Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La fidélité aux petites choses: notre fonds de sagesse

Chapitre du 18 octobre 1899

Nous voilà réunis nombreux aujourd'hui. Quand Notre-Seigneur a commencé sa mission, il n'avait pas autant d'hommes avec lui; et ce petit nombre a converti le monde. Il est vrai qu'il en a coûté cher aux apôtres: toute une vie de travail, de combats, de sacrifices, et même leur tête, puisque tous ont été martyrs. Saint Jean n'a pas eu l'honneur de mourir martyr, il peut tout de même en porter le nom. Il y a là pour nous, mes amis, un grand enseignement qu'il faut bien graver dans notre esprit: nous ne ferons auprès des âmes que ce que nous serons nous‑mêmes. Entendons‑nous. Nous pouvons bien avoir été misérables, incapables, pécheurs, et pourtant servir les âmes. Mais nous ne les servirons efficacement que dans la mesure de nos sacrifices. La bonne Mère a exercé un apostolat véritable. On se figure volontiers que cela ne lui a rien coûté. Eh bien, moi qui l'ai vue de près, je la regarde comme l'une des âmes les plus mortifiées que je connaisse. Elle ne s'imposait pas de choses exagérées du côté du corps, quoique, étant malade, elle ait passé, par exemple, cinq jours sans manger, jeûne que peu de religieux pourraient imiter. Mais elle se mortifiait par la pratique du Directoire, en s'appliquant à la volonté actuelle de Dieu sur elle, en s'exerçant à toutes les exigences de l'observance, en se donnant à chaque chose entièrement.  Jamais elle ne s'est donnée à moitié. Avec cela elle est devenue sainte et la cause de la sanctification de beaucoup d'autres.

De son temps, à la Visitation, c'était quelque chose d'admirable. Il y avait là des jours du ciel, où la volonté de Dieu était faite par tout le monde parfaitement. À qui devait-on cela? À la bonne Mère. Et la bonne Mère, à qui le devait‑elle? À sa fidélité sans bornes à sa Règle. Vous, vous venez tous pour travailler à votre sanctification personnelle et à celle des âmes. Or, mes amis, vous ne vaudrez que par ce que vous donnerez. C'est 1a pensée gravée sur le tombeau d'un grand seigneur au cimetière de Gênes: “Je n'emporte que ce que j'ai donné”. Ce n'est pas la peine d'être prêtre ou religieux, si on ne remplit pas son mandat, son programme.

Y arrive‑t‑on dès le début de son noviciat? Non. Au bout de 5 ans, 10 ans? Non. C'est l'affaire de toute la vie, le travail de tous les jours, de tous les instants. Il faut bien s'y résigner: “Il est bon pour l’homme de porter le joug dès sa jeunesse” (Lm 3:27). Oui, il est bon de ne pas se sentir libre de son imagination, de ses actions, de sa volonté, mais d'assujettir tout cela à la volonté de Dieu, au souvenir de la présence de Dieu. “Mais une pareille vie n'est pas tenable”. Si, et c'est le grand moyen d'être heureux. On prend une ferme résolution, et l'on s'y met tout simplement. Il ne s'agit pas de s'y façonner à l'emporte-pièce. Comme l'aimant, il faut nous charger graduellement, avec précaution, sans violence, car ce qui est violent ne dure pas. À l'oraison, qu'on prépare sa journée avec le bon Dieu, qu'on prévoie ses manquements, qu'on y fasse attention, qu'on y mette de la constance, d'après notre axiome religieux: “Di ‑ Car - Vi constans Oblatus permanet in vi”.

Le Directoire enveloppe toute notre vie: lever, oraison, travail, office, messe, santé, maladie, épreuves, consolations. Faisons comme le marchand qui prépare chaque jour ses opérations. Faisons comme l'état qui réalise des millions avec la fabrication des allumettes. Qu'est‑ce que cela vaut, une allumette? Un centième de centime, rien. La fidélité aux petites choses, voilà un fonds de sagesse, une plénitude de grâces. Serons‑nous donc continuellement sous le joug? Pourquoi pas? Au séminaire, je l'ai vu faire: jamais un mot en dehors de la règle. On faisait cela en esprit de foi, et tous ceux qui le pratiquaient sont devenus de saints prêtres. Voulez-vous les imiter? Prenez‑en les moyens, faites votre Directoire.

Suivez l'obéissance donnée, comme Notre-Seigneur, le premier Oblat, suivant le mot de Mgr de Nice: “Oblatus est quia ipse voluit”. Dites aussi: “Je suis Oblat, parce que je l'ai voulu vraiment”. Rien ne développe autant l'homme que cette vie‑là; rien ne donne plus d'aptitudes, de lumières, de vues. Et ces lumières, ce sont les vôtres. Lorsque vous vous en servirez, elles produiront leur effet. Elles ne viendront pas d'un livre. C'est Dieu même qui vous éclaire. Où saint Paul a‑t‑il été à l'école? à quelle université? Où a‑t‑il pris ses grades de philosophie, de littérature? Et pourtant quel est celui qui a parlé jamais comme saint Paul, qui a pénétré les profondeurs de la vie unitive comme saint Paul? Eh bien! le genre de vie que vous mènerez avec le Directoire fera de vous des théologiens, des savants, car par là, dit saint Bernard, notre âme devient le miroir de la divinité. Dieu se plaît à s'y regarder, et nous, nous y voyons ses divines perfections.

Comment arriver là? Par de profondes réflexions? en se mettant la tête à la torture? Non. Il faut faire bonnement et simplement son Directoire. En s'assujettissant, on obtient le don de l'union à Dieu et de l'intelligence. La bonne Mère disait que le péché originel avait blessé davantage l'intelligence que la volonté. Donc, c'est à Dieu de nous éclairer. Etudiez la théologie dans ces dispositions‑là, le traité de l'Eucharistie, par exemple, à la suite de saint Thomas, des grands interprètes, et vous verrez. Cette récollection, ce recueillement des facultés fait que la lumière divine les pénètre, les vivifie. Alors on n'est plus un écho vide, ou plutôt l’on est l'écho de Dieu. Tout ce que vous avez acquis vous devient personnel, s'identifie avec vous, devient votre propriété. Comment donc en arriver là? Par le Directoire. C'est comme l'écrin qui  renferme vos richesses, ou plutôt comme la cornue du chimiste, où tous les éléments acquièrent une forme nouvelle.

Bien accomplir le Directoire est pour nous une affaire essentielle. Pourquoi saint François de Sales était‑il un si habile directeur d'âmes? C'est parce qu'il a su donner à l'homme un moyen d'action. Par le Directoire, il organise et féconde tous les mouvements. Grâce à lui tout se trouve surnaturalisé, divinisé. Là‑dedans, pas d'idées extraordinaires. C'est l'Evangile tout pur: “Hors de moi vous ne pouvez rien faire” (Jn 15:5).  Ou encore: “[Il faut] prier sans cesse et ne pas se décourager” (Lc 18:1). Toujours prier? Mais alors, on n'aura plus le temps de rien faire! Saint François de Sales vient avec son petit livre, qui nous fait prier toujours sans jamais nous lasser. Au point de vue spirituel, voilà une richesse incomparable. Il nous donne un fonds, une habitude, une méthode pour que tout, absolument tout, nous rapproche de Dieu. Il est vrai que ce n'est pas chose facile. Combien de fois la bonne Mère me pressait d'entrer dans cette voie? Comme je résistais: “Le bon Dieu”, disait‑elle, “vaut pourtant bien la peine qu'on lui donne tout”. Ce n'est pas aisé de donner tout. Avec cela, on serait un des plus grands saints du paradis. Au moins faut‑il essayer de s'y mettre petit à petit. Un mot omis par obéissance, ce n'est rien, et pourtant ce rien est un acte d'amour qui vous donne droit à demander une part de la toute puissance de Dieu, qui vous donne droit à sa grâce. Voyez quelle sorte de haute sagesse, de profonde philosophie que cette pratique de la fidélité. Entrez‑y pour que cela vous reste. Quand on se conduit ainsi, on évite bien des péchés. La langue, par exemple, fait pécher contre la charité, la discrétion, l'humilité, la vérité. Si vous observez votre Directoire, vous  évitez ces fautes. Et quand toute une communauté marche dans cet esprit‑là, il n'y a rien à désirer, c'est un coin de paradis. Je n'exagère rien. Mettez‑vous‑y et vous verrez.