Allocutions

      

La grandeur des petites choses

Allocution du 25 août 1900
pour la réception au noviciat du Père Gallon

Mon cher ami, j'allais chaque année faire ma retraite à la Chartreuse, et plus habituellement à celle de Bosserville, près de Nancy. Une année, il venait de se présenter un novice de 65 ans, curé d'une importante paroisse de Nancy, homme plusieurs fois proposé pour l'épiscopat, jouissant d'une grande considération, entouré d'une foule de pénitents et de pénitentes, aimé et chéri de ses paroissiens, et surtout de ses vicaires. Il disait au maître des novices et au père prieur: “ Ici je n'ai qu'une peine, qu'un chagrin, c'est de ne pas pouvoir faire les enclins, les génuflexions tout à fait comme les font nos pères. J'ai bien essayé. Mais je n'ai plus les genoux et les reins flexibles. C'est bien triste et humiliant d'être un sujet de mal édification pour mes frères”. C'est le Père Retournat qui me racontait cela.

C'est beau de la part d'un curé qui exerce depuis 40 ans un ministère actif dans une grande ville et au sein d'une population aussi distinguée que celle de Nancy, c'est bien beau d'attacher une aussi grande importance à la manière de saluer, de faire la génuflexion. Mais en y réfléchissant, on comprend que, désirant être Chartreux, il voulait en prendre la forme et ne pas laisser entre lui et la Règle un seul point de différence, pour que son sacrifice fût complet, absolu. Tout faire comme la Règle l'indique, c'est une grande chose, c'est le témoignage d'une haute intelligence et d'une profonde vertu. Vous, mon cher ami, faites comme cela. Regardez vos règles, votre Directoire, les coutumes de la maison comme quelque chose de sacré, que vous aimez, à qui vous vous donnez entièrement.

Les petites choses... Qu'est-ce que c'est que cela? C'est le Ciel, c'est le paradis de la terre, c'est l'union au Sauveur, c'est la parole du Maître: “Vous donc, vous serez parfaits comme votre Père céleste est parfait” (Mt 5:48). Le Chartreux, l'Oblat qui fait sa Règle, qu'est-ce qui peut le séparer de Dieu? Rien. Il emploie ses pieds pour suivre le Sauveur, ses yeux pour le voir, son cœur pour l'aimer, son courage et ses forces pour lui obéir. Il reçoit en retour sa grâce et sa lumière dans toute leur plénitude et leur activité. Pourquoi? Parce que l'Oblat a fait de grands sacrifices? Parce qu'il a accompli de grands actes de vertu? Parce qu'il a embrassé une vie extérieure de pénitences austères? Non, mais parce qu'il a fait des riens, parce qu'il a rempli des devoirs inaperçus, que l'homme du monde ne comprend pas, parce qu'il parle comme le Sauveur parlait, parce qu'il agit comme le Sauveur agissait.

Ecoutez bien cette remarque, elle est de la plus exacte théologie. Voilà un martyr. Il meurt dans les tourments. Certes c'est très beau. Et puis voilà un Oblat qui fait ce que je vous dis, à tout instant et toute sa vie, qui le fait parfaitement. Sa récompense sera-t-elle moins belle que celle du martyr? Demandez-­le à saint Liguori, à saint Thomas d'Aquin. Ils vous répondront que non, et ils ne se tromperont pas. Et ils seront d'accord une fois de plus avec la bonne Mère. Ils seront d'accord avec la Sœur Marie-Geneviève, quand elle me racontait ce qui se passait au Ciel, et qui me confirmait la vérité de ses vues par des promesses qui se réalisaient de suite. Comment savait-elle ce qui se passait au Ciel? L'ange qui lui révélait ces choses pouvait bien aussi lui indiquer le moyen plus sûr pour aller au Ciel. Si vous faites cela, mon cher ami, vous n'avez plus de dangers à craindre, vous passerez au travers. Et qui vous donnera la force de surmonter les ennemis? La fidélité dans les petites choses. Sans cela, vienne la tentation, l'obstacle, vous perdrez la tête, vous tomberez peut-être.

C'est si beau, cette fidélité! Cela ne prête pas aux sentiments d'orgueil, cela n'échauffe pas l'imagination. Par ce moyen, on marche bonnement, simplement, mais sûrement. Je sais bien qu'il n'y a pas que ce chemin pour aller au paradis. En certains ordres, le noviciat est dur, rempli de mortifications corporelles, d'humiliations, de coups portés à l'amour-propre. Nous n'allons pas si loin, nous, pauvres petits Oblats, incapables de rien, petits avortons, comme disait saint Paul (Cf. 1 Co 15:8). Soyons-le de la même façon que lui, et ce ne sera pas déjà si mauvais.

Dans ces ordres sévères, on mortifie la chair, et par elle la volonté. C'est bien, excellent, parfait. Mais gare aussi! Le diable est habile. Les exercices violents amènent ordinairement une réaction. Quelquefois, c'est une catastrophe, si l'âme n'est pas assez fortement trempée pour surmonter la fatigue qu'occasionnent des grands élans, et la dépression et le découragement qui suivent. Dans notre vie au contraire, le diable ne voit rien à mordre. Il subit défaites sur défaites. Vous vous levez, vous entendez la messe, vous faites votre action de grâce, vous allez à chaque exercice humblement, en appelant le bon Dieu à votre secours. Vous suivez les lumières et inspirations de votre oraison du matin, et voilà une journée écrite au Ciel. Mais une âme énergique aimerait sans doute une vie plus virile, quelque chose de plus fort? Rassurez-vous, quand l'occasion s'en présentera, celui qui est fidèle aux petites choses, saura tout supporter, bonnement et simplement, car il verra là, comme toujours, la volonté de Dieu. Et d'ailleurs, avec ce travail incessant, il s'est fait une volonté ferme, un cœur généreux.

Donc appliquer-vous à la fidèle observance dès le noviciat. Il y a longtemps que j'ai pu remarquer l'efficacité de cette fidèle observance de la Règle. Les prêtres que j'ai connus au séminaire dociles à leur règlement, sont passés pour la plupart, mais ils ont laissé une empreinte qui demeure. On se souvient d'eux. Ils ont tracé un sillon de gloire pour la sainte Eglise. Il y a deux ans j'assistais à la cinquantaine d'un de ces prêtres. Il était chéri de sa paroisse dans laquelle il avait baptisé tout le monde et marié une grande partie des gens, paroisse qui est une des meilleures du diocèse. À quoi cela tient-il? À ce qu'il était un saint. Et pourquoi était-ce un saint? Parce qu'il avait toujours accompli strictement sa petite règle de tous les jours et qu'il continuait à l'observer comme quand il était séminariste. Et s'il n'en avait pas tenu compte, il n'aurait pas sans doute été un mauvais sujet, un mauvais prêtre, mais quel bien aurait-il réalisé? Une fois disparu, que serait-il resté de son passage?

Voilà le secret de la force: la fidélité à la Règle, la fidélité aux petites choses. Aimez cette vie, et plus tard quand vous irez aux âmes, unis à Notre-Seigneur, vous vous sentirez bien forts. C'est la sentence de mon église de Charny: “L’Evangile est la bouche du Christ” - [“Os Christi Evangelium est”]. Votre parole, votre présence, votre seule physionomie sera une prédication vivante, la prédication de Jésus-Christ.

Pourquoi saint François de Sales est-il un si grand saint? Pourquoi a-t-il accompli plus de miracles que trente autres? Voyez sa vie. Regardez-le à travers le petit trou de la cloison, comme faisait Mgr de Belley, vous le trouverez constamment en présence de Dieu, pendant le travail comme pendant le repos, attentif toujours aux moindres renoncements.

Cette influence des petites choses, c'est la loi de la nature. Notre vie, à quoi tient-elle? Notre organisme, comment se soutient-il? Nous n'avons pas une poitrine de fer, un cœur d'airain. Tout en nous est faible et débile. Et c'est cette ténuité même qui fait la force de notre vie matérielle. Si nous avions des poumons durs comme le bois et un cœur formé de cartilages rigides, nous ne vivrions pas. Pour la vie spirituelle c'est la même chose. Que le bon Dieu vous donne de bien comprendre ces vérités. Dans les premiers temps, tout le monde me disait: “Les Oblats sont des saints”. On ne me le dit plus. Je ne m'en prends pas à nos Pères, mais j'y vois un motif de plus de nous fonder dans cet esprit, de mettre de côté l'amour-propre, le respect humain, lequel n'est qu'une lâcheté. On l'évite à la condition d'être supérieur aux autres, et surtout supérieur au mal.

Que chacun de vous, mes amis, éprouve bien sa volonté avant de s'engager au jour de sa profession. Et ensuite, quand il est profès, qu'il reste novice toute sa vie. “Il est bon pour l’homme de porter son joug dès sa jeunesse”, dit la sainte Ecriture (Lm 3:27). Et moi, j'ajouterais: “Jusque dans sa vieillesse”. Ce ne sont plus les mêmes obligations extérieures, mais l'esprit doit rester le même. Et allez! Vous pourrez dire avec saint Paul: “J’ai combattu jusqu’au bout le bon combat, j’ai achevé ma course, j’ai gardé la foi. Et maintenant, voici qu’est préparée pour moi la couronne de justice, qu’en retour le Seigneur me donnera en ce Jour-là, lui, le juste Juge, et non seulement à moi mais à tous ceux qui auront attendu avec amour son Apparition” (2 Tm 4:7).