Allocutions

      

Il faut que nous devenions d’autres Jésus-Christ

Allocution du 29 septembre 1900
pour la profession des Pères Chevrollier et Révotat

Mes enfants, vous voulez être Oblats de saint François de Sales. Voilà votre désir, le but de vos efforts et le motif de votre présence ici. Mais qu'est-ce qu'un Oblat de saint François de Sales? Dans l'Eglise, il y a des Bénédictins, des Jésuites, des Oratoriens, il y a des ordres sévères, les Chartreux, les Trappistes. Et nous, qui arrivons avec un nom nouveau, que voulons-nous? Et d'abord, pourquoi nous appeler “Oblats”? En latin “Oblat” veut dire: “qui s'offre, qui se donne”. Sur l'autel le pain et le vin avant la consécration sont appelés “oblata”. C'est que nous sommes comme le pain et le vin qu'on offre au saint sacrifice de la messe. Que deviennent-ils, ces “oblata” de la messe? Ils sont changés, par la consécration, au corps et au sang de Notre-Seigneur. Ce n'est plus le pain que le prêtre tient entre ses mains, ce n'est plus le vin qu'il élève dans le calice, ce sont le corps sacré et le sang précieux du Sauveur qui ont été offerts sur le Calvaire pour la rédemption du monde.

Eh bien, mes amis, il faut que, de simples fidèles, de simples séminaristes, de simples prêtres, nous devenions Oblats, c'est-à-dire que nous soyons changés, que nous ne soyons plus nous-mêmes, mais que nous devenions d'autres Jésus-Christ. Il faut d'abord que nous reproduisions son extérieur. L'extérieur, c'est quelque chose. Le monde ne nous connaît que par là. Il ne voit pas notre cœur et il juge par les apparences, par notre manière d'être, de nous tenir, de traiter avec le prochain, de nous comporter dans les actes religieux. Il faut donc que notre soin porte sur l'extérieur. Il faut que nous soyons simples, sans recherche ni affectation, n'ayant d'autres manières d'être que celles de la bonne société et des familles bien élevées.

Quand Notre-Seigneur vivait à Nazareth, rien ne le distinguait des autres enfants. À travers la Judée et la Galilée, il ne se livrait à aucune manifestation bizarre et extraordinaire. Un de nos derniers pèlerins de Terre sainte, l'abbé Tenaille, me disait: “Il y a une chose qui m'a frappé. La Palestine est occupée aujourd'hui par des Turcs, des Grecs, des Juifs, tous séparés de nous par leurs croyances ou le schisme. Chez tous, il est resté une impression très vive, un souvenir profond de la bonté, de la suavité des rapports que Notre-Seigneur a eus avec le peuple. Quand on le nomme, tous s'inclinent avec respect et disent: “ Oui, c'est Jésus qui était si bon et qui faisait du bien à tous”. Ainsi deux mille ans ont passé, marqués par des révolutions incroyables, des cataclysmes sans nombre, et la modestie, la simplicité, la bonté du Sauveur ont survécu à tout cela. Voilà l'exemple, mes amis, voilà ce que nous avons à faire. Voilà le modèle de la simplicité et de la droiture, de la parfaite honnêteté, du sentiment de respect que nous devons avoir pour toutes les personnes avec lesquelles nous traitons.
La bonne Mère faisait ainsi. Combien elle portait de respect à tous, même aux petits enfants. On entrevoyait, en la regardant, un peu de ce que devait être Notre-Seigneur. C'est quelque chose, mes amis, ce respect des âmes. Ainsi, de l'Equateur au Brésil, s'étend un immense territoire occupé par des Indiens, peuplades aux trois quarts sauvages, pas assez sauvages cependant pour se soumettre à aucun civilisé. On a envoyé là une communauté de religieux distingués, grands prédicateurs, bien meilleurs que nous assurément, mais qui n'ont pas ces habitudes dont je vous parle. Or qu'est-il arrivé? Les Indiens se sont révoltés et les missionnaires ont dû s'en aller. On m'écrivait: “Ce qu'il aurait fallu là-bas, si c'eût été possible, ce sont des Oblats, des hommes qui ne se font pas valoir, qui gardent l'allure d'une grande simplicité, qui ne se mettent pas au-dessus, mais plutôt au-dessous de tous pour les gagner tous”.

Voilà notre esprit, voilà l'Oblat dans ses rapports avec le dehors. Et je ne dis pas cela d'une façon vague ou théorique. Voyez nos œuvres, allez en Grèce, par exemple. Personne que nous n'a pu s'y tenir jusqu'ici. Vous me direz: “Mon Père, vous nous faites là un éloge bien intéressé”—“Non, mes amis, nous ne valons pas les autres, je le reconnais. Mais du moins nous adoptons une manière d'être et de faire que je crois tout spécialement efficaces”. C'est l'histoire de ce bon vieux médecin, qui avait quatre fils médecins et qui leur disait: “Savoir, c'est quelque chose, pas grand-chose, mais savoir faire, c'est tout”.

Oui, il faut qu'en suite de notre esprit nous allions à un chacun avec un grand respect. Voyez Notre-Seigneur comme il était doux, complaisant, respectueux même pour les petits enfants. Jamais il ne s'érige en maître, en gouverneur, en autocrate. Voyez-le quand il parle: jamais il ne s'impose. Il emploie des paraboles: “Un homme voulait une perle précieuse, à force de la chercher il la trouve. Alors il vend tout son bien pour 1'acquérir et il la revend bien plus cher” (Cf. Mt 13:45). Tout le monde comprend la leçon, mais Notre-Seigneur laisse à chacun l'appréciation, il ne heurte personne, il expose simplement. Voilà le vrai, voilà l'esprit des Oblats.

Donc, dans l'enseignement, allez avec charité et patience comme Notre-Seigneur, donnant à chacun le moyen d'arriver à la lumière, par votre manière et votre attitude modeste, claire, simple, imprégnée de foi et d'amour du bon Dieu. Alors vous réussirez aux endroits les plus impossibles. Ainsi au Cap, à Hiérachabies, nos Pères vivent au milieu d'une population sans abri, sans ressources, dénuée de tout, à qui personne n'a jamais apporté une lueur de vérité. La bonté, la simplicité des missionnaires leur ont gagné tous les cœurs. On accourt à eux avec enthousiasme et ils m'écrivent: “Nous sommes ici comme dans notre famille. Nous ne voudrions jamais revenir en Europe. Ces pauvres gens nous aiment et nous les aimons”. Et en effet, le bon Dieu les bénit remarquablement. Je recevais encore ces jours-ci une lettre de Mgr Simon, notre excellent évêque. Il me disait: “Il nous faut ici de bons, de saints religieux. N'en envoyez pas d'autres. Avec ceux qui ne sont pas des saints on ne peut espérer grand profit. Mais si vous envoyez de vrais religieux, le bien se fera et facilement”. Oui, mes amis, si vous allez aux âmes avec ces dispositions de simplicité, d'humilité, de déférence, de bonté du Sauveur, vous gagnerez pour le Ciel une belle couronne.

Mais il ne faut pas songer seulement à l'extérieur, il faut surtout pourvoir à l'intérieur. Vous devez devenir des âmes absolument intérieures, sans cela vous ne vaudrez pas grand-chose, vous ne ferez rien qui vaille. Il y a là de quoi effrayer certaines natures. N'est-ce pas dur, mes amis, cette assiduité à l'obéissance absolue? ce renoncement continuel à son propre jugement? ce support toujours patient de telle ou telle société? Cette acceptation aveugle de telle ou telle charge? N'est-ce pas une obligation trop assujettissante que celle du Directoire? Quelques âmes seraient peut-être tentées de le croire et de dire comme les disciples, quand ils entendaient tomber ces paroles de la bouche de Notre-Seigneur: “En vérité, en vérité je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang, vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour” (Jn 6:54). Les uns, les plus ignorants, s'écrièrent: “Que veut-il dire? Nous ne comprenons rien.” D'autres, un peu plus instruits, disaient: “Quelle promesse! C'est absurde! Va-t-il se faire conduire à la boucherie?” D'autres enfin se révoltent ouvertement: “C'est bien dur d'entendre de telles paroles; nous ne pouvons pas accepter cela.” Et les voilà qui s'en vont. Notre-Seigneur ne leur dit pas: “Restez”. Et moi, j'ai peut-être eu tort, mes amis, de retenir quelquefois ceux qui voulaient partir. Une autre fois, je ne devrai plus m'y opposer.

Mais que fait Notre-Seigneur ? Il se retourne vers ses disciples: “Voulez-vous partir vous aussi?”—“Seigneur”, s'écrie saint Pierre, “à qui irions-nous? Tu as les paroles de la vie éternelle” (Jn 6:68). Voilà la fidélité des amis du Sauveur, voilà l'image parfaite du religieux fidèle à sa vocation, et qui, comme saint Pierre, comme saint Jean, est attaché au Sauveur. Avec cela on met de côté ses répugnances, ses sentiments, sa philosophie, sa vénérable personnalité et l'on dit à Notre-Seigneur: “Mais à qui irions-nous donc? N'est-ce pas vous qui avez les paroles de la vie éternelle? Non, nous ne vous quitterons jamais”.

Et le Sauveur, mes amis, est sensible à ces témoignages-là. Il aimait saint Pierre; il aimera l'Oblat fidèle, attaché à ses obligations, familiarisé par le Directoire à l'esprit de simplicité, d'humilité douce et condescendante, qui ne juge rien et se laisse bonnement entre les mains de Dieu. Voilà l'Oblat de saint François de Sales. Croyez-vous que ce soit une chose bien facile à réaliser ? Entendez-moi bien. C'est à la fois extrêmement difficile, presque impossible, et en même temps tout à fait facile. Oh oui! c'est facile à celui qui aime Dieu de tout son cœur et qui, au milieu des ombres quelles qu'elles soient, dans n'importe quelle charge, n'éprouve qu'un sentiment: l'amour du bon Dieu, et qui reste inébranlable dans sa détermination; à celui qui n'est pas volage, comme la feuille qui tourbillonne à tout vent, partagé entre le oui et le non: “Je sais ... je ne sais pas”. Est-ce un homme, cela? Mais non, c'est un roseau du désert, comme disait Notre-Seigneur. Ah! celui qui fait ce que je vous recommande, celui-là jouit d'une vie bonne et douce, embaumée de foi et d'amour. Notre vie bien comprise? Mais ce sont des délices, un bonheur, une jouissance continuels. Faites cela, et votre bonheur est assuré.

Mais si vous ne vous y pliez pas, si vous êtes infidèles, si vous suivez vos antipathies pour tel ou tel de vos frères, pour telle ou telle chose, si vous écoutez les inspirations de votre propre jugement, si vous marchandez avec l'obéissance, ah! cela n'est pas facile. Vous me direz alors: “Je n'en puis plus”. —“Je le crois bien”. —“Je suis accablé de dégoût”. —“Je le comprends”. — “Je veux m'en aller”. —“Allez-vous-en”. C'est de l'histoire cela, mes amis.

Donc, mes enfants, vous qui vous présentez pour la profession, vous voyez à quoi vous vous engagez. N'ayez pas peur. Le bon Dieu est bien fidèle. Je ne suis pas jeune, moi, j'ai 84 ans. Or je n'ai jamais regretté une seconde de m'être donné au bon Dieu. Et je ne me pose pas pour un être extraordinaire, loin de là. Pourquoi n'ai-je jamais eu de regrets? Parce que le Sauveur m'a été fidèle. Je ne prétends pas pour cela ne lui avoir jamais manqué. Mais j'affirme qu'il ne m'a jamais manqué, et j'affirme qu'il n'abandonnera jamais l'âme qui s'est abandonnée à lui. Rendons grâces à Dieu. Ne le traitons pas comme les gens du monde. Sachons lui rendre cette justice que, quand nous avons été généreux, loin de nous délaisser, il nous a récompensés au centuple.

J'assistais au lit de mort une supérieure de la Visitation, la Mère Paul-Séraphine Laurent, femme de grand esprit, âme ardente, alliée par sa naissance à des familles de noble race et d'idées très arrêtées, qui indiquaient une éducation extrêmement soignée. Elle ne semblait pas faite pour la Visitation, comme elle l'avouait elle-même, mais pour un ordre austère. Et cependant elle s'était assujettie par obéissance aux moindres pratiques de sa vocation, et elle poussait la fidélité jusqu'à l'héroïsme. Elle allait mourir. Elle se tourna vers moi et me dit: “Mon Père, il faut que je rende témoignage à Dieu. Notre-Seigneur a promis le centuple à ceux qui abandonnent tout pour le suivre. C'est bien la vérité. Et ce que j'ai reçu de lui dépasse tout calcul”.

Voyez ce que c'est que la fidélité, le renoncement à ses impressions personnelles. Vous n'aurez pas à vous repentir d'être entrés dans cette voie. Elle est douce. Elle est heureuse. Si Satan vient vous dire le contraire, ne l'écoutez pas. Si quelquefois l'exemple de votre entourage ne répond pas à votre attente, qu'est-ce que cela peut vous faire? Vous, vous appartenez à Dieu. Vous lui avez donné et consacré votre cœur jusqu'à la mort. Restez fidèles, tenez bon. C'est lâche d'abandonner. Cela dénote faiblesse de cœur et faiblesse d'esprit. Soyez des hommes et non des roseaux.

Et maintenant, mes enfants, vous allez partir là où l'obéissance vous enverra. Peut-être aurez-vous beaucoup à lutter. Qui connaît l'avenir? Qui peut dire le nombre d'âmes que Dieu vous destine à sauver? Un bon religieux doit toujours en gagner beaucoup. “Mais je ne suis pas prêtre”, direz-vous. “Qu'importe? C'est la prière, c'est le sacrifice qui convertit les âmes. Appliquez-vous aux petites pratiques de rencontre, tenez-vous à la chapelle sans vous appuyer, faites les petites mortifications de règle. Et plus tard vous retrouverez cela, je vous assure, en gagnant plus facilement les âmes. Vous aurez la grâce, précisément à cause de cela. Soyez donc heureux d'avoir à souffrir pour gagner des âmes au Sauveur.

Une dernière recommandation. Aimez votre communauté, aimez la Congrégation. Puissiez-vous un jour vous donner le même témoignage que le moine dont il est parlé dans la vie des Pères du désert. C'était un religieux en apparence tout ordinaire. La mort approchait et il ne manifestait aucune inquiétude. Le supérieur, ses frères, craignaient une présomption de sa part. Ils cherchaient à lui rappeler la sévérité des jugements de Dieu: “Oh!” répondit-il, “ma vie est loin d'être irréprochable, je l'avoue. Mais Notre-Seigneur a dit: «Ne jugez point, et vous ne serez point jugés... Mon commandement est que vous vous aimiez les uns les autres». Et moi, par sa grâce, j'ai toujours aimé mes frères, et je me suis appliqué à ne jamais juger personne. Comment le Sauveur pourrait-il me condamner et me juger, puisque j'ai toujours observé son commandement?”

Oui, aimez votre noviciat. Oh! la terre sainte! les murs bénis! Quand j'ai quitté le petit séminaire, j'en embrassais les murs. Est-ce qu'il ne vous dit rien, ce lieu où vous avez appris à aimer le bon Dieu? Aimez votre maître des novices, vos confrères. Aimez tous vos anciens amis, gardez-leur une place dans votre cœur, dans vos prières. Et ce n'est pas assez de garder votre affection pour vos parents, pour votre père, pour votre mère, il faut la faire grandir tous les jours, pour les rapprocher avec vous du Ciel.

Voilà ce que vous allez promettre. Nous allons bien prier pour demander à saint François de Sales, à sainte de Chantal, à notre bonne Mère Marie de Sales, de regarder votre offrande et de la rendre agréable à la divine majesté, pour que Dieu vous aime, vous bénisse aujourd'hui, toujours, et vous conduise à une haute sainteté. Amen.