Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Les deux moyens d’apostolat

Chapitre du 28 juin 1899

“Que toute leur vie et exercices soient pour s'unir avec Dieu”. Ces paroles sont bien courtes, mais elles sont remplies de sens. “Ils ne doivent rien tant désirer que d'être tellement vertueux,  que leur bonne odeur, en agréant à Dieu, se répande dans les coeurs des fidèles”. L'union à Dieu et la bonne édification, voilà les deux moyens d'apostolat que nous propose saint François de Sales. Et ne croyez pas que ce soient de vaines phrases proférées au hasard. Non, c'est à dessein qu'il nous y exhorte, car parfois on aurait peine à en comprendre l'importance.

Il me souvient toujours de l'insistance avec laquelle M. Lejeune, supérieur du petit séminaire, nous commentait la recommandation du Concile de Trente: “Que leur comportement habituel soit empreint de sérieux, exempt de tout excès et plein de sentiment religieux” Il nous en était resté à tous une impression profonde. Or si c'est vrai du simple prêtre, à plus forte raison du religieux. Le Directoire veut que nous, Oblats, nous attachions les âmes à Dieu par la “bonne odeur” de nos vertus, et le Directoire est pour nous obligatoire, puisqu'il fait partie intégrante des Constitutions. Le Directoire exige que nous donnions extérieurement des signes de piété et de recueillement qui aillent jusqu'au cœur des fidèles et les gagnent à la foi. C'est donc le point le plus essentiel de nos obligations.

Dans les autres ordres il y a des jeûnes, des disciplines. Chez les Jésuites, il y a les labeurs de la prédication, l'assujettissement à une obéissance stricte qui rompt la volonté. C'est à ce prix qu'ils gagnent les âmes. Chez nous, nos dispositions intérieures et extérieures sont précisément les moyens d'opérer les conversions. Si nous ne réalisons pas les recommandations du Concile de Trente, nous ne sommes pas des Oblats, nous n'arriverons à rien.

D'abord un Oblat doit proscrire toute manière déplacée. Sans doute il y a camaraderie et camaraderie. J'ai connu bien des séminaristes unis par une affection bonne et louable. Ce que nous devons éviter, c'est la légèreté dans les rapports qui tournerait au laisser‑aller, à la recherche de ses aises et même à l'immodestie. “Nous sommes entre nous”, dira‑t‑on. Non, vous êtes entre Dieu et votre Règle. Si vous dirigez toute votre conduite d'après ces principes, l'amitié qui en découlera sera solide et sérieuse, sanctifiée par la prière et le recueillement, le vrai lien des cœurs. Pour faire un Oblat, il faut ces conditions‑là, qui nécessitent assurément une mortification continuelle, cette mortification que Rome considère comme suffisante, comme on le fit remarquer au bon Père Capucin qui voulait faire insérer dans nos Constitutions des austérités particulières. Si, au contraire, ces rapports mutuels dégénèrent en camaraderie vulgaire, c'est archi-mauvais.

J'insiste fortement sur ce sujet, parce qu'au noviciat il faut vous former aux manières que vous aurez à observer dans nos maisons, et dans la société, là où l'obéissance vous enverra. “Mais c'est affaire de caractère; on agit comme cela quand on y est enclin par tempérament”.  Pas le moins du monde! Nous devons nous 1'imposer par vertu. Qu'un séminariste se permette ces familiarités, lui qui un jour sera son propre maître dans son presbytère, et aura à communiquer avec les confrères voisins qui auront les mêmes manières, c'est autre chose. Mais vous, vous devez vous placer à un tout autre point de vue. Vous devez agir entre vous comme en présence des étrangers: même réserve, même ton de bonne éducation. C'est un point auquel on tient extrêmement dans les noviciats religieux, par exemple, chez les Pères Jésuites.

Agissez avec modération. Inutile, je pense, de faire cette recommandation à propos du travail. Tous, nous aimons bien la besogne toute faite. Il ne serait probablement pas hors de propos de vous engager à mettre un peu plus de zèle à votre besogne quotidienne. Oh! que j'aime les jeunes clercs, les jeunes religieux, qui travaillent et qui prient. En dehors il n'y a rien. Je suis sévère aujourd'hui, mes amis. Est-ce à tort? Voilà le clergé de nos jours. Le Pape s'en plaint. Il y trouve l'influence d'un défaut d'éducation morale et religieuse. Nous devons y prendre garde et apporter en tout: récréation, tenue, boire et manger, cette réserve, cette simplicité, si appréciables, que saint  Paul ne croyait pas pouvoir trouver de plus forte considération pour convaincre les premiers fidèles, que la tenue, la manière d'être du Sauveur lui-même: “C’est moi, Paul en personne, qui vous en prie, par la douceur et l’indulgence du Christ” (2 Co 10:1). Sachons nous y conformer en toutes circonstances, afin qu'en nous on voie Jésus-Christ et que nous soyons toujours prêts à porter ces chaînes dont parle saint Paul.

À cette réserve, à cette modestie, joignons la piété, la douce influence du sentiment surnaturel. J'ajouterai la charité, ce lien unique dont saint François de Sales aurait voulu unir tous les enfants, ce lien amplement suffisant pour la perfection religieuse. J'en ai fait l'expérience avec les Oblates. À une certaine époque, je ne voulais même plus les confesser, tant elles me semblaient en désaccord avec moi. J'eus la pensée de leur faire faire le vœu de charité, et depuis lors tout a été pour le mieux. Maintenant les étrangers qui viennent nous voir me disent volontiers: “Si j'étais fille, je me ferais Oblate”.

Mais pour les Oblats, on ne me dit pas la même chose. Non, ce n'est pas de la charité que de déblatérer contre ses voisins, contre ses supérieurs. Et qu'arrive‑t‑il? Il faut que le cœur se dédommage. S'il ne s'emploie pas à l'exercice de la charité, il tombe dans les amitiés particulières. Quoi de plus honteux et de plus stupide que ces attachements sensuels? Qu'on en éprouve la tentation, il n'y a pas lieu de s'en étonner; nous en sommes tous là. “Vois: mauvais je suis né, pécheur ma mère ma conçu” (Ps 51:7). Mais le bon Dieu sait faire surabonder la grâce là où abonde l'épreuve.

Serons‑nous pour cela, et à cause de la grâce de Dieu, impeccables? Non, mais, autre chose est de vivre dans la vigilance, autre chose de se laisser aller à ses passions. Méfiez‑vous de ceux qui protestent de leur sincérité et qui s'estiment au-dessus des autres. Dieu les abandonne et ils tombent parce qu'ils sont des orgueilleux. La vertu n'a pas d'autre base que l'humilité, la défiance de soi‑même. Je vous engage à faire cette semaine une sérieuse attention à cela. Appliquez‑vous à ces procédés délicats entre vous, vis‑à‑vis des anciens comme vis‑à‑vis des plus jeunes. Si vous sentez vos forces faiblir, invoquez le secours de Dieu, on ne se fait pas vertueux tout seul. Réussit-on du premier coup?. Oh! non, c'est un travail de toute la vie. Il n'y a pas à s'effrayer des manquements, pourvu que la volonté s'applique à chercher Dieu, et cela dès le début de sa formation. Ce n'est pas l'ordinaire que ceux qui ont été de mauvais drôles au séminaire fassent plus tard quelque chose de bon. À vous, novices, c'est d'autant plus nécessaire que vous faites l'apprentissage de votre métier. La fidélité à cette pratique est la meilleure preuve d'un caractère énergique, je dirai même héroïque. Mes condisciples du séminaire ont fait cela; je les vois dans mes souvenirs. Les uns sont devenus de saints prêtres, d'autres sont restés des êtres insignifiants. Il ne nous est pas difficile de choisir ceux que nous voulons imiter.