Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La “Vie” de la Mère Chappuis

Chapitre du 27 octobre 1886

La Vie de la bonne Mère va paraître. Il est bien certain qu'elle va soulever beaucoup de murmures, de récriminations. Il m'a été impossible d'écrire autrement que je n’ai fait. Il est bien certain que je  ne suis pas infaillible, mais j'ai cru devoir écrire cette vie telle que je l'ai vue, telle que je l'ai comprise. Je n'ai pas écrit une seule phrase, un seul mot sans m'être mis par la pensée, par la prière auprès d'elle, et sans m'être demandé: “Cela peut-il aller? Est-ce bien comme cela?” Je serais bien étonné de m'être trompé. Il y avait une telle union entre la bonne Mère et moi, union de sentiments, de jugements, de pensées extrêmement remarquable, soit que la bonne Mère ait mis beaucoup de condescendance à agréer ce que je disais, soit surtout parce que tout ce qu'elle me disait revenait à ce que Dieu lui-même me disait intérieurement.

Je ne puis donner la Vie que comme cela, ses paroles, ses sentiments, ses actes. Cela ne veut pas dire que j'ai raconté toutes les grâces qu'elle a reçues, toutes ses voies intérieures. Je m'en suis bien gardé, je ne veux pas soumettre sa doctrine au jugement du public. Mon but est de donner à Rome une chose sur laquelle on puisse appuyer un jugement de la Congrégation des Rites. Je ne me sens pas capable de donner la vie intérieure de la bonne Mère, de faire un travail de spiritualité comme le voudraient certaines Visitations. Le bon Dieu, plus tard, dans la suite des temps, manifestera ce qu'il voudra faire de cette doctrine. Si je disais tout ce que j'en sais, je ne pense pas que sur aucune des questions la bonne Mère me dise non, mais je ne crois pas que ce soit le moment de livrer tout cela au public.

Il faudrait pour cela être bien épaulé à droite et à gauche. Il serait si facile d'épiloguer sur les mots, sur les expressions. Et puis, dans ce qu'on rapporte de la bonne Mère, les expressions employées sont-elles toujours bien ses expressions? Le livre que je donne est l'expression de sa vie, de son sentiment sur la Visitation, sur les pensionnats, sur le Directoire. Ces trois choses peuvent nous faire des difficultés avec certaines Visitations. On a fermé un certain nombre de pensionnats dernièrement. Le Directoire a été regardé longtemps, dans certaines Visitations, comme à peu près inutile. Quand je suis arrivé à la Visitation de Troyes, je demandai à la supérieure ce qu'il fallait penser de l'obligation du Directoire. “Beaucoup parmi nous, me répondit-elle, n’admettent pas que le Directoire soit obligatoire; mais vous, tapez ferme là-dessus”. Quelques Visitations ont été très blessées de ce que j'ai dit de la tabatière du Père Regnouf. J'en suis bien fâché, mais c'est la pure vérité. On me reproche à Paris de faire de la politique. On n'aurait pas voulu de l’histoire du curé de Nanterre: que chacun retranche, il n'en restera plus rien. Les Visitations auraient voulu une Vie de la bonne Mère écrite dans le goût de leurs circulaires. Si j'avais écrit pour les Visitations seulement, oui; mais je veux être lu par tout le monde. On me reproche ce que j'ai dit des pensionnats. Or avant de mourir, la bonne Mère m'a répété plusieurs fois: “Que deviendra le pensionnat?” Je ne puis pas citer cela. Les Visitations qui ne se rendent pas bien compte de l'obligation du Directoire sont blessées de ce que j’en dis, et cela se comprend. Il y a aussi les affaires de l’évêque de Troyes, de la liturgie romaine. J'ai touché très légèrement à tout cela. J'ai tâché de traiter cela délicatement, sans blesser personne, mais sans affaiblir les faits. Il est certain que tout cela produira beaucoup de réclamations. La bonne Mère n'admettait pas pour la Visitation de retraites prêchées, elle n'agréait pas un tas de confesseurs, il ne lui plaisait pas que chacune eût son directeur. C’est un point très remarquable dans sa vie; je dis les faits, il ne m'était pas possible de ne pas les dire.

Dans le public ecclésiastique, il y aura aussi bien des oppositions, il est bien certain que ceux qui liront attentivement le livre verront bien toute la portée de cette doctrine, de ces grâces qui doivent être communiquées au monde par les Oblats et les Oblates. Il y a peut-être certaine pointe de jalousie de la part de certaines congrégations d'hommes et de femmes. Les docteurs et les savants qui cherchent du neuf ne trouveront rien de neuf en la bonne Mère. Les âmes avides d'actualités, de dévotions nouvelles, de choses faites pour soulever l’imagination et le cœur, choses sans doute bonnes et très bonnes, mais qui n'étaient pas dans le genre de la bonne Mère, ne trouveront pas là leur affaire. Le fonds de la bonne Mère Marie de Sales était l'union de sa volonté à la volonté de Dieu: cela peut paraître un peu étranger à tout ce qui se fait actuellement. Beaucoup ne comprennent pas comment cette union peut être si constante. Comment cela peut-il se faire? Et ils vont à l’encontre. C’était une planche qu'on leur tendait pour passer le ruisseau, ils en ont fait une vanne pour arrêter le courant. Les congrégations  religieuses qui ne prennent pas ces moyens comme moyens d'action seront étonnées, froissées peut-être.

L'opposition sera sérieuse, raisonnée, à l’encontre des doctrines de la bonne Mère. Et pourtant sa doctrine, je le répète, n'est pas nouvelle, elle est très ancienne. Il y a longtemps que sa supérieure, sa première supérieure, disait qu’elle savait lire dans les vieux livres. Je le répète encore, je me suis mis en sa présence en écrivant ce livre; je me suis fait corriger par elle tout ce que j'écrivais. Ma bonne Mère, lui ai-je répété bien souvent, faut-il mettre cela? J'ai écrit en toute fidélité. Soyons tous bien fidèles à l’esprit de la bonne Mère. Il est bien simple. Avec lui nous serons bien petits, mais il nous rendra forts, énergiques. Nous ne dépenserons pas notre vie dans l'éclat extérieur mais cet esprit, je l’affirme, est l'esprit du bon Dieu, c'est le remède réel et radical aux maux d'aujourd'hui, parce qu'il sanctifie tout et protège en tout et partout.