Allocutions

      

Efforçons-nous d'être à la hauteur de notre mission.

Allocution du 21 novembre 1900
pour la fête de la Présentation

Je vais vous dire un mystère, mes chers amis. Comment cela? C'est que je désire attirer votre attention sur une disposition, sur une manière d'être qui n'est guère en usage dans le christianisme d'aujourd'hui, et qui pourtant doit faire la base de la vie chrétienne, et surtout de la vie religieuse: la souffrance, ou plutôt le sacrifice. Le Sauveur est venu sur la terre pour nous racheter, il s'est incarné et a été homme semblable à nous. Il a travaillé, il a souffert et il est mort pour notre rédemption. Et c'est l'imitation de Notre-Seigneur dans les vertus de sa vie ordinaire, et dans la pratique des conseils qu'il a donnés, qui constitue la vie chrétienne et la vie religieuse. Notre-Seigneur nous a donné des préceptes et des conseils, il nous a donné d'admirables exemples. Mais il a voulu joindre à tout cela, cette chose mystérieuse qui s'appelle le sacrifice. Et il nous appelle à offrir le sacrifice avec lui, à compléter en quelque façon son sacrifice par l'apport du nôtre. Saint Paul ne disait-il pas? “Je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son corps qui est l’Eglise” (Col 1:24).

S'il y a nécessité pour toute âme chrétienne de compléter les souffrances de Jésus-Christ, de continuer et parfaire le sacrifice et le mystère de la Rédemption, cette obligation incombe surtout à nous, les religieux. Et nous accomplissons cette obligation par la fidélité à nos vœux, à ces vœux qui nous allons renouveler: pauvreté. Oh! ce n'est pas le vœu de pauvreté qui est le plus dur, parce qu'on fait volontiers encore le sacrifice de ce qu'on a, tandis qu'il est bien plus difficile de faire le sacrifice de ce qu'on est. Nous y ajoutons courageusement la chasteté et l'obéissance.

Il faut que le sacrifice du mystère de Jésus-Christ continue, car il est perpétuel. Ouvrez les saints Livres: “Je vis sous l’autel les âmes de ceux qui furent égorgés pour la Parole de Dieu et le témoignage qu’ils avaient rendu” (Ap 6:9). Il y a toujours eu des persécutions, des âmes chrétiennes opprimées par des pouvoirs tyranniques. Mais pourquoi laissez-vous faire cela, mon Dieu? “Jusques à quand, Maître saint et vrai, tarderas-tu à faire justice, à tirer vengeance de notre sang sur les habitants de la terre?” (Ap 6:10). Attendez! Il faut que ce qui n'est pas encore accompli dans le mystère de la souffrance soit terminé, pour que Dieu établisse le règne complet de la justice. Il faut patienter encore un peu, “le temps que fussent au complet leurs compagnons de service et leurs frères qui doivent être mis à mort comme eux” (Ap 6: 11). Les choses sont donc ainsi réglées.

Mais qui est-ce qui va accomplir et parfaite le sacrifice? Vous me direz: “Les fidèles. Il y a dans les vies du monde assez de souffrances physiques et morales, il y a assez de déchirements de cœur pour que cela serve d'appoint”. Oui, sans doute. Mais que de perte dans ces souffrances. Qui est-ce qui sait les accepter et s'en servir sans regimber et murmurer? Ce sont les religieux qui sont là pour le sacrifice. Et c'est précisément pour cela qu'ils se sont soumis à une vie plus austère et plus âpre. C'est pour compléter le sacrifice de Jésus-Christ. Et nous, Oblats, nous venons aux derniers jours de l'Eglise pour une œuvre qui ne doit pas être autre que l'œuvre des ouvriers religieux qui nous ont précédés. Nous venons à une époque où les flots du mal montent et menacent de tout submerger. Nous avons donc à nous mettre de tout notre cœur au travail. Nous sommes appelés à parfaire l'agonie au jardin et la sueur de sang, et l'angoisse: “Abba, éloigne de moi cette coupe; pourtant pas ce que je veux, mais ce que tu veux!” (Mc 14:36). Et ce calice, il faut le boire jusqu'à la lie. C'est précisément ce qui nous est demandé à nous Oblats. Aux autres, il suffit qu'ils y portent les lèvres. Nous devons être plus religieux que qui que ce soit, nous qui sommes nés au milieu de cette angoisse, de ce chaos, de cette tempête qui s'appelle la société d'aujourd'hui.

Efforçons-nous, mes amis, d'être à la hauteur de notre mission. Remplissons notre tâche; prenons, effectivement la part qui nous revient. Comprenons le devoir qui nous incombe d'accepter et de donner aussi, de façon à ce que la mesure soit complète, à ce que le vase de la divine justice soit rempli par l'apport de nos larmes, de nos souffrances, de notre sang.

Pour qu'il en soit ainsi, mes amis, prenez votre Directoire. Ne vous dit-il pas d'accepter de la main paternelle de notre bon Dieu et Sauveur toute la peine et mortification qui se rencontrera en chaque action, tout ce qui peut vous être désagréable, pénible, crucifiant. Il faut l'accepter, et l'accepter à l'avance. Et cela dans tous nos actes, à tout instant, et dans toute circonstance. C'est pour toutes les actions de notre vie. Aucune eau ne doit étancher notre soif qu'elle n'ait été corrigée par ce bois mystérieux présenté aux enfants de Dieu dans le désert.

Saint François de Sales n'admet pas que la croix et mortification puissent être absentes de quoi que nous fassions ou recevions. Il veut que l'amertume soit toujours au moins pour quelques gouttes dans chacun de nos actes. Oh! si nous pouvions toujours accepter cette croix et la porter toujours. Avec amertume? Non, mais avec patience, avec constance, avec amour.
Le bon Dieu aime bien cela, mes amis. Quel est celui qui n'a pas chaque jour quelque chose de pénible et d'amer? Il faut que nous portions volontiers et de bon cœur nos lèvres à cette coupe des enfants d'Adam. Ce n'est pas le calice de l'amertume, disait saint Bernard, c'est le calice du salut. “J’élèverai la coupe du salut, j’appellerai le nom de Yahvé” (Ps 116:13). Ne prenons pas seulement le calice, mais encore baisons la main du Sauveur qui nous le présente.

Notre vie sera-t-elle bien triste ainsi? Non, mes amis, nous trouverons la vraie vie, nous trouverons la joie dans cette mort: “Il n’est pas un Dieu de morts, mais de vivants” (Lc 20:38). Il est là qui nous donne la vie. Nous puisons dans cette mort la force, le courage indomptable. Qui pourra nous vaincre? “La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim?” (Rm 8:35). Sera-ce le fer ou le feu? Rien! Nous avons centuplé nos forces par cette lutte.

Nous allons renouveler nos vœux dans cet esprit : pauvreté, chasteté, obéissance. Quand on les pratique dans cette pensée-là, oh! quel baume délicieux! Qu'il est doux de partager les souffrances d'un ami et de les adoucir ainsi, de souffrir de moitié avec le Sauveur, d'être quelque peu blessé et crucifié auprès de lui. Bien des motifs, à l'heure présente, nous pressent d'être généreux dans le sacrifice. Est-ce qu'on ne va pas chercher jusque dans ses sanctuaires les plus intimes, jusque dans ses derniers refuges, pour l'en arracher, la foi en Jésus-Christ, la foi en Dieu. Ne voyez-vous pas ces hommes armés de bâtons et de torches fumeuses qui poursuivent le Sauveur à travers les ténèbres de Gethsémani pour le mettre à mort? La fausse science le traque jusqu'à Nazareth, jusqu'à Bethléem dans son berceau. Elle voudrait anéantir jusqu'à son souvenir et à son nom.

Telle est la situation et tel est aussi notre devoir. Renouvelons-­nous bien généreusement dans cet esprit du sacrifice et de la Rédemption. La bonne Mère disait qu'il fallait réimprimer l'Evangile, c'est-à­-dire comprendre et faire comprendre aux âmes que le Sauveur veut que nous l'imitions et le reproduisions. Encore une fois, est-ce une vie dure et pénible que celle-là? Non, c'est le calice du salut. Cette voie est sûre, puisque nous y marchons avec le Sauveur, portant notre croix auprès de la sienne, sans avoir crainte de nous tromper de route. Et c'est ce qui doit nous attacher à lui d'une manière plus aimante, cette croix de tous les jours que nous aimons et portons, ces petits sacrifices que nous lui offrons incessamment. Renouvelons-nous bien dans cette conviction-là, que c'est la raison d'être, que c'est la vie du bon religieux.

Combien d'âmes viendraient à nous et se sentiraient vite éclairées! Et alors nous rendrions à Dieu ce qu'il attend de nous. Les âmes que nous lui donnerions seraient l'équivalent de ce qu'il nous a donné. Et sa bonté nous récompenserait en nous donnant encore plus abondamment des âmes et le pouvoir de faire écrire des noms au Ciel. En un sens, cette vie-là, n'est-elle pas aussi consolante que le Ciel? Plus consolante, aurais-je envie de dire, car nous pouvons ainsi faire jouir Dieu d'un nombre plus grand d'âmes qui le loueront aux siècles des siècles. Amen.