui fera tout.

Obéir, c'est se soumettre à la Règle, aux ordres des supérieurs, et cela sous peine de péché, car il est difficile de manquer à l'obéissance, à la Règle, sans qu'il y ait quelque négligence, quelque faute d'orgueil, de paresse ou de sensualité, toutes choses qui rendent l'acte coupable. Obéir encore, c'est se soumettre au supérieur. Cette désobéissance est toujours péché, parce qu'elle est directement contraire au vœu d'obéissance. C'est par soi‑même une faute légère si la transgression est de peu d'importance, grave si elle est sérieuse. Une désobéissance en chose importante à un supérieur qui a l'intention de vous commander —  êtes‑vous profès des vœux temporaires ou profès des vœux perpétuels, la question n'y fait rien, l'obligation atteint tout le monde —  cette faute est extrêmement grave.

A quels supérieurs devez‑vous obéir? Au supérieur général en toute circonstance, en toute occasion. Pour le supérieur local, cette obéissance, quoique rigoureuse, n'a pas sans doute la même étendue, le même absolutisme, bien qu'elle ne puisse pas non plus être omise sans péché, sans manque à sa conscience. Vous devez obéir encore à tous ceux qui sont préposés aux différents emplois, au préfet des études dans les collèges, aux préfets de discipline dans les choses des études et de la discipline. Vous leur devez à tous l'obéissance religieuse, respectueuse, complète. Vous pouvez sans doute recourir au supérieur local et au supérieur général. Mais toutes les Règles vous diront que vous devez obéir d'abord, sauf à recourir ensuite à qui de droit, et faire valoir vos raisons.

La vie religieuse, c'est cela, c'est l'obéissance à la volonté d'autrui, c'est la soumission de notre jugement à la volonté d'un autre. C'est le contre‑pied de toutes les tendances de notre nature et de notre humeur, de tout ce qui nous irait le mieux, de ce qui nous plairait davantage. C'est la contradiction de toutes les inclinations humaines. Cette obéissance, répétons-le, doit se rendre à tous les supérieurs, au maître des novices si vous êtes novices; si vous êtes profès, obéissance entière et complète en tout, dans la direction des études. “Mais je ne puis pas obéir”. C'est que vous n'êtes pas religieux, vous êtes dans un état dangereux pour votre âme, pour votre vocation, si en mille circonstances si misérables, de si peu d'importance, vous tenez tant à votre propre jugement que vous manquez à des devoirs essentiels, sacrés. Le profès qui ne fait pas sa classe comme on lui dit de la faire, est dans un état de désobéissance dix fois plus coupable que s'il ne faisait pas son oraison. Il n'est pas obligé à son oraison par son vœu, mais son vœu l'oblige à obéir aux commandements de ses supérieurs.

Nous avons besoin de refaire notre théologie là‑dessus. Voyez les grands théologiens, les Pères de l'Eglise, les Instituteurs des ordres religieux. Demandez aux Congrégations romaines, tout le monde vous répondra cela: voilà le but de votre vœu d'obéissance, voilà ce que vous avez promis. Il ne suffit pas d'être pieux, il faut être encore bien plus obéissant. La piété est très nécessaire sans doute. Un religieux qui n'est pas pieux est le plus petit des religieux. Lisez saint Thomas, ce qu'il dit de l'obéissance religieuse, jusqu'où il va. Ce qu'il affirme est d'une rigueur extrême. Il faut se plier, se ranger à cela. Avez‑vous quelque motif de le faire? Vous avez tous les motifs du monde.

Ou vous êtes religieux, ou vous ne l'êtes pas. Si vous n'êtes pas capable d'obéir, vous ne pouvez pas être religieux. Faites autre chose. Mais voulez‑vous être religieux? On vous en a montré les obligations, vous en avez accepté le vœu; vous vous êtes engagés à une chose que vous ne faites pas; c'est un travers de jugement, un manque de jugement, une incapacité. La bonne Mère Marie de Sales disait que la plupart de nos fautes viennent de l'incapacité et que la plus grande plaie que le péché originel ait faite à l'homme, c'est l'ignorance, que l'ignorance est en général la cause de presque toutes nos fautes. Si vous admettez que l'ignorance et l'incapacité sont la cause de la désobéissance, et que vous désobéissez néanmoins, admettez que vous n'avez pas l'intelligence suffisante pour être religieux. Reconnaissez que vous en êtes incapables. Si vous avez de l'intelligence, comprenez donc alors qu'il faut obéir. Si vous avez du cœur et avec cela la grâce de Dieu, vous avez tout ce qu'il faut pour être obéissants. Je ne vois plus quel obstacle peut vous arrêter. Si vous êtes hommes de cœur, hommes d'honneur, ayant votre personnalité, dites: “J'ai promis d'obéir, j'obéirai; je ne veux pas marchander, épiloguer; c'est misérable, ridicule et lâche”. Le soldat que son capitaine appelle pour marcher à l'assaut et qui va se cacher derrière un buisson en disant: “J'irai tout à l'heure, je vais auparavant voir d'ou viennent les coups de fusil”, est‑il un soldat, et qu'est-il?

Prenons une bonne et forte résolution de faire l'obéissance. Mais ce qui manque c'est peut‑être l'intelligence. Comme le don de la foi, Dieu seul peut donner ce don. Comment? Quand nous l'aurons demandé. Faisons comme Notre-Seigneur, il a appris l'obéissance dans les peines, les travaux, les fatigues (He 5:8). Croyez qu'il n'y a pas d'autres moyens. Le secret où vous apprendrez l'obéissance est celui‑là. Saint Pierre à la fin d'une de ses épîtres dit aux premiers chrétiens qu'un grand moyen de sanctification et aussi un grand moyen d'obtenir le pardon de ses fautes, c'est l'obéissance: “En obéissant à la vérité vous avez sauvé vos âmes” (1 P 1:22). Faites tout pour obtenir l'obéissance, faites votre Directoire, recevez les humiliations qui se rencontrent, soyez bien exacts à faire la classe comme on vous dit. Tout cela sera bien méritoire. À cette école de la peine et de la souffrance, vous apprendrez ce que vous n'apprendriez pas autrement. Vous êtes des hommes. Quand vous éprouveriez un peu de gêne, soyez braves, ne vous écoutez pas tant, ne vous alanguissez pas vous‑mêmes. Restez forts. Préparez‑vous à cela à l'oraison du matin. “J'aurai à obéir aujourd'hui dans telle ou telle circonstance; mon Dieu, faites que je le fasse bien”. Ne vous laissez pas affadir, ramollir; gardez‑vous contre tous les exemples qui vous entourent, contre l'air même que vous respirez.

Nous avons donc bien compris l'obéissance. De même que la foi est la première des vertus, de même que la foi opère des miracles, l'obéissance aussi, la première des vertus religieuses, opère des miracles. Tous les miracles rapportés dans la vie des saints religieux ont été opérés par l'obéissance. C'est saint Maur qui, à la voix de saint Benoît, marche sur les eaux. Dieu, en beaucoup de circonstances, a fait des miracles par l'obéissance. C'est une lettre laissée inachevée qui se trouve terminée en écriture d'or. Prenez les annales de Clairvaux, elles sont délicieuses de poésie, d'extase de vie religieuse. Ce n'est que l'obéissance. Mettons‑nous‑y avec courage. Nous sommes hommes, soyons des hommes forts, généreux. Que notre courage ne consiste pas à nous vanter, à nous croire quelque chose, mais à nous vaincre. Le but est difficile et ardu: il n'en est pas de plus difficile, de plus ardu que l'obéissance. Prenons donc la résolution d'être parfaitement obéissants, malgré la crainte de ne pas bien comprendre l'obéissance, de ne pas bien l'exécuter. Le religieux qui en arrive là, est un homme bon à quelque chose. Celui qui n'arrive qu'à la moitié, qu'au quart de cela, n'est plus qu'une moitié, qu'un quart de religieux. Quelquefois on arrive à n'être plus rien du tout. Toute la substance, toute l'économie de la vie religieuse est là.

Notre obéissance, nous le comprenons, est basée sur la charité. Nous rendons à Dieu l'obéissance par amour, et c'est bien l'amour le plus complet et le plus parfait que nous lui puissions donner. Nous aidons par l'obéissance à la pratique de la charité entre le supérieur et l'inférieur; et c'est un point d'une conséquence immense pour l'esprit religieux. Mettre le supérieur à sa place, croire qu'en tout ce qu'il commande il parle au nom de Dieu, de qui il tient son autorité; soumettre par conséquent son jugement et cela par charité, par dilection, voilà ce que c'est que d'être vraiment religieux. Agir autrement, aller chercher sa voie ailleurs que dans le supérieur, c'est faire fausse route, c'est courir à sa perte; au contraire vivre en parfaite union avec son supérieur sans jamais se laisser détourner, voilà ce qui attire les bénédictions, les grâces de Dieu; voilà ce qui fait que tous, dans une communauté, n'ont qu'un cœur, une âme, une même impression, un même sentiment. C 'est là le lien, la force, le nerf de la vie religieuse.

Oui, c'est beau, l'obéissance, quand on l'envisage sous ce point de vue; c'est l'acte libre, l'acte de la souveraine liberté, l'acte qui nous met au‑dessus des inclinations, des impressions de la nature: “Je veux!” L'homme alors imite Dieu. Cette parole est d'après la foi la parole la plus énergique et la plus efficace de Dieu; c'est le moyen, l'agent infaillible des plus grandes choses et de tout ce qui existe. Demandez au divin obéissant sur le Thabor, à Jésus transfiguré, qu'il ne descende pas, qu'il dise toujours avec Moïse et Elie les paroles de l'obéissance de la Passion, qui rendent l'âme qui les écoute si heureuse! Dites‑lui: “Restez, restez, Seigneur, car il fait bon ici; dites‑nous toujours les paroles de l'obéissance et apprenez‑nous à en pratiquer les actes”.