Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Correction fraternelle et reddition de comptes

Chapitre du 26 mai 1897

“Chaque mois le supérieur, ou celui qui en tiendra la place devra faire, soit en chapitre, soit en particulier, la correction fraternelle à tous les Oblats, sur les fautes ou les défauts relativement aux règles et aux Constitutions” (Const., Art. XVIII:1; p. 66).

C'est un article que nous n'avons guère fait jusqu'ici. Nous ne l'avons pas fait régulièrement, parce que la chose n'est pas facile au supérieur, et qu'elle n'est pas agréable du tout à l'inférieur. Voilà. Il faudra pourtant que nous nous y mettions. Nos Constitutions disent formellement que la reddition de comptes n'est pas obligatoire. Le décret du Saint‑Père Quemadmodum dit que le supérieur non prêtre qui l'exigerait, serait coupable et encourrait une peine canonique. Ce décret qui ne s'applique pas à nous, mais aux congrégations de femmes et aux instituts d'hommes non ecclésiastiques, comme les Frères des Ecoles Chrétiennes, a été promulgué il y a quelques années, parce que dans plusieurs communautés de femmes et aussi d'hommes il y avait eu des abus. J'ai eu connaissance de quelques‑uns de ces abus vraiment très graves. Le Cardinal Verga a pris une mesure absolue et générale, et comme toutes les mesures absolues et générales, elle atteint des communautés qui n'avaient rien à se reprocher. Il eût été difficile peut‑être de faire la mesure inégale, de distinguer entre les diverses congrégations, de frapper les unes et d'exempter les autres. Le décret ne distingue pas et frappe toutes les Congrégations de femmes et les congrégations de Frères. Pour ces congrégations, le décret inflige une peine canonique grave aux supérieurs et supérieures qui exigent la reddition de comptes de conscience. Mais le décret ajoute qu'il est toujours loisible aux sujets de faire cette reddition spontanément.

Il est évident que si l'on veut avoir le bénéfice d'une pratique religieuse, il faut nécessairement faire cette pratique. La reddition de comptes qui se bornerait à la pratique extérieure de la Règle, sans qu'il y ait manifestation de la conscience, ne tombe pas du tout sous le coup du décret Quemadmodum, et par conséquent peut être exigée par les supérieures et les supérieurs non prêtres.

En ce qui nous concerne, nos Constitutions disent que chaque mois le supérieur, ou celui qui tient sa place, doit faire la correction. Et d'autre part elles disent que chaque mois aussi l'inférieur peut faire à son supérieur la reddition de comptes. L'un est obligatoire, la correction; l'autre est facultatif, la reddition de comptes. Si d'un côté Rome a retranché, si elle a enlevé la stricte obligation de la reddition de comptes; de l'autre côté, du coté de la correction, elle a surchargé, elle a ajouté une obligation. C'est très bien comme cela.

Est‑ce à dire, en suite du décret Quemadmodum et des modifications apportées sur ce point aux Constitutions des congrégations religieuses, que la reddition de comptes a perdu de son importance, et surtout qu'elle n'est plus dans l'esprit de l'Eglise? Mais l'Eglise ne défend pas du tout la reddition de comptes, puisqu'elle permet expressément l'ouverture de cœur spontanée aux supérieurs. Elle défend seulement aux supérieurs d'exiger cette ouverture de cœur et de conscience . “Hoc autem”, dit le décret, article III, “minime impedit quominus subditi libere ac ultro aperire suum animum superioribus valeant, ad effectum ab illorum prudentia in dubiis ac anxietatibus consilium et directionem obtinendi, pro virtutum acquisitione ac perfectionis progressu”.- [“Ceci ne fait pas du tout que les sujets ne puissent pas ouvrir leurs âmes aux supérieurs librement et spontanément dans le but d’obtenir de leur prudence conseil et direction dans leurs doutes et perplexités, se faisant ainsi aider dans l’acquisition des vertus et dans le progrès vers la perfection”].

 

Il faut donc toujours engager les Visitandines et les Oblates à la plus grande simplicité, confiance et ouverture de cœur à leurs supérieures, non pas sans doute pour les choses qui sont proprement du domaine de la confession. Jamais la bonne Mère n'eût laissé dire en reddition de comptes à ses filles un manquement qui fût une faute théologique. Cette confiance n'est pas contraire du tout à l'esprit de l'Eglise. Elle ne va nullement à l'encontre de son décret, au contraire, puisqu'elle-même l'accepte et l'autorise, quand l'ouverture est libre et spontanée.

C'est tout à fait le sens de ce que j'ai toujours vu pratiquer à la Visitation, et de ce qui doit se pratiquer chez les Oblats et les Oblates. Rendre comptes n'est pas confesser ses péchés, mais ouvrir son âme, son cœur, montrer ses dispositions intimes, sa bonne volonté, demander lumière et conseil. Il y a des aumôniers de religieuses qui ont argué du décret Quemadmodum pour jeter la défaveur sur l'ouverture de cœur aux supérieures. C'est une grave erreur, surtout vis-à-vis de la Visitation. C'est une erreur majeure et capitale. Un aumônier, un peu dépourvu de jugement, ne faisait-il pas publiquement la distinction, dans sa communauté, entre les filles de la sainte Eglise, qui ne faisaient pas la reddition de comptes, et les filles du saint fondateur, qui profitaient de l'article III pour continuer de la faire?

D'après le décret donc, chez les religieuses et dans les Instituts de Frères, tout comme chez nous, Oblats de saint François de Sales, d'après nos Constitutions, la reddition de comptes n'est pas obligatoire. On la négligera, on ne fera pas de péché pour cela, on ne manquera même pas à la Règle. Mais comprenons bien, mes amis, que si nous négligeons de faire la reddition de comptes, nous ne recevrons pas non plus la grâce qu'elle nous eût apportée, laquelle, nous dit le Directoire, “est de si grande importance pour maintenir l'esprit de l'Institut en sa perfection, que quand il manquera, l'esprit de la Congrégation défaudra, lequel étant conservé, enrichira le paradis d'âmes” (Dir., Art. XVIII; p. 135).

Il nous faut bien prendre cette manière d'agir vis‑à‑vis des âmes religieuses. Il ne faut jamais détourner une religieuse de sa supérieure et lui fermer à son endroit le cœur ou la bouche. Certes il ne faut pas l'envoyer se confesser à sa supérieure et lui manifester sa conscience, mais il faut tâcher de lui ouvrir et épanouir le cœur à l'endroit de celle qui est sa mère. A l'apparition du décret, il y eut beaucoup de sottises de dites et de faites, bien des choses mauvaises. C'était le confesseur qui dorénavant, pour entrer dans l'esprit de l'Eglise, devait tout être et tout faire: la supérieure n'était plus rien. Pour un peu, c'est le confesseur qui aurait donné toutes les permissions, fait toutes les réprimandes et gouverné absolument la communauté; la supérieure n'avait plus le droit de rien. 

Nous n'avons, chacun de nous, quelque valeur que quand nous restons dans les limites de notre juridiction, dans les limites des fonctions dont on nous a chargés. Restons dans une conformité absolue avec ce qui est prescrit par les Règles et les Constitutions. C'est ainsi seulement que nous serons des êtres utiles. Croyez bien que, par vous‑mêmes, vous avez une mince capacité. Et eûssiez‑vous les plus grandes capacités, vous devez toujours vous appuyer, vous fonder sur ce qui est “marqué”, comme on dit à la Visitation, sur ce qui est écrit dans la Règle, les Constitutions, le Directoire. Voilà sur quoi nous devons développer notre talent et nos petites ou grandes capacités. Il ne s'agit certes pas de faire du nouveau. Qui sommes- nous pour faire du nouveau? C'était la règle que s'était tracée saint François de Sales. Mille fois j'ai vu la bonne Mère s'adressant à ceux qui la consultaient, prêtres, professeurs de théologie, gens mariés, jeunes filles, personnes du monde, indiquer toujours les moyens les plus naturels, recommander l'obéissance au devoir. C'était avant tout ce qu'il fallait faire. Elle avait pris cela dans la meilleure théologie. La perfection, pour elle, c'était toujours la conformité absolue aux lois de la sainte Eglise, aux Constitutions, aux devoirs de famille. Toutes les fois que nous avons à exercer quelque ministère, dans la confession, la direction, la prédication, souvenons‑nous toujours bien de ceux à qui nous nous adressons. Mettons‑nous en face des personnes qui sont là devant nous. Ne nous adressons pas à nous-mêmes, mais à elles.

Nous sommes arrivés au Patronage Saint-Charles bien à propos. C'est une des premières et des plus anciennes œuvres de jeunesse de Paris. Que de fois M. Legentil m'a dit: “P. Brisson, faites donc des Oblats, beaucoup d'Oblats, remplissez‑en le monde, vous doubleriez les forces de l'Eglise. Dix aumôniers”, continuait‑il, “se sont succédés à Saint-Charles. Tous étaient en brouille avec le directeur. L'archevêque ne pouvait plus nous en donner. Depuis qu'il y a des Oblats, depuis le P. Delaage et le P. de la Charie, nous avons la paix, tout marche bien. Ils font bien leur tâche, sans rien vouloir commander de ce qui ne les concerne pas. Ils se mettent assez de côté pour laisser le directeur à sa place toute entière. Eux restent à leur place et oublient entièrement leurs manières de voir et de faire personnelles. Je vous remercie bien, de nous avoir donné des Oblats”.

Cela va donc très bien par là. Il faut que nos manières de faire et de voir, nos actions et nos volontés soient toujours bien dirigées dans le sens de ce qui se pratique dans les différentes maisons où nous nous trouvons, dans les différentes situations, les différentes congrégations où l'on vous appelle à travailler. Faites ce qu'on demande de vous, ce qui est de votre tâche et de votre devoir, et n'empiétez pas sur ce qui ne vous regarde pas.

Une histoire. Voilà que l'évêque donne un aumônier à une communauté de religieuses. On l'envoyait là pour dire la messe, confesser, faire quelques instructions. L'aumônier se lance à corps perdu dans la gestion des intérêts temporels de la communauté, dans les questions concernant le fisc et les impôts réclamés. Il met toute la maison sens dessus dessous, et il se met lui‑même en pleine révolte avec son évêque. On vient de l'interdire. Il aurait fait humblement sa petite besogne, disant son bréviaire et confessant ses religieuses, il aurait bien tenu sa place, la maison serait demeurée bien tranquille, et lui aussi.

Je reviens au petit article des Constitutions que je lisais tout a l'heure. Je suis le fondateur, je dois dire ma pensée. Lorsque nous serons devenus d'assez bons religieux, tous, nous recevrons en public cette correction. A la Visitation, cela s'appelle “avertissement en chapitre”. Une Sœur se lève en chapitre et demande la permission de faire un avertissement à telle Sœur qui, par exemple, vient en retard à l'office ou à quelque exercice. C'est rude à faire un avertissement. Nous ne pouvons pas encore faire cela, je crois; nous ne sommes pas assez fervents. Le jour où, dans une maison, on sera capable de faire et aussi de recevoir les avertissements, il faudra qu'on s'y mette. La vie religieuse fait faire des miracles au‑dehors, quand on a commencé d'en faire au‑dedans. Hâtons‑nous de faire des miracles au‑dedans.

On fera donc la correction fraternelle en secret ou à la reddition de comptes, en attendant que nous ayons assez de vertu pour la faire en public. Il faut bien connaître les lois de l'équilibre. Voilà une balance avec un poids de cent kilos. Si je mets quelque chose pesant cent kilos, dans le plateau opposé, c'est l'équilibre. Si je mets quelque chose pesant 110 kilos, mon plateau s'abaisse, cela penche, il n'y a plus équilibre. L'équilibre moral, c'est la même chose. Vous voulez faire de grandes choses, obtenir de grandes grâces, faire réussir une mission, sauver une âme de pécheur, obtenir une chose très importante. Mettez dans l'autre plateau de la balance quelque chose qui soit suffisant pour faire l'équilibre, et même un peu plus. Donnez à Dieu en vertus, en sacrifices, en abandonnement, un peu plus.

Il faut avoir du cœur, de 1'énergie, de la persévérance et nous ferons quelque chose, mais c'est à ce prix‑là seulement. Dire, c'est bien, c'est montrer le chemin, mais ce n'est pas faire le chemin. Quand nous disons et faisons le chemin, nous conduisons par la main, nous portons en quelque sorte l'âme qui nous est confiée. Mais pour cela, il faut payer de sa personne.

Comment faudra‑t‑il que nous fassions cela? Avec la méthode de saint François de Sales. Nous prendrons les moyens les plus convenables, ceux qui n'humilient et ne rebutent pas le prochain, mais qui au contraire l'encouragent, l'acheminent doucement au devoir, lui apprennent la manière de s'y prendre. C'est ainsi que nous arriverons, nous entrerons dans le chemin et que nous y ferons entrer les autres. Il faut que l'homme moral se forme en nous et qu'il se fortifie de plus en plus. Or l'homme moral, pour nous, c'est le religieux, le bon religieux. Faisons des exercices sur nous‑mêmes, travaillons sur nous‑mêmes et nous arriverons à acquérir une personnalité réelle et puissante.

Demandons cela à saint François de Sales, à la bonne Mère. Allez bien souvent à la bonne Mère: “Mais c'était une femme”. Mes amis, je suis déjà un petit peu vieux. J’aurai 80 ans bientôt. J'ai vu bien des hommes et bien des femmes en ma vie. En rappelant tous mes souvenirs, tout ce que j'ai vu, tout ce que j’ai entendu, je puis dire qu'il y a bien peu d'hommes qui ont atteint la force morale et l'intelligence pratique de la bonne Mère. Je puis le dire. Pour moi, la bonne Mère, c'est un homme, et un homme solide.

“Dieu des Pères et Seigneur de miséricorde, ... donne-moi celle qui partage ton trône, la Sagesse” (Sa 9:1; 4). Dites-le souvent, et alors en récompense, Dieu vous donnera un cœur grand, grand comme la mer. Il vous donnera une intelligence qui pénétrera tous les secrets, depuis l'hysope jusqu'au chêne et au cèdre du Liban, depuis la fourmi jusqu'à l'éléphant , comme il est dit dans l'histoire du Roi Salomon.