Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La charité positive: la plus profitable et la plus grande des mortifications

Chapitre du 5 mai 1891

On avait chargé un P. Capucin, consulteur à Rome, de revoir nos Constitutions. Dans son rapport, il trouvait très belle la doctrine de saint François de Sales, mais il ajoutait qu'il n'avait pas trouvé dans ces Constitutions la trace d'aucune mortification extérieure, et qu'aucune communauté ne peut subsister sans pénitence et mortification extérieure. Il voulait qu'on mît une discipline de règle le vendredi, des jeûnes la veille des fêtes solennelles. Mais la commission n'a pas jugé à propos d'admettre cette adjonction, disant que si les Oblats accomplissaient déjà bien fidèlement leurs Constitutions et leur Directoire tels qu'ils sont, ils auront suffisamment par là-même de pénitence et de mortifications extérieures aussi bien qu'intérieures.

Mes amis, il faut bien comprendre les affaires. Saint François de Sales est très doux. C'est entendu et c'est vrai. Mais quand on pénètre au fond de sa doctrine, on voit que la mortification, tant extérieure qu'intérieure, est bien entière, bien complète. Lui‑même était très mortifié dans sa nourriture, dans son vêtement, dans sa tenue. Sa doctrine nous prêche sans cesse et sans ambages tout ce que nous devons à Dieu de mort à nous-mêmes et à nos sens, de mortification tant extérieure qu’intérieure. C'est notre vie toute entière dans la doctrine du saint: nous renoncer nous-mêmes pour vivre unis à Dieu. C'est là toute notre vie, tout notre exercice. Et ce ne doit pas être une mortification dont Dieu seul restera témoin et qui sera stérile et sans effet. Notre mortification doit produire un bien immense, d'abord en nous-mêmes, et ensuite dans le prochain. Dans l'acte d'amour que nous demande le Directoire, quand il nous fait nous renoncer nous-mêmes pour être uni à Dieu et dans l'édification que cette union à Dieu apporte au prochain, se trouve la meilleure et la plus profitable des mortifications.

Comment pratiquer cette mortification? Saint François de Sales nous en donne le moyen. Nous sommes en communauté. Nos goûts, nos caractères ne sont pas les mêmes. Il y a, par conséquent, des frottements, des chocs qui peuvent être fréquents, sensibles et parfois douloureux. Saint François de Sales nous dit non seulement de supporter ces chocs, mais de les agréer avec douceur et patience, en faisant acte de vertu, et de bien faire en sorte que tout ce qui nous coûte concoure au bien des âmes et à celui de la sainte Eglise.

Pour cela, mes amis, je vous conseille ce que je vous ai déjà conseillé maintes fois — et tous ceux qui m'ont écouté s'en sont bien trouvés — de faire le vœu de charité. Or ce vœu ne consiste pas seulement à ne pas dire du mal de son prochain, mais à être prévenant, condescendant, bon et serviable pour lui. La charité doit être positive, et non pas seulement négative. Il faut aider notre prochain dans tout ce qu'il a à faire par nos prières, par notre sympathie, par tous nos efforts et aux dépens de nous-mêmes. Quand nous en serons arrivés là, nous aurons alors, mes amis, la plus belle communauté qu'on puisse trouver.

Il faut que nous aidions notre prochain par la prière. Ainsi voilà un de nos Pères qui est adonné à la prédication, au ministère des âmes. Il faut prier tout spécialement pour lui. C'est pour nous un devoir sacré de prier pour ceux qui en ont le plus besoin: à l'oraison, à la sainte messe, dans nos communions. Il faut prier pour ceux surtout dont les manières de voir ne sont pas les nôtres. Et c'est ainsi que se fera la fusion des volontés, des affections, des esprits et des cœurs. En pratiquant la charité de cette manière, on a une communauté forte et unie, sainte aussi. C'est le moyen d'aller au ciel par le chemin le plus court, mais cela n'est pas facile du tout. Et c'est bien la mortification la plus grande que l'on puisse imaginer. Dès lors que cela coûte, cela vaut quelque chose, et davantage que de se priver d'un morceau de pain. Tâchons donc de bien entrer dans cette voie; nous serons alors de vrais Oblats. Apportons tout notre concours à l’œuvre de notre prochain, soyons bons pour lui, compatissants, “révérencieux”, dit saint François de Sales. Chacun a ses misères, ses faiblesses, ses originalités, qui sont souvent en contrepoids avec les nôtres. Voilà certes une matière à sacrifices, plus abondante que le jeûne au pain et à l'eau. Et qu'arrivera‑t‑il alors? C'est que ces choses‑là se sentent. Vous jeûnez, personne n'en profite directement que le jeûneur, personne n'en est édifié ni encouragé. Vous faites un acte de charité; vous êtes doux, patient, condescendant, tout le monde en est édifié. On vous voit à la place où vous devez être. Essayons de nous exercer à cela. Pourquoi, la plupart d'entre nous, ne ferions‑nous pas le vœu de charité, après avoir pris l'avis de notre confesseur, pour 15 jours par exemple?

Ce que je vous dis là, je ne m'en dissimule pas la difficulté, l'impossibilité naturelle. Pour le faire, il faut une grâce spéciale que le bon Dieu ne refuse pas. Ce lien surnaturel qui s'établit ainsi entre les religieux fait qu'il y a entre eux égalité d'humeurs et rend les rapports beaucoup plus faciles. Il faut donc absolument que nous arrivions à cette pratique de la charité. Voilà un Père qui fait quelque chose, il ne faut pas se mettre à l'encontre de ce qu'il fait et essayer de le démolir. Au contraire, il faut l'aider par la prière et éloigner de lui les difficultés quand nous le pouvons. C'est grand, c'est beau cela! Tout autre chose est petit, mesquin. Un tel ne fait pas comme nous voudrions et nous le blâmons, nous l'envoyons promener. C'est faire preuve de peu d'intelligence et de peu de vertu.

Réfléchissons bien à cela. Faisons notre vœu de charité, et soyons‑y fidèles en apportant toute notre bonne volonté à ce que fait notre prochain. Ne le contredisons et ne le contrecarrons jamais, pourvu, bien entendu, qu'il reste dans les limites de l'obéissance, de la Règle. Respectons ce que fait un chacun: c'est un devoir. Les Constitutions disent qu'on ne doit pas passer l'un près de l'autre sans se saluer. Elles veulent qu'on se respecte les uns les autres, et qu'on se témoigne ce respect. Soyons fidèles à ce respect, non seulement quand nous nous rencontrons, mais en toute circonstance. Dans chaque point des Constitutions, de la Règle, il y a un souffle, une étincelle de vie, un rayon de la vérité et de l'amour divins. Recueillons‑le avec sollicitude, traitons-nous les uns les autres avec respect, et que ce respect se sente. C'est une grande et puissante tactique, mes amis, que de porter respect à ceux avec qui on est en rapport pour des affaires spirituelles.

Voilà notre esprit. Si l'Oblat se borne à être un prêtre ordinaire, cela ne suffit pas. Serait‑il même un saint, s'il lui manque cette nuance, il n'est pas un véritable Oblat. Il ne réussira pas comme il le devrait. Cette condescendance, cette charité, cette douceur, c'est ce qui fait le fond de la doctrine de saint François de Sales. Lisez sa vie, lisez ses écrits; c'est cela d'un bout à l'autre. Encore une fois, est‑ce facile? Pas trop! Le ferons‑nous longtemps? Tiendrons‑nous longtemps nos bonnes résolutions? Non, assurément, si nous ne nous engageons pas par un vœu, parce qu'on ne fait une chose difficile d'une façon constante que quand on s'y sent obligé, quand on sent peser l'obligation, la contrainte. Quand nous paraîtrons devant Dieu, si nous avons entre les mains cette mortification de la charité, nous n'aurons nul besoin de celle du bon P. Capucin. Je puis assurer à cet excellent Père que la privation d'une parole est plus méritoire que celle d'un morceau de viande. C'est la doctrine qu'il faut enseigner et pratiquer dans nos œuvres, dans nos collèges.

Il y a une Congrégation qui fait un bien énorme. Ce sont les Liguoriens, les Rédemptoristes. Pourquoi? Parce qu'ils suivent les principes de théologie de leur fondateur, saint Alphonse de Liguori, dans la direction des âmes. Saint Alphonse et saint François de Sales ont à peu près le même esprit. Saint François de Sales, lui aussi, est un grand et profond théologien; il va même plus loin que saint Liguori. C'est le moraliste sans doute, mais c'est aussi le philosophe. C'est l'homme qui a vécu dans la société et qui la connaît à fond, et lui apporte les remèdes qu'il lui faut. C'est le prophète aussi qui a pressenti les siècles à venir et qui a préparé les secours nécessaires aux besoins de chaque temps. Or, c'est nous, mes amis, qui sommes appelés à continuer et perpétuer son œuvre. Faisons donc bien ce qu'il a fait.

Nous avons eu dernièrement une réunion de l'Association sacerdotale. Ce fut une révélation pour certains de ces bons prêtres. L'un d'eux qui nous était très opposé jusqu'à maintenant veut devenir, dit‑il, l'un des plus dévoués champions de notre œuvre. Il a compris que notre manière de faire est droite, qu'elle est agréable à Dieu, qu'elle laisse à l’âme toute sa liberté, tout son mouvement et qu'elle n'est pas soumise à une surveillance gênante, à une contrainte humiliante. Vous aurez à diriger un troupeau d’âmes. Il faut que se trouve réalisée en votre âme, dès maintenant, la forme que vous donnerez à ces âmes pour qu'elles soient agréables au divin pasteur. Commencez dès maintenant. Soyez le modèle. C'est ainsi que faisait saint François de Sales. Mettons‑nous donc bien à la pratique du vœu de charité.

Nous sommes à l'époque de la résurrection du Sauveur. Que ce soit pour nous la résurrection à une vie nouvelle; que ce ne soit plus notre vie, mais la sienne. Faisons une prière à saint François de Sales et à la bonne Mère, et nous serons des hommes, nous ferons quelque chose. Nous aurons aussi pour nous quelque chose, la récompense méritée par nos renoncements et nos sacrifices: le bon Dieu récompense toujours magnifiquement la vie de sacrifices.