Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Aimer la communauté

Chapitre du 13 octobre 1886

Je désire vous entretenir d’un sujet important, capital: de l'amour que chaque religieux doit avoir pour sa communauté. Notre saint Fondateur dit qu'on doit estimer beaucoup les autres congrégations, mais qu'on doit préférer à toutes la sienne, comme l'enfant préfère sa mère à la reine, bien qu’elle soit toute couverte de joyaux, toute parée de brillants atours. Nous nous affectionnerons de toute manière à notre communauté, à son esprit, à sa manière de faire, d'agir; ce n'est pas quelque chose de convention, quelque chose de la nature. Saint François de Sales nous dit en termes formels qu’il a reçu de Dieu l'inspiration d'établir cet esprit; il n'a pas pris cela dans sa cervelle, mais c'est par l’inspiration du Saint-Esprit. Nous nous affectionnerons aux usages, aux habitudes de la communauté. C'est de chez nous, nous devons l'aimer, nous devons aimer chez nous. Ayons aussi l'affection mutuelle: que le lien de famille unisse bien tous les cœurs, toutes les volontés; qu'il en fasse un faisceau, un “file triple” qui “ne rompt pas facilement” (Qo 4:12). Affectionnons-nous au personnel de notre communauté, à notre Père, à tous nos pères, nos frères, nos petits novices, aux enfants qui se préparent de loin à être des nôtres. Apportez bien votre cœur dans vos rapports journaliers. Dieu est amour. Le plus grand dissolvant du règne de Dieu dans les âmes, c’est l’antipathie, la haine. “Si deux d’entre vous sur la terre unissent leur voix pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé par mon Père qui est aux Cieux” (Mt 18:19). Remarquez que Notre-Seigneur ne dit pas “quelqu’un de bon, mais “deux d’entre vous” et “quoi que ce soit”.

Nous avons tous nos misères, nos singularités, nos bizarreries. Tout le monde est original, et le plus original est celui qui offre le plus de ressources par certains points. C'est comme une nappe sur une table, quand on la tire d'un côté, elle laisse l'autre à découvert. Il faut être condescendants les uns pour les autres: habituons-nous à pratiquer la charité, à la pratiquer avec affection. J'insiste là-dessus. Toutes les communautés s'aiment elles-mêmes, ou plutôt leurs membres s'aiment, parce qu'ils ont quelque chose qui les lie. Les uns ont le zèle, la science; les autres, autre chose; les autres, le soin des intérêts matériels. Chaque congrégation a ainsi son lien de charité.

Je voyageais avec un novice Jésuite, notre voisin au faubourg Croncels. Il avait 30 ans, il ne me parlait que de son noviciat, de saint Ignace, il me donna une image de ce saint. C’était plus que de l'amour, c'était de l'enthousiasme, et un enthousiasme extraordinaire. Nous ne viserons pas à aller jusque-là, nous n'essaierons pas d'agir sur l’imagination, de chauffer, comme on dit vulgairement, mais nous agirons, sur le côté ferme et solide, sur 1a volonté; voilà le point unique sur lequel nous appuierons. Si d'autres envisagent la gloire de leur ordre, son influence, ses héros et se servent de toutes ces considérations pour chauffer les âmes, comme on fait avaler au soldat, avant de combattre, de l'eau de vie et de la poudre, nous admirerons tout cela avec eux, mais nous ne monterons l'imagination ni le moral de personne, puisqu'on appelle cela “le moral”. Nous, notre grand fonds, sera non l'enthousiasme, mais la charité, l'amour de Dieu, et du prochain. Comme dit la Règle de saint Augustin: “Avant toutes choses, que Dieu soit aimé, et puis le prochain” (Règles de l’Institut de Saint Augustin pour les Soeurs, Chapitre I (OeA, XXV, p. 32). Nous ne pouvons pas nous mouvoir en dehors de cela. Il faut aimer l'esprit, il faut aimer les personnes, il faut aimer aussi le matériel de la communauté, s’attacher à ses ressources, aux biens matériels qu'elle a, les soigner, s'appliquer à les faire prospérer. Que chaque frère, que chaque père s'affectionne à économiser, à gagner quelque chose pour la communauté.

M. Chevalier était supérieur de la Providence, et il racontait que la sœur cuisinière avait ses petites industries: “Un peu moins de beurre dans le pot, disait-elle, rapporte un peu plus d'argent à la communauté”. Ces sœurs-là sont restées bien bonnes, et M. Chevalier avait les larmes aux yeux en racontant cela. Qu'est-ce que je peux faire pour diminuer ma charge, ma dépense? Voilà la question que nous devons nous faire, question non d'intérêt, mais de cœur.

Un des grands motifs aussi qui doit nous pousser à cela, c'est de bien entrer dans l'esprit de la bonne Mère, qui était d'user des dons de Dieu, du matériel, du créé, pour rendre gloire à Dieu le Père, de même qu’on rend gloire à Dieu le Saint-Esprit par la fidélité à la grâce, à Dieu le Fils, en pratiquant ce qu'il a dit, en l’aimant, en recevant ses sacrements. Le Père, c'est le domaine de la création, des choses matérielles. C'est ainsi, disait la bonne Mère, qu'on fait bien son signe de croix: “Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit”. C'était la marque d'un esprit de grand jugement et de grand sérieux. Tout ce qu'elle abordait, tout ce qu’elle touchait, tout ce qu’elle maniait, pour elle c'était le bien de Dieu. Agissons de même; attachons-nous à ces biens de Dieu, dans la mesure de l’obéissance et de la volonté de Dieu. Loin d'être chiches, soyons très généreux, et pourtant très soigneux des intérêts communs. Ne dépensons que ce qui est absolument nécessaire. Cela sentait le bon Dieu à la Visitation au temps de la bonne Mère: les pierres parlaient. Avec cela nous ferons quelque chose, chacun dans notre sphère, et ce quelque chose sera le fruit de notre affection réelle et complète à la communauté.

Demandons à la bonne Mère de comprendre cela et de nous y affectionner. Nous avons une âme et un corps. L'un et l'autre ont des devoirs à remplir. L’âme dans ses rapports avec l'ordre surnaturel, le corps dans ses rapports avec l'ordre matériel. L'un et l'autre, quand ils sont dans les conditions voulues, sont aimés du bon Dieu. Cette doctrine est simple en apparence; en réalité elle est extrêmement profonde. Gravez-la bien dans vos âmes, méditez- la bien. Elle sera pour vous une source de grandes lumières. C'est là tout notre fonds, tout notre esprit: l'être de la congrégation. Que la bonne Mère nous bénisse du haut du Ciel et nous donne l'esprit de ces choses.

Je recommande à vos prières la parution de la [Vie de la Vénérée Mère Marie de Sales Chappuis de l’ordre de la Visitation [Paris chez l’Aumônier de la Visitation, 1886]. Cela suscitera beaucoup de réclamations. Tous ceux qui ont connu la bonne Mère l’ont appréciée, chacun à leur point de vue. Pourquoi ne parlez-vous pas de ceci ou de cela? Pourquoi n'avoir pas fait un exposé didactique de sa doctrine? Et puis certaines personnes ne trouvent pas telle ou telle dévotion qu'elles affectionnent chez la bonne Mère: elle ne faisait pas ceci, elle ne faisait pas cela. Les théologiens diront peut-être qu'elle n'était pas fille de saint François de Sales, puisqu'elle dit que le péché originel a blessé plus profondément l'intelligence de l'homme que sa volonté, tandis que saint François de Sales dit qu'il a blessé davantage la volonté. La bonne Mère était bien libre! Quand on vous en parlera, dites que je n'ai pas voulu faire un traité. Au lieu de me perdre à faire de belles réflexions, j'ai tiré les conséquences. Elle s'est faite sainte, tâchez de faire comme elle. On m'accusera d'avoir parlé de  politique: notre Saint-Père le Pape en parle bien! Cette vie nous attirera peut-être encore quelques secousses, il faut s'attendre à cela. La bonne Mère était comme notre Saint-Père le Pape d'aujourd'hui, très dévote aux grandes et vieilles dévotions, au chapelet, à l'eau bénite; elle se donnait moins aux dévotions nouvelles. Ceux qui sont pour les dévotions nouvelles ne seront évidemment pas contents. Ne faites pas de réflexions, quand on vous parlera de tout cela, ne discutez pas, traitez les choses en douceur, et avec la grâce de Dieu tout finira bien.