Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Respect, cordialité, silence

Chapitre du 12 mars 1890

“Afin de conserver la charité et l'union fraternelle, tous les Oblats auront les uns pour les autres un grand respect, et ils se le témoigneront réciproquement d’une manière simple, cordiale et affectueuse. Ils éviteront à la fois toute espèce d’amitié particulière et toute espèce d’aversion” (Const., Art. XXI:1; p. 74).

“... un grand respect ...” — C'est là la condition de la charité. Comment fait-on pour avoir un grand respect? Dans un chacun, il y a quelque chose de bon, quelque chose que nous n'avons pas, et par ce côté-là notre prochain est supérieur à nous-même. Le bon Dieu juge tous les coeurs. Celui qui se préfère à quelqu'un est pour le moins imprudent extrêmement. Les actes extérieurs ne suffisent pas pour que nous puissions asseoir notre jugement; ils peuvent être défectueux, répréhensibles; cela ne donne pas le droit de juger mal souvent de l'intention. Les actes extérieurs mauvais peuvent provenir de l'ignorance, du défaut de capacité ou de réflexion; quelquefois ce peut être une permission de Dieu, de laisser dans un certain aveuglement tel ou tel qui a ordinairement le jugement sain. Le bon Dieu ne donne pas à tous les mêmes grâces. Il est donc extrêmement téméraire de juger son prochain. En général juger mal de son prochain, en suite d'une faute qu'on lui a vu commettre, est un manque de charité. Nous devons porter respect à chacun.

Portons surtout un grand respect, je dis cela incidemment, à ceux dont nous sommes chargés. Respectons toujours les enfants, les élèves; respectons leur innocence, cela va sans dire. Traitons-les toujours avec une extrême délicatesse et mettons ce respect comme fonds de tous nos rapports avec eux, avec les jeunes gens, avec toutes les personnes avec qui nous sommes en rapport. C'est un moyen infaillible de les attacher à Dieu et à nous.

Ce respect que nous devons porter à tout le monde, à plus forte raison devons-nous le porter les uns aux autres. Je le répète: chacun des autres a quelque chose que nous n'avons pas, quelque chose par quoi il nous est supérieur. Il est donc bien téméraire de juger mal son prochain; c'est une grande imprudence. Vous verrez plus tard! Moi qui touche à la vieillesse et qui ai vu beaucoup de choses, j'ai reconnu que ceux qui se permettent de porter volontiers des jugements défavorables sur les autres, tombent eux-mêmes en de bien grandes fautes. Vous pouvez sans doute juger les faits que vous voyez, mais le mérite réel ou le démérite de chacun peut être seulement apprécié par Dieu. Quand vous usurpez les fonctions de Dieu, Dieu est mécontent et il se prépare à vous juger vous-mêmes selon la mesure dont vous vous servez pour les autres. C'est la parole même du reste de Notre-Seigneur. Que cela nous tienne vis-à-vis du prochain dans un grand respect. “Respect”, c'est le mot même de la Règle. Cela ne veut pas dire qu'i1 faille traiter ses inférieurs avec la déférence que l'on témoignerait à un Supérieur; mais traitez-les d'une manière simple, cordiale, qui sente l'affection, le bon coeur. C'est là la première page de l'histoire du christianisme: “Voyez comme ils s'aiment!” disait-on en parlant des chrétiens. C'est avec cela que l'Eglise a converti le monde; les moyens d'autrefois sont toujours les bons: il ne faut pas songer à les changer.

“... toute espèce d’amitié particulière ...” — Un religieux doit aimer tous ses frères, comme dans une famille on doit partager entre tous son affection. Qu'on ressente un peu plus de sympathie pour un frère plus vertueux, il n'y a rien là que de tout naturel, mais si cette sympathie s'adresse au premier venu, cela n'est pas assez surnaturel. Vous vous affectionnez à un de vos frères, parce que vous le voyez exact, pieux, fidèle à toutes ses observances, régulier, c'est bien; c'est que vous êtes fidèle vous-même ou que vous voulez le devenir. Mais votre sympathie va à celui qui n'est pas régulier, pas exact, pas pieux, c'est mauvais signe; c'est marque d'abord que vous ne valez pas mieux que celui à qui va votre affection.

Que chacun aime donc ses frères, mais sans qu'il y ait de préférence marquée, ni d'opposition; cela est entièrement contraire à l'esprit d'une communauté. C'est une grande chose à sauvegarder que cette charité pour tous. Là encore revient l'éternel mot que je vous redis tant de fois: Il n'y a que ce qui coûte qui vaille quelque chose. Au besoin que ce soit là l'une de nos mortifications de carême.

A propos du carême, je vous rappelle la nécessité où nous sommes de le faire. Notre carême n'est pas très rigoureux du côté des mortifications extérieures; qu'il soit rigoureux par la pratique fidèle de la règle. Cela ne déplairait pas au bon Dieu, si nous faisions notre carême, en pratiquant la charité, la cordialité envers nos frères; nous aurions double mérite parce que nous pratiquerions double vertu: mortification et charité.

“Tous porteront respect et honneur aux supérieurs, ne passeront jamais devant eux sans les saluer, ne les interpelleront jamais pendant qu’ils leur parleront, et ne les contrediront pas. Ils apporteront toujours les uns vis-à-vis des autres, dans leurs paroles et leurs procédés, la déférence et les convenances voulues, surtout envers les prêtres. Les Oblats ne s’aborderont et ne se rencontreront jamais sans se saluer” (Const., Art. XXI:1; p. 74-75).

Tout cela est élémentaire. Chacun doit porter respect aux supérieurs, non à cause de leurs qualités ou de leurs vertus ou de leurs talents, mais parce qu'ils sont nos supérieurs, parce qu'ils sont investis d'une autorité qui vient de Dieu. Ce n'est pas l'homme, c'est Dieu qui est le supérieur; l'homme ne fait que représenter l'autorité, la charité de Dieu, le vrai, l'unique supérieur. J'ai été extrêmement touché en allant à la Pierre-qui-Vire; j'arrivais d'Avallon à pied, en gravissant la montagne; je fis une partie du chemin avec le Père Prieur. A un kilomètre environ du monastère les novices vinrent au-devant de nous; leur respect, leur tenue qui manifestait la joie qu'ils éprouvaient de revoir leur Père, me toucha profondément. Nous marchions toujours et le notaire de Quarré-les-Tombes nous rejoignit:  "Mon Père, dit-il au Prieur, s'il n'y avait pas de paradis, vous seriez bien attrapé, après tout ce que vous faites pour le gagner”.
— “Il existe déjà ici-bas pour nous le paradis”.
— “Comment?”
— “Oui, voyez le bonheur de ces enfants, voyez comme nous nous aimons bien tous et dites si nous ne sommes pas bien heureux déjà dès ici-bas”. Le notaire rougit un peu:  "C'est vrai” murmura-t-il.

Témoignons-nous une grande déférence, les uns vis-à-vis des autres. Quand nous ne sommes pas du même avis — et ce n'est pas facile d'être toujours du même avis — évitons bien le ton de contestation; mettons beaucoup de déférence dans nos paroles, dans nos procédés, de façon que, s'il se trouvait là un étranger il pût s'en édifier: c'est là la règle qu'il faut toujours suivre. De même aussi qu'il ne faut jamais rien écrire dans une lettre qui ne pût être lu dans un place publique.
“Les Oblats ne s'aborderont et ne se rencontreront jamais sans se saluer ...” — Il ne s'agit pas de faire un grand salut affecté mais quelque chose de simple et de cordial. J'ôte toujours ma barrette, quand je rencontre quelqu'un de nos Pères. Faites cela, à moins que vous ne soyez ensemble dans le même emploi, ayant à passer sans cesse l'un devant l'autre. Si vous êtes embarrassé ou que vous n'ayez pas le temps de vous découvrir, faites au moins une petite inclination de tête. Faites bien une remarque. Quand vous serez deux ensemble, peu importe où vous alliez, si vous avez à vous parler l'un à l'autre, prenez garde qu'on fait tout de suite grande attention à l'air que vous prenez l'un vis-à-vis de l'autre, à la façon dont vous vous traitez mutuellement. C'est instinctif. On prend tout de suite note de cela et on vous juge.

“On observera de garder continuellement le silence, excepté pendant le temps de la récréation. Quand il sera nécessaire de dire une parole pour quelque service, on le fera brièvement, à voix basse, surtout à l’Eglise, dans la Sacristie, au dortoir et au réfectoire” (Const., Art. XXI:4; p. 75-76).

Je ne sais pas si nous sommes grands observateurs du silence. Mettons cela un peu dans notre budget de carême: "Mortifions-nous dans le parler, le manger et le boire” - [“Utamur ergo parcius verbis, cibis et potibus"]. On lit sur la porte du cloître des Chartreux cette inscription : "Sol. si. vi. permanet Carthusianus in vi”. C’est-à-dire que c’est solitudine, silentio et visitatione, par la solitude, le silence et les visites, que  le Chartreux se maintient dans la ferveur et n'a pas besoin de réforme. Les Chartreux gardent continuellement le silence excepté pendant les promenades le jour du spaciement. Un de mes condisciples du séminaire qui est mort en seconde, n'avait jamais dit un mot pendant le temps du silence, bien que souvent on essayât de le faire parler; il mourut comme un saint. Il serait bon de voir dans nos examens du matin et du soir comment nous observons le silence et d'en faire aussi une de nos pratiques de carême: "Abondance de paroles ne va pas sans offense” (Pr 10:19).

Il ne faut jamais parler à l'église, à moins d'une très grande nécessité. Gardons bien le silence à la sacristie, au dortoir, au réfectoire; ayons à coeur le silence. Tous les Pères de la vie spirituelle ont dit des choses bien belles du silence. Chez les Pères du désert, les anges venaient s'entretenir avec les religieux fidèles au silence. Cela donne Dieu, de garder le silence, cela nourrit et fortifie l'âme. Dans la pratique du silence consiste la beauté, la splendeur de la vie religieuses: " Le au milieu de Dieu est au milieu de vous” (Lc 17:21). Vous avez le paradis en vous.