Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La prospérité morale de nos oeuvres

Chapitre du 27 octobre 1891

Déjà la dernière fois, je suis revenu sur les premiers chapitres du Directoire, en parlant des épreuves que chaque Congrégation, chaque communauté doit avoir à subir. Je reprends encore cette parole que je vous expliquais déjà 1'autre jour:

“Je vous prie, ains, je vous conjure de sentir tous un même amour, et de vivre tous en un même accord de cette vocation en Jésus-Christ Notre-Seigneur, et en sa mère Notre Dame. Amen” (Dir., Désir à l’imitation de celui de S. Paul; p. 15).

La vie religieuse est une vie du temps. Sans doute elle doit être une vie surnaturelle, et les devoirs les plus importants, les plus sérieux s'appliquent aux choses de la vie surnaturelle. Mais il faut aussi l'accord dans l'observance des Constitutions. Il faut qu'un même esprit de charité unisse tous les cœurs. Ce même accord dans lequel notre saint Fondateur veut que nous vivions doit se porter sans doute sur les choses surnaturelles de l'intelligence et du cœur, mais il doit se trouver aussi dans les choses extérieures. Et nous ne comprendrons pas bien notre vie, si nous en voyons le côté spirituel seulement.

“Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit”, disons nous. Le Père est Dieu, le Fils est Dieu et l’Esprit-Saint est Dieu; nos devoirs sont donc égaux à l'égard de l'un et de 1'autre. Le Père est le Créateur, tout ce qui est de la création matérielle est par conséquent son œuvre, il a par conséquent droit à notre respect, à notre attention, à notre dévotion. Un des moyens les plus puissants du démon, c'est de tourner la création matérielle contre Dieu: il faut que la vie des religieux, et surtout la vie des Oblats, répare ce désordre. Le démon veut se substituer à Dieu créateur et maître, et la franc-maçonnerie n'est pas autre chose que cette révolte contre Dieu, que cette négation de la création et de la toute-puissance de Dieu sur sa créature. Que chacun dans la Congrégation s'attache donc au culte de Dieu dans les choses matérielles.

Je parle aujourd'hui des collèges. Il faut nous attacher tous, soit comme Père ou Frère, soit immédiatement ou médiatement, au souci du matériel de nos maisons. Il faut que chacun de vous s'intéresse à l'intérêt général, matériel du collège, encore que vous ne soyez ni directeur, ni économe, ni chargé de la dépense. Que chacun ait donc à cœur la prospérité matérielle aussi bien que la prospérité morale du collège. La prospérité morale d'une maison tient d'abord à l'affection, à la confiance des familles pour la maison. Beaucoup de maisons vivent de la sorte. C'est le grand moyen des Pères Jésuites. Pontlevoy ne vit pas d'autre chose par suite de la confiance, de l'affection que gardent à cette maison ceux qui y ont été élevés autrefois.

Il est absolument nécessaire que nous nous attachions la confiance des familles; sans cette confiance toute institution tombera. C'est quelque chose pour les parents sans doute que d'avoir affaire à des religieux, mais si ailleurs ils trouvent la même garantie ils iront ailleurs où l'on saura gagner leur confiance. Comment nous attacherons nous les familles? Par les enfants. C'est là une question délicate. Il faut bien savoir une chose, c'est que nous n'aurons jamais dans le monde de protecteurs et de défenseurs plus dévoués que nos anciens mauvais élèves, que ceux qui nous auront donné le plus de misère, qui nous auront semblé les moins intelligents, les plus difficiles. Rappelez-vous bien ce que je vous dis là et vous le constaterez un jour, si vous ne l'avez pas encore fait.

Que tout le monde, professeurs et surveillants, se rappellent donc bien cette recommandation que je vous fais de vous attacher aux élèves, aux mauvais élèves en particulier. Je ne demande pas qu'on fasse des passe-droits, du scandale, qu'on tolère le désordre, mais qu'on s'y prenne de manière à gagner ces élèves et leurs familles. C'est là un point de conscience que je vous signale. C'est là la bonne conduite, la bonne question et administration; c'est une obligation de conscience que je vous impose. Plus tard vous retrouverez ces enfants-là, qui seront devenus des jeunes gens dévoués qui sentiront et comprendront ce que vous aurez fait pour eux et qui vous en seront reconnaissants. Faites à cela une attention toute particulière. Les familles, il faut le dire, qui sont le mieux douées sous le rapport de la fortune ne sont malheureusement pas les mieux douées sous le rapport de l'intelligence. Plus tard, vous retrouverez les jeunes gens que vous aurez eu de la peine à élever, vous les retrouverez pleins de dévouement, disposés à vous aider dans les bonnes œuvres. Si vous êtes d'une rigueur excessive pour eux, si vous ne savez pas être patients, le vide se fera autour de vous. Et qui viendra à vous si les bons s'en vont? Ce ne sera certainement pas les méchants.

Que chacun s'ingénie donc de tout son cœur pour procurer cette prospérité morale du collège. Cela dépend beaucoup du zèle de chacun pris en particulier. Il ne faut pas dire: “Je fais l'obéissance, je remplis ma charge. Cela me suffit. Je suis professeur, je suis surveillant, je ne veux pas sortir de là”. Il faut sortir de là, ou plutôt il faut exercer cette charge et cet emploi dans le sens que je vous indique, avec toute l'intelligence, l'adresse, la délicatesse, l'oubli de soi-même dont vous serez capables. Vous vous ingénierez auprès des enfants, chacun dans votre sphère; mais vous le ferez avec sagesse et prudence, de telle sorte que l'on ne puisse pas dire: “Il passe ceci à celui-là parce qu'il est riche, noble, influent”. Vous serez pleins de discrétion dans vos rapports avec les familles. Il y a moyen d'être vrai et sincère à l'égard des familles, sans aller dire les choses brutalement, d'une façon humiliante ou décourageante. On n'est pas du reste toujours obligé de tout dire et à tout le monde. Efforcez-vous d'entretenir toujours de bonnes relations avec les familles. Je sais un exemple très triste qui est résulté de ce qu'on n'a pas su agir prudemment et doucement avec les parents. Ce n'est pas de Troyes que je parle, c'est d'ailleurs.

Cette manière de faire a été l'occasion de difficultés très grandes, et maintenant l'on rame avec très grande peine contre le courant opposé. Nous ne sommes pas uniquement des collèges, des entreprises d'instruction, des administrations, nous sommes avant tout une communauté de religieux. Il faut que tout: ordre, discipline, administration, dévouement, esprit, zèle, travail, convergent vers le même but, et ce but c'est d'atteindre le plus d'âmes possible et de les atteindre le plus profondément possible. C'est de les conserver, ces âmes, dans le milieu où nous vivons; c'est de les faire participer le plus largement possible à ce qui est notre patrimoine et notre richesse, l'esprit de saint François de Sales.

Je vous recommande bien instamment cette manière d'agir. En l'oubliant, en la négligeant, beaucoup de familles qui nous étaient dévouées d'abord s'éloigneront de nous, s'isoleront et deviendront même nos ennemies. Remarquez que la ligne de conduite que je vous trace n'empêche nullement la force des études, la vigueur de la discipline. Je vous demande surtout du sacrifice personnel, et c'est le sacrifice que Dieu récompense toujours. A ce zèle pour la prospérité morale de nos collèges, joignons le zèle pour leur prospérité matérielle. Tout ce que nous avons de matériel, comme je le disais tout à 1'heure, est quelque chose de sacré; c'est Dieu qui l'a créé, et qui vit que c’était “très bon” (Gn 1:31). Il a mis là quelque chose de ses complaisances: nous retrouverons donc là Dieu, si nous savons l'y chercher. Que chacun ait donc à cœur l'intérêt matériel de la maison comme s'il en était l'économe. Qu'on évite soigneusement toute dépense inutile; qu'on s'ingénie au contraire à lui procurer quelque petit gain, quelque petite ressource.

Ce zèle, cette sollicitude religieuse est quelque chose de bien touchant. Je voyais à la Chartreuse de Bosserville un prince, le cousin germain de la reine d'Espagne. Iil était employé à la cuisine. Avec un petit bâton, je le voyais ramasser des lentilles qui étaient tombées entre les fentes du pavé. C'était pourtant un grand seigneur. Son père avait assez de fortune pour acheter bien des boisseaux de ces légumes-là. Pourquoi ce religieux se donnait-il donc tant de peine? Par suite de ce sentiment qu'il avait en son cœur que c'était quelque chose qui appartenait à Dieu et qu'il ne fallait pas laisser perdre. C'est là de la très haute théologie, très haute et aussi très exacte. Ayons bien ce sentiment, nous aussi. Tout ce que nous pouvons faire pour éviter quelque perte, pour augmenter quelque ressource, tout ce qui peut être de quelque profit et par le travail de l'intelligence et par celui des mains, donnons- le généreusement. Sanctifiez votre dévouement, vos travaux par cette pensée; que ce soit la pensée qui vous fasse habituellement agir.

J'ai toujours vu les saints religieux, les saintes religieuses avoir de ces respects non pareils pour l'intérêt commun. “Mais ce n'est rien cela” me dites-vous. Qu'est-ce que trois paroles?  “Je vous aime de tout mon cœur”. Rien du tout. Si vous dites cela du fond du cœur, cela vous remettra les péchés de toute votre vie, cela vous méritera le ciel. Et voilà aussi ce que peuvent faire trois lentilles!

Quand saint Bernard était à Clairvaux, il donnait tous ses soins aux plus petits détails de l'organisation, au moulin en particulier. On a écrit cela dans le récit qu'on a fait des premiers temps du monastère. Il y avait alors bien d'autres moulins entre les mains des religieux que celui de Clairvaux; il y avait bien des granges et des pressoirs ailleurs. Pourquoi en lisant ces détails sent-on une émotion profonde dans celui qui écrit, émotion qui se communique à celui qui lit? C'est le respect, la vénération qui s'attachent à toutes les œuvres de Dieu le Père; c'est la charité, l'amour qui inspirait en cela saint Bernard et qui passait de là dans le cœur de ceux qui racontaient ses vertus. C'était là éminemment la doctrine de la bonne Mère. Elle avait un respect, une vénération profonde pour les choses matérielles, comme pour les choses de la grâce et de la vie spirituelle. Elle trouvait tout simple que l'on vénérât également les trois personne divines et que l'on se sanctifiât avec les œuvres du Père comme avec celles du Fils et celles du Saint-Esprit. Voyez du reste comme tous les Instituts religieux entrent dans des détails circonstanciés sur les choses matérielles. Vivons donc tous bien en un même accord, en une même union, et pensée, les uns avec les autres, et tous avec Notre-Seigneur.