Allocutions

      

Allez à Jésus en vous oubliant vous-mêmes

Allocution du 20 décembre 1895
pour la profession des Pères Peychaud, Ozanam, Letellier

Mes chers amis, quand le bon Dieu veut agir, il fait les choses tout différemment que ne le fait l'esprit des hommes. Il faut vous convaincre de cette vérité, avant d'entreprendre d'être religieux. Notre-Seigneur est venu au monde dans l'époque la plus glorieuse du règne de l'empereur Auguste. Les aigles romaines étaient victorieuses de toutes parts. L'Empire Romain avait subjugué le monde. Le gouvernement romain était représenté en Judée par des hommes qui n'étaient point sans valeur. Il y avait des savants, des hommes habiles, des hommes influents, des hommes riches et puissants. Et voilà que dans un pays perdu, au milieu des rochers, dans une misérable étable qui servait aux bergers pour y abriter leurs troupeaux pendant la pluie et le mauvais temps, voilà qu'au milieu de la nuit, dans le silence et l'obscurité, naît un petit enfant.

Qu'est-ce que ce petit enfant en regard de l'univers, en face de la puissance romaine, au milieu de tant de gens d'influence et d'action? Il n’est rien. Il passe inaperçu. Et pourtant, il est le Sauveur! Qu'est-ce qu'est devenu l'Empire Romain? Il n'en reste plus que des souvenirs. Et le petit enfant, il est partout aujourd'hui: il règne sur les intelligences et les cœurs. Son œuvre s'appelle l'Eglise. Voilà le mystère de Noël, le mystère de Jésus-Christ tout entier. Des moyens humains, des ressources humaines, il n'en fait aucun cas. Toute la toute puissance divine qui agit à travers son infirmité humaine a seule tout accompli.

Le mystère de l'Eglise, l'œuvre de l'Homme-Dieu est tout semblable, et n'est que la continuation du mystère de Jésus-Christ. L'Eglise règne sur le monde, en dépit de l'absence de tous les moyens humains et malgré toutes les ressources humaines liguées contre elle. Mais l'Eglise a perdu sa force, direz-vous, elle n'est plus maîtresse comme au Moyen-âge, elle ne remporte plus de victoires, on n'obéit plus à ses lois. C'est une erreur profonde! D'abord l'Eglise n'a jamais été vaincue. Quand l'Eglise devrait combattre contre toutes les puissances de la terre, quand elle devrait soutenir une lutte acharnée contre toutes les armées conjurées de ses ennemis, quand le monde entier se soulèverait contre elle, elle soutiendrait le combat, et elle le soutiendrait glorieusement et victorieusement. C'est un peu l'histoire de l'heure actuelle. Et aujourd'hui, malgré les clameurs de ses ennemis, ne voyez-vous pas malgré tout quelle est sa puissance morale, à nulle autre pareille? Et ce qu'elle fait, nul ne peut le faire, et ce qu'elle dit, nul ne peut le dire.

La situation qu'elle se donne et qu'elle a prise dans le monde, personne ici-bas ne la lui a prêtée et elle n'en est redevable à personne. Au fond de leurs cœurs amis et ennemis reconnaissent sa primauté, la force de son autorité, la divinité de sa parole. Son pouvoir de faire des lois et la sagesse de ces lois, sa puissance légitime pour régler les mœurs et la conduite de tous les membres de la société. L'Eglise bon gré, mal gré, règne sur le monde et s'impose à lui. Elle maintient victorieusement sa couronne, quoique jamais peut-être elle n'ait subi un semblable assaut. Mais aussi jamais elle n'a remporté plus belle victoire. L'Eglise n'a ni moyens humains, ni ressources humaines, mais, dans sa faiblesse, elle a à son service la toute puissance de son divin Fondateur.

Et maintenant, qu'est-ce qui fait la force et la puissance de la vie religieuse? Elle aussi, comme l'Eglise et Jésus-Christ auxquels elle s'est consacrée, elle a son mystère de faiblesse et de puissance, d'infirmité et de force. La vie religieuse, c'est l'Eglise encore, l'Eglise des âmes choisies, c'est la royauté complète de Notre-Seigneur Jésus-Christ dans l'âme fidèle et dans le monde. Elle a toute puissance sur le cœur de Dieu et par contrecoup toute puissance sur le cœur de l'homme. C'est la vie morale dans son extension la plus illimitée, c'est la lumière et la force, c'est une puissance sans pareille. Sans doute elle n'est pas assise sur un trône, ni dans la chaise curule des sénateurs et des Auguste, ni même parmi les docteurs et les savants, ni parmi les puissants et les illustres d'ici-bas. Mais elle n'en a pas moins d'action sur le monde.

Qu'est-ce qui fait la force de la vie religieuse? Cela précisément qui fait la force de l'Eglise. Nous pouvons poursuivre la comparaison jusqu'au bout. La force et l'industrie de l'homme, le moyen humain, doit disparaître entièrement dans la vie religieuse, comme dans 1'Eglise, comme dans Jésus-Christ, devant la petitesse, devant l'infirmité qui, recueillies et fécondées par là toute-puissance divine de Jésus-Christ, accompliront des merveilles.

Quelles sont les vraies vertus religieuses? Des vertus qui n'apparaissent pas aux yeux du monde, que le monde n'apprécie pas, parce qu'il ne les voit pas et ne les comprend pas. Ce ne sont pas là des vertus extérieures et brillantes, que le monde apprécie et loue. Il est difficile à l'homme du monde de comprendre les vertus, la vie religieuse. Sans une révélation intime de la grâce de Dieu, il ne le peut absolument pas. L'éducation ecclésiastique elle-même, l'éducation des séminaires ne donne pas toujours l'intelligence de la pauvreté, de la chasteté, de l'obéissance religieuse. L'on entend parfois des prêtres, de bons prêtres, raisonner bien étrangement là-dessus. C'est que dans le monde on n'estime que ce qui se voit et se sent, ce qui est produit par les ressources naturelles. On se fie beaucoup trop à l'action personnelle, à la puissance des ressources naturelles. Et on part de là. Sans doute avec la grâce et le secours des sacrements, le Sauveur peut sanctifier les moyens naturels, et s'en servir pour le bien des âmes, et les rendre profitables. Mais où sont les fruits pleins, et durables et certains? Jamais ailleurs que là où l'action a été vraiment et pleinement surnaturelle.

Il faut tenir bien peu compte des moyens humains. Apprenons à nous appuyer sur Jésus-Christ seul. Renonçons une bonne fois à nous-mêmes. Que ses vertus soient nos vertus. Aimons-les et demandons-lui de les réaliser en nous. Que la pauvreté de Jésus-Christ soit notre pauvreté, sa chasteté et son obéissance, notre chasteté et notre obéissance. Voilà notre puissance, mes amis. C'est donc, avant tout, la souffrance, puisque c'est le renoncement à nous-mêmes qui est la première condition de la réussite. Voilà le mystère de la vie religieuse. Dieu agira par vous dans la mesure où vous saurez mourir à vous-même. Plus l'humain diminuera et décroîtra, plus le divin se montrera et ira croissant. L'homme n'agit pas par lui-même, par ses moyens humains et personnels. C'est le Sauveur qui fait tout en lui et par lui, quand on veut bien le laisser faire. Nous ne faisons pas deux, nous n'avons pas à dire: moi et Notre-Seigneur. Nous ne faisons qu'un. Que tout soit donc désormais mêlé et confondu, entre vous et moi, Sauveur Jésus! D'action et d’existence personnelle, je n'en veux plus. Je jette mon existence dans la vôtre; je l'abandonne. J'abandonne ma volonté à votre volonté, mon cœur à votre cœur: “Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi” (Ga 2:20).

Voilà le secret, mes amis, voilà la puissance. Désormais ce que l'homme qui s'est jeté tout en Dieu accomplira, c'est Jésus-Christ qui l'accomplit, qui le divinise. Ayez foi à ce grand et unique moyen de notre vie religieuse. Ce n'est plus nous-mêmes qui agissons, nous qui parlons, nous qui prêchons. Ce n'est plus nous qui faisons la classe, la surveillance, le travail manuel. C'est un malavisé et un ignorant, celui qui ayant en mains une pareille richesse ne sait pas l'utiliser. Ignorant, celui qui ne fait pas la démission de sa volonté dans l'obéissance ; ignorant, celui qui garde quelque chose dans son amour-propre ou dans sa volonté personnelle. “Mais mon Père, cette vie-là est bien dure!” — Non! Prendre courageusement tout ce que nous venons de dire et le jeter en Dieu, c'est la puissance, c'est la toute-puissance, c'est la victoire, c'est la vie dans la lumière, c'est la vie dans la beauté, c'est la vie dans la paix et le bonheur.

Voilà, je le répète, le secret de la vie religieuse. Et il faut que vous compreniez bien cela, il faut que vous vous en rendiez bien compte. Je le répéterai encore bien des fois, si le bon Dieu me fait la grâce de rester encore un peu au milieu de vous. Abandonnez tout ce que vous avez, tout ce que vous êtes, pour le jeter entre les mains de Dieu. Et ce que je dis là, mes amis, est entièrement conforme à la théologie. Je parle comme saint Jean, je parle comme saint Paul, je parle comme le divin Sauveur lui-même. Et les paroles que je vous répète après lui, je crois qu'elles méritent bien votre foi, votre confiance, votre vie.

Mes chers amis, que cette doctrine vous pénètre entièrement et que vous en compreniez bien toute la valeur. C'est la démission complète de nous-mêmes, pour donner, sur nous, la mainmise complète à Dieu. C'est la cessation de la propriété de nous-mêmes que nous jetons dans le domaine divin. Comprenez maintenant quelle est la grâce de la vie religieuse, quelle est sa sainteté! Qu'elle influence et quelle puissance dans ces mille petits riens dont est tissée la vie religieuse!

Je ne m'étonne nullement de ce que je trouve dans la vie de sainte Thérèse. Un jour, sainte Thérèse ramassait une lentille tombée à terre à la cuisine. Une religieuse qui la voyait s'étonnait: “Mais, ma Mère, qu'est-ce que vous faites là?” — “Ce que je fais là? Je ramasse la puissance divine!” Ces paroles sont bien justes et bien vraies. Dans une lentille, dans un grain, il y a la toute-puissance de Dieu. Comprenez ces choses, revêtez-en vos âmes comme d'un manteau. Que cette pensée ne vous quitte point, qu'elle vous pénètre, que cela soit tout entier en vous, à tous les moments de votre vie, à tous les battements de votre cœur. Voilà la vie religieuse!

Quelle fidélité cela réclame de nous, et quel bonheur en cette fidélité, et quel honneur! Qu'est-ce que nous sommes? Rien. Nous disparaissons, mais nous faisons par là-même l'œuvre de Dieu. C'est Dieu qui agit, qui parle pour nous. C'est lui, encore une fois, ce n'est pas nous! Lorsqu'on fait à la vie religieuse, aux communautés religieuses, ce reproche d'accorder trop d'importance à des choses minimes, de s'arrêter à des riens, on se trompe bien. Nous travaillons avec Dieu, nous sommes les coopérateurs de Dieu, nos œuvres sont divines. “Le Maître est là et il t’appelle” disait Marthe à sa sœur Marie Madeleine (Jn 11:2). C'est vrai. À chacun des actes, à chacun des moments de notre vie religieuse, Jésus est là et il nous appelle. Comprenez cet appel incessant du divin Maître, dans les petites choses comme dans les grandes. “Lève-toi...viens” (Ct 2:10). Voilà ce qu'il faut comprendre et pratiquer partout dans l'exercice du saint ministère, dans l'enseignement, la surveillance, dans les amertumes si fréquentes du contact d'élèves, de gens du monde mal disposés, à chaque acte de la Règle et de l'obéissance. Allez à Jésus en vous oubliant vous-même, et vous trouverez Jésus, et il écoutera votre prière. À votre voix il ressuscitera les morts, comme il ressuscita Lazare.

C'est donc une grande démarche, mes amis, que celle que vous faites ce soir. Demain matin, la sainte Eglise vous conviera, de son côté, à gravir les premières marches du sanctuaire: vous recevrez les premières ordinations. Là encore vous trouverez le Sauveur et vous comprendrez mieux ce que c'est que de le suivre. Vous comprendrez mieux cette union du Sauveur avec nous. Le sacerdoce complète la vie religieuse. Prêtre, vous serez vraiment le Verbe divin sur la terre et parmi les hommes. Investis de ses pouvoirs, vous accomplirez la rédemption des âmes. Et là encore, plus vous vous dégagerez de vous-même, plus vous mourrez à vous-même et plus le Sauveur agira efficacement en vous pour le salut des âmes.

Prenez le Pontifical, lisez ce qu'on vous dira demain dans l'ordination, les monitions et les prières de l'évêque qui va recevoir vos premières promesses, et vous conférer les premiers pouvoirs, les prémices du sacerdoce. Tout revient à ce que je vous dis là. Le mystère du sacerdoce est le même que celui de la vie religieuse, de l'Eglise et de Jésus. Moins il y a de 1'homme, plus il y a de Dieu, moins le travail est humain et plus il devient divin. Etudiez ces choses, pénétrez-vous en. Il faut que vous en soyez investis, pénétrés. Comme elle est belle, la vocation du prêtre! Comme elle est grande et digne! Vous voyez, mes amis, que le bon Dieu vous comble de grâces. Il vous donne la lumière, il vous donne la puissance, il vous donne l'action  féconde. Il partage avec vous. Il se dépouille pour vous en quelque sorte. Il se cache, comme dit le Cantique des Cantiques, derrière la paroi: “Il se tient derrière notre mur. Il guette par la fenêtre, il épie par le treillis” (Ct 2:9). Il nous regarde, il est là et on ne le voit pas. Et ce qu'on voit de lui, c'est en nous qu'on le voit. C'est par nos vertus et nos actes que nous le montrons. Méditez ces choses. Demandez à l'Esprit-Saint de vous revêtir et de vous pénétrer de ce secret divin, de la charité divine.

O mes amis, quel beau cantique qu'une vie de prêtre et de religieux, quelle belle vie à mener, quelle existence vraiment divine! Dieu sera avec vous. Dieu vous pénétrera, Dieu se servira de vous pour être sa manifestation extérieure. Encore une fois, comprenez ces choses. Nous allons prier pour vous, pour que la grâce de ce soir, pour que la grâce de demain matin vous aide à faire bien la donation entière de votre vie. Commencez! Commencez! La bonne Mère disait: “Il faut commencer un peu, et le Sauveur finira bien!”