Allocutions

      

L’Oblat doit être un homme d’énergie et de force

Instruction du 21 novembre 1898
pour la fête de la Présentation

Mes amis, nous allons renouveler nos vœux; nous allons promettre à Dieu d'être fidèles aux engagements que nous avons pris librement et que nous avons renouvelés maintes fois depuis, soit dans la ferveur de nos oraisons, soit en semblable circonstance et à pareil jour. Nos vœux ont pour base l'amour de Dieu, car la charité est la base de toutes les vertus, de tous les devoirs; la charité est l'ensemble de notre vie chrétienne et religieuse. La charité, c'est Dieu, d'après la définition de l'Apôtre bien-­aimé: “Dieu est Amour” (1 Jn 4:8).

La charité revêt des caractères différents. Celui dont je veux vous dire quelques mots ce soir, c'est la force, le courage, l'énergie. Ce caractère est essentiel à la charité, car celui qui aime vraiment ne regarde ni les peines, ni les travaux. Qui aime se donne, se dévoue; et pour cela il faut de la force et du courage. Ce qu'il nous faut avant tout, à nous Oblats, c'est ce courage, cette énergie qui nous conduise par tous les sentiers, par toutes les difficultés, à travers tous nos devoirs, qui nous conduisent à l'accomplissement parfait de la volonté divine, c'est‑à-dire à l'acte parfait d'amour de Dieu, de charité.

Le religieux qui aujourd'hui a le plus besoin de force et de courage, c'est l'Oblat. La proposition n'est pas étrange: elle est vraie en tout point. Voyez nos œuvres, nos missions. Tout le monde reconnaît que pour les missions nous sommes parmi les plus mal servis. On demande de nous un sacrifice, un courage, une énergie qui ne sont pas nécessaires pour tant d'autres missions confiées aux autres ordres religieux. Vous n'ignorez pas ce qu'ont eu à souffrir nos Pères et les religieuses établies auprès d'eux. Ce que je sais, c'est que depuis 15 ou 16 ans qu'ils sont établis là, ils n'ont pas encore mangé dans le pays un seul morceau de pain, de véritable pain. Ce qui en tient lieu est une pâte sans nom, une pâte impossible. C’est quelque chose de ne pas manger de pain, surtout quand on n'a guère autre chose à manger. Leur nourriture est non seulement des plus simples, mais encore des plus mortifiantes. Ils peuvent s'appliquer la parole de saint Bernard: “Je vais au repas comme à une sorte de torture” - [“Ad mensam tamquam, ad torturam”]. Et cela non pas pour un repas, pour un jour, pour un mois, mais pour toujours. Il faut du cœur pour supporter cela, et il faut de la force et de l'énergie!

Je ne parle pas seulement de la nourriture. Mais que dire du soleil, du travail sous un climat de feu, des maladies, de l'entourage aussi? Vivre au milieu de populations misérables, vêtues de guenilles répugnantes. Ajoutez à cela les souffrances, le travail de l'âme. Les démons d'Afrique dont parlent saint Augustin et saint Jérôme ne sont pas une fiction. Et sans remonter jusqu'à ces deux saints Pères, interrogeons seulement nos Pères sur ce point. Ils nous diront d'étranges choses.

“Mais je ne suis pas destiné à être missionnaire” Mes amis, faut-il moins de courage pour remplir nos autres devoirs? Nous avons l'éducation de la jeunesse et la prédication de la classe ouvrière. Pour l'éducation, vous savez par expérience ce qu'il faut faire pour se proportionner à la faiblesse d'intelligence et de volonté de la jeunesse. Il faut faire ce que faisait le prophète Elisée sur le cadavre du fils de la veuve. Il raccourcit ses membres pour poser ses mains sur les mains de l'enfant, ses pieds sur ses pieds, son visage sur son visage, et de son souffle il ranima ce petit cadavre (2 R 4:19-37). Voilà ce que nous devons faire nous aussi, nous rapetisser à la mesure de ces âmes d'enfants et d'ignorants: laisser de côté ce que nous sommes, laisser notre caractère, notre puissance de volonté, nos forces, les mettre à la taille et au niveau de l'enfance, respirer sa respiration, nous identifier à elle pour la sauver, la préparer aux luttes de l'avenir. Faire tout cela parfaitement, entièrement, est-ce une petite besogne?

Dans nos œuvres ouvrières, est-ce que nous n'avons pas à nous identifier au travail de l'ouvrier, à pénétrer dans ces âmes où se rencontrent tant de préjugés, d'ignorances, de choses inconcevables, et qu'il faut ménager, qu'il faut gagner pour arriver à démolir ce qui est faux, et établir sur ces ruines quelque chose de vrai, l'amour de Jésus-Christ. Est-ce que tout cela se fait sans peine, sans énergie?
 
Mes amis, dans tous nos autres devoirs, dans la direction des âmes, au confessionnal, est-ce que nous devons nous borner à remplir notre tâche d'une façon ordinaire et vaille que vaille, sans avoir égard à nos principes, à nous, Oblats de saint François de Sales? Est-ce que nous ne devons pas nous identifier là encore avec les âmes, prendre sur nous leurs peines et leurs douleurs, nous emparer de leurs ténèbres pour les dissiper? de leur volonté pour la surnaturaliser et la fortifier? En un mot nous devons nous identifier à ces âmes pour opérer l'œuvre que Dieu nous a confiée et pour laquelle il nous a envoyés à elles. Cela vient-il tout naturellement, facilement? Ne faut-il pas de grands efforts? N'y a-t-il pas une contrainte de tous les moments à s'imposer pour arriver à ce résultat que Dieu demande de nous?

Et maintenant, je vais plus loin. Dites-moi quelle est la vie la plus énergique? N'est-ce pas celle qui à tout instant du jour et de la nuit appartient à un autre qu'à nous-mêmes? N'est-ce pas celle qui à chaque instant du jour et de la nuit doit se donner, se détruire pour s'identifier à un autre? À chaque instant, se défaire de soi, se donner sans mesure, dépendre d'un naturel qui n'est pas le nôtre. Je vous assure que c'est la vie la plus héroïque qu'on puisse trouver, celle qu'un grand nombre de saints eux-mêmes n'ont pas eu  À pratiquer. C'est une vie tout à fait surhumaine. Et pour cela faut-il seulement une volonté faible, le laisser-aller? Ne faut-il pas perpétuellement réagir et agir?

Dans le collège apostolique, il y a deux hommes que l'on remarque: Jean, l'apôtre bien-aimé et Pierre l'apôtre de la foi et du courage. À qui Notre-Seigneur donne-t-il son cœur? À Jean. À qui confie-t-il l'Eglise? À qui donne-t-il le pouvoir de lier et de délier sur la terre? À qui confie-t-il le soin des portes du Ciel? À Pierre, l'homme de l'énergie et de la foi, qui marche sur les flots, qui dit au Seigneur: “Je suis prêt à aller mourir avec vous” (Cf. Mt 26:35). Pierre qui en toutes circonstances proclame son Maître le Fils de Dieu, qui marche à la tête des autres apôtres, qui soutient à lui seul la charge du collège apostolique. Mes amis, voilà les deux grandes vocations apostoliques. Elles sont pour nous toutes les deux, mais la seconde ne doit pas nous faire négliger la première.

Prenons bien pour nous la part de Pierre. Souvenons-nous que l'Oblat doit être un homme d'énergie et de force, car c'est la puissance de la volonté qui lui donne à chaque instant de quoi se vaincre lui-même. Demandons à Dieu cette force. Demandons à Dieu cette force du corps qui nous est nécessaire pour opérer nos œuvres; demandons-lui la force et le courage de l'âme plus nécessaires encore. Où est notre courage quand, en face des difficultés, des doutes, nous devenons des je ne sais quoi, sans ressort, sans fermeté? Nous ne valons plus rien, nous ne voulons plus rien faire. Mais vous vous mettez alors au-dessous du niveau du caractère viril: vous n'êtes plus même un homme. C'est là la grande lutte, mes amis. Faites attention! On peut plus facilement se mettre en face d'un ennemi extérieur, lutter, et avec la grâce triompher. Mais se soutenir dans ces luttes intimes, dans les ténèbres, les découragements, les défaillances, c'est bien autrement difficile.

Il ne faut pas se renfermer dans cette atmosphère qui étiole la volonté, anéantit l'énergie, ne laisse plus rien en nous. Oh! que cela est opposé à l'esprit de saint François de Sales. Il faut plus de courage et d'énergie dans cette lutte intérieure de l'âme, dans ces troubles irréfléchis et irraisonnés, que pour monter à l'assaut. On peut s'animer en face des troupes ennemies sur le champ de bataille; mais comment s'animer devant une fumée, une vapeur? Demandons bien au bon Dieu cette énergie nécessaire pour vivre de notre vie intérieure. Demandons à Dieu ce qu'il a donné à saint François dé Sales. Les médecins ont constaté que le saint avait trouvé dans sa volonté assez d'énergie pour dompter la colère à laquelle il était sujet tout enfant, et pour se dominer au milieu des peines et des contradictions qu'il rencontra toute sa vie. Il s'était imposé une contrainte telle, que son fiel s'était durci comme une pierre.

Comment expliquer cet endurcissement du fiel de notre saint Fondateur? Est-ce pour avoir fait quelques actes particuliers de patience et de charité, de douceur? Est-ce pour avoir lutté seulement en quelques circonstances, de temps à autre? N'est-ce pas plutôt pour avoir combattu sans cesse, nuit et jour, pour faire régner la volonté de Dieu sur sa volonté personnelle? C'est cette détermination-là qui domina toute sa vie et elle doit aussi déterminer la nôtre. Elle doit être comme la pierre du désert, la pierre du témoignage qu'élevaient les patriarches, témoignage de leur foi, de leur espérance, de leur obéissance à Dieu.

Voilà ce que nous allons demander au bon Dieu. O Jésus! vous qui êtes appelé le Fort, le Puissant, le Lion d'Israël, mettez dans nos cœurs cette volonté inflexible qui, à chaque instant, se donne à vous pour supporter ce qui se présente: “Les étoiles brillent à leur poste, joyeuses: les appelle-t-il, elles répondent: “Nous voici!” (Ba 3:35). C'est là la grâce que nous allons recevoir en renouvelant nos vœux. Vous la demanderez et nous l'obtiendrons. J'en ai la confiance.