Allocutions

      

Nous, si on se fait religieux, c’est pour gagner des âmes

Allocution du 16 septembre 1901
pour la profession des Pères Braconnay et Gallon
et l’entrée au noviciat des Pères Launay et Métendier

Mes chers amis, si nous nous faisons religieux, c'est pour gagner des âmes au bon Dieu. Nous ne pouvons avoir d'autre but que celui-­là. Sans doute, c'est aussi pour notre sanctification personnelle, et ce but a son importance, parce que si nous ne sommes pas de vrais religieux, nous ne ferons pas même de bons chrétiens. Personne ne donne ce qu'il n'a pas: ce vieux proverbe s'applique tout spécialement aux affaires surnaturelles. Les saints docteurs disent bien. Que ce soit Pierre qui baptise, que ce soit Judas, c'est toujours Jésus qui baptise, car la valeur du sacrement ne dépend pas de la valeur du ministre qui le confère. S'il s'agit de la confession, le mauvais prêtre peut assurément donner l'absolution aussi validement que le plus saint prêtre. Mais il y a encore d'autres effets produits que la grâce strictement sacramentelle. Dans la confession, quels conseils, quels exemples, quelle direction donnera le mauvais prêtre? Quelle sera son influence?

Nous nous faisons donc religieux pour gagner des âmes. Or à quelle époque les religieux ont-ils eu cette mission plus positive, plus absolue qu'aujourd'hui? On est épouvanté quand on passe au milieu du monde, quand on voit les dispositions des gens, leur ignorance, leur éloignement de Dieu et parfois leur haine de Notre-Seigneur et de son œuvre. On voit la société tout entière dirigée pour l'instruction, pour l'éducation, par des hommes sans foi et sans mœurs. On voit, ainsi que l'a dit le roi prophète, les peuples, les gouvernements et les rois s'unir ensemble pour repousser l'avènement du règne de Dieu et substituer au règne de Notre-Seigneur le règne de Satan. Un tel spectacle doit vous produire quelque chose au cœur: le désir d'arracher le plus possible d'âmes à ces funestes influences, de rapprocher du Sauveur tant de cœurs qui le méconnaissent et qui ne veulent pas l'aimer. Quelle immense et belle mission! Qui la fera? Personne ne la fera mieux que nous, si nous sommes de vrais Oblats. Et pourquoi ? Parce que nos méthodes, qui ne sont pas celles des autres, semblent tout à fait adaptées au grand besoin des âmes.

Je voudrais bien que le bon Dieu, que saint François de Sales, que la bonne Mère nous donnent un peu la soif des âmes. Oh! disait la bonne Mère, au midi de la croix, quand le Sauveur s'écriait: “J’ai soif” (Jn 19:28), qu’elle était ardente cette soif, et comme nous aurions été heureux de lui apporter un soulagement à un si affreux supplice. Eh bien! nous le pouvons réellement, en lui gagnant des cœurs. Comprenons ces choses. Si nous aimions le Sauveur comme il nous aime, si notre cœur battait près du sien, à l'oraison, à la communion, à la sainte messe, pendant nos exercices de piété, au milieu de nos peines et de nos croix, oh! alors nous comprendrions, nous sentirions au-dedans de nous, le besoin d'apporter au Sauveur quelques gouttes de ce breuvage. Voilà pourquoi nous vous donnons aujourd'hui au bon Dieu. Que chacun de vous le comprenne, aime les âmes et demande à Jésus en croix de lui mettre au cœur quelque chose de la soif des âmes. Habituez-­vous à entretenir en vous ces sentiments.

A ce propos, il me revient un souvenir personnel. Quand j'étais enfant, après avoir fait la sainte communion, si je passais devant quelques personnes, je répétais tout bas: “O mon Dieu, prenez encore celui-ci, prenez celui-là. Oh! si je pouvais vous le donner”. Je ne me pose pas comme un prophète ou un modèle, mais, puisque ce que le bon Dieu met de bon en nous ne nous appartient pas, il faut bien le reconnaître, ne serait-ce que pour communiquer aux autres le désir de la même grâce. Soyez contents d'être appelés à cette grande besogne. Entre vous, au noviciat, quand vous passez l'un près de l'autre, dites à Notre-Seigneur: “ Prenez son âme, Ô mon Dieu! Qu'il vous aime!” Est-ce puéril cela ? Non, c'est divin, c'est tout! Quand vous êtes chargés d'une besogne quelconque, que cela devienne un besoin pour vous de donner à Dieu les âmes qui vous approchent, même quand vous n'en auriez pas la responsabilité. Un jour qui n'est pas éloigné, quand vous paraîtrez devant Dieu, s'il examine votre paquet — et ce que vous apporterez de vous-mêmes ne sera ni gros ni riche — vous serez sûrs d'être bien accueillis, si vous êtes entourés d'âmes qui ont vécu de vous et qui puissent dire comme les enfants du prophète: “C'est lui qui nous a nourris, c'est lui qui nous a illuminés d'un rayon sorti de son cœur.” Faites-vous donc un cortège nombreux d'élus sauvés par vos soins; mettez-vous au milieu d'eux et alors vous paraîtrez avec confiance devant le trône de Dieu.

Au fond de son cloître, il semble que la bonne Mère n'eût qu'à penser à elle. Eh bien! dès son noviciat, dans son Cahier de Fribourg, elle déclare que sa mission c'est l'apostolat. Elle a soif des âmes, et pour répondre au “J’ai soif” de Jésus agonisant, elle offre douleurs, fatigues, chagrins, humiliations, pour amasser un mérite nouveau et attirer une âme de plus vers le Ciel. Voilà l'Oblat. Quand nous l'aurons bien compris, nous ferons entendre un écho de cette doctrine, dans les cœurs dont Dieu nous a chargés. Ils le sentiront, et c'est là que résident la forcé et la puissance de Dieu. Qu'étaient les apôtres quant à l'instruction, la position, la valeur personnelle ? Avant d'être appelés par le Maître, ils n'étaient pas meilleurs que nous. Ils en ont donné des preuves par leur faiblesse, leur ignorance, leur stupidité. “O cœurs sans intelligence, lents à croire”, leur disait Notre-Seigneur, “que vous êtes sots, lourds et hébétés!” (Lc 24:25).

La grâce de la vocation vous confère ce don de la soif des âmes. Il n'y a pas là dans votre profession religieuse, une simple cérémonie, mais une onction sacrée, apostolique, celle dont le Sauveur a sacré ses apôtres et ses évangélistes. Ayons foi à ce que nous allons faire, entrons-y tout entiers, et Dieu sera avec nous. Alors nous comprendrons notre rôle. Et quand nous le méditerons au pied de notre croix, nous entendrons au fond du cœur le cri du Sauveur: “J’ai soif”. Nous y trouverons lumière, consolation, rafraîchissement. Répétez souvent ce cri à l'oraison, à la messe et le bon Dieu vous donnera d'étancher votre soif. Dieu lui-même alimentera cette soif et la désaltérera, sans cesse agrandie et sans cesse apaisée. Ce sera le “J’ai soif” de l'amour, du progrès de vertus en vertus jusqu'à l'infini, car il n'a d'autre limite que Dieu qui est l'abondance, la plénitude, le trésor inépuisable de tout bien et de toute perfection. Amen!