Allocutions

      

Les épreuves de la vie religieuse

Allocution du 24 février 1896
pour l’entrée au noviciat du Père Jacquier et la profession du Père Mahoney

Mes amis, je me souviens que les premiers temps que j'étais aumônier de la Visitation, j'étais toujours très surpris des paroles du Cérémonial. On avertit les Sœurs qu'elles doivent passer par beaucoup de travaux et d'épreuves tant intérieures qu'extérieures, et qu'elles doivent dès lors préparer leurs âmes avec un grand courage pour soutenir la lutte qui va se présenter devant elles. Je pensais: “Mais enfin saint François de Sales savait ce qu'il disait. Pourtant quelles luttes ces bonnes religieuses peuvent-elles avoir à souffrir? Elles sont là à l'abri du cloître, elles sont éloignées des tentations du monde, sous la conduite toute maternelle de leur supérieure, entourées d'âmes ferventes et généreuses. Qu'est-ce qu'elles ont à faire? Tout simplement obéir, faire oraison, être exactes aux heures marquées par le son de la cloche”. Je me disais: “Probablement c'est une manière de parler qu'a adoptée là saint François de Sales!” Je ne savais pas encore que, pour être un vrai religieux ou une vraie religieuse, on a de grands combats à soutenir, de grandes luttes auxquelles il faut se préparer. Je ne voyais que l'extérieur, le cloître avec son calme. Je ne voyais que la grande muraille qui les protège contre les incursions du dehors, je ne voyais que cette paix qui rayonne de toute part. Je ne comprenais pas comment on pouvait parler, à la Visitation, de luttes et de combats. Je l'ai appris depuis. J'ai compris que le noviciat, en particulier, est une arène où il faut s'exercer à combattre avec un grand courage et une grande énergie. J'ai compris qu'un courage ordinaire, un courage de circonstance, quelque chose de brave, en passant, ne pouvait pas suffire. J'ai compris, en voyant les Sœurs, leurs grandes vertus. J'ai regardé dès lors la Visitation comme une porte du Ciel sur la terre.

Mais ce qui m'a fait comprendre encore mieux cette vérité que les Visitandines elles-mêmes, ce sont deux Chartreux. L'ordre des Chartreux est celui qui, par l'esprit, se rapproche le plus de la Visitation. Saint François de Sales aimait beaucoup les Chartreux. Il allait volontiers se réconforter dans leur solitude, et là l'Esprit de Dieu soufflait sur lui et le portait à faire quelque chose pour la gloire de Dieu et de la sainte Eglise. J'ai eu là deux amis intimes, tous deux viennent de mourir. Le Père Raymond d'abord. J'allais pour le saluer, au mois de juillet dernier, et en chemin j'ai appris qu'il était mort depuis huit jours. On me conduisit à l'intérieur du cloître, près de la fosse. La terre de la fosse était déjà toute enfoncée: on ne donne pas de cercueil aux Chartreux. On les attache sur une simple planche, on abaisse le capuchon sur la figure et l'on jette la terre, sur le corps inanimé. L'impression que j'éprouvai sur cette fosse fraîchement remuée et déjà enfoncée comme la terre des fosses creusées les années précédentes, ne peut se rendre. Le religieux qui m'accompagnait me disait: “Voilà bientôt 57 ans que le Père Raymond est entré ici et jamais il ne s'est démenti. C'était un fier novice que celui-là! Les pères maîtres des novices en parlent encore”.

Je me rappelle que je faisais une visite au Père Raymond pendant son noviciat. Il me disait: “La solitude est belle de loin: c'est beau à l'imagination et au cœur. C'est là”, se dit-on, “qu'on pourra aimer le bon Dieu avec toute l'expansion d'un cœur qui a besoin d'aimer. Mais quand on est dans cette solitude, entre quatre murs froids qui ne vous disent plus rien, qui vous laissent tout seul, il semble que les anges même vous abandonnent. Il vous vient à l'idée que votre vocation n'est pas là, que vous êtes fait pour autre chose, que vous êtes venu vous enterrer vivant, dans cette terre froide et improductive, au lieu de faire ailleurs quelque chose pour la sainte Eglise”.

Oh! Cela était dur! Et cela se prolongea bien au delà du noviciat. Tous les jours, pendant plusieurs années, il avait une terrible migraine, et le mal était tellement violent qu'il ne trouvait d'autre remède que de mettre sa tête, pendant cinq minutes, sous le robinet de l'eau glacée de la fontaine. Voilà un novice, mes amis, un novice qui pendant près de soixante ans avait porté l'édification dans tous les monastères qui ont eu le bonheur de le voir. Il a soutenu, il a vivifié toute cette jeunesse qui venait là auprès de lui pour s'encourager, pour apprendre les leçons de la pénitence, et à porter sur ses épaules le fardeau de Notre-Seigneur.

J'avais un autre ami le Père Normand que j'allais voir à la Chartreuse de Bosserville, puis à la Grande Chartreuse, où il était maître des novices. Quand il était novice à Bosserville, il me dit: “Ah! vous m'avez donné un conseil fâcheux quand vous m'avez fait entrer ici. Vous vouliez me faire vivre la vie des confesseurs, et c'est la vie des martyrs que j'y ai trouvé”. Il me disait cela en riant. “Mais votre figure est bonne”, lui dis-je, “cela n'a pas l'air de vous désoler d'être martyr”. —“Je tiens à ma vocation par-­dessus tout”, me répondit-il. “Et cependant, depuis deux ans que je suis ici, je n'ai pas été une seule heure, une seule minute sans souffrir un vrai martyre dans mon âme et dans mon corps. Mes pieds sont enflés, mes mains tuméfiées, mes traits bouleversés. Et le médecin venait et me disait: «Mon Père vous ne réussirez pas; je vous conseille de sortir». Un autre médecin venait et me disait: «En conscience, vous ne pouvez pas rester ici; vous cherchez la mort; vous ne devez pas le faire» Et quand ces hommes m'avaient dit tout cela, je rentrais dans ma cellule et je disais: «Seigneur, que vous êtes bon!» Je me rappelais les engagements que j'avais pris et je disais à Dieu: «Seigneur, je resterai ici jusqu'à la mort; je n'en sortirai pas; et dusse-je vivre jusqu'à 90 ans, je vous resterai fidèle! »”

Et ces souffrances du Père Normand ne tenaient pas seulement à la rigueur des austérités de la vie religieuse qu'il avait embrassée; elles tenaient aussi aux luttes intérieures, aux tentations de découragement, à ces pensées qui lui revenaient perpétuellement: “Au grand séminaire, j'étais le premier de mon cours; assurément j'étais supérieur à tous ceux qui m'entouraient. J'avais pour moi la parole, l'apparence — c'était un homme magnifique — et je suis venu m'enfermer ici dans une cellule où personne ne me verra plus, personne ne m'entendra plus! Je suis venu m'enterrer tout vivant. Et combien de temps durera cet enterrement? Je ne sais pas, Seigneur, je l'accepte!”. Qu'ont-ils fait ces deux hommes? Dans toutes les Chartreuses où ils sont passés, ils ont ravivé la ferveur primitive, ils ont communiqué une sève incomparable de foi à l'efficacité des moyens de la vie religieuse, des moyens surnaturels, ils ont répandu autour d'eux, dans tous les cœurs, le courage pour surmonter les répugnances, les oppositions naturelles de la vie de tous les jours.

Mes amis, voyez saint Bernard. Si vous avez le temps de lire sa vie, vous verrez toutes ses luttes personnelles, vous verrez les combats et les tentations de ses novices toutes leurs difficultés, toutes leurs impossibilités, toutes leurs crucifixions. Vous comprendrez que pour être un bon et saint religieux, il faut passer par là. Et alors seulement on peut devenir, comme dit l'Ecriture, l'arbre touffu où la multitude des oiseaux peut se rassembler et trouver un abri et le repos qu'ils ne trouveraient pas ailleurs.

“Mais notre vie n'est pourtant pas si austère que cela!” Mes amis, je ne vous dis pas de faire ce que faisait le Père Normand, le Père Raymond, ce que faisait saint Bernard. Mais voilà le chemin! Et quand devant une petite difficulté, devant une parole qu'il faudrait retenir, le recueillement qu'il faudrait garder, une petite gêne qu'il faudrait supporter, on bat en retraite! Pensez-y, mes amis!

Saint François de Sales a donc bien raison quand il dit aux âmes qui viennent à la vie religieuse, de se préparer avec un grand courage pour soutenir les luttes et travaux tant intérieurs qu'extérieurs. Il faut dire comme la bonne Mère: “Je veux vivre en déterminé. Je ne céderai pas. J'accepte tout ce que le bon Dieu m'enverra, et cela de toutes les forces de ma volonté, de toute l'énergie de mon âme”. Ce sera la vie, la vraie vie pour vous et le salut pour un grand nombre d'âmes.

Quelle est la conclusion de tout cela, mes amis? Vous qui allez recevoir les premières grâces de la vie religieuse, rappelez-vous les exemples que je viens de vous citer. Vous comparerez, vous prendrez votre vie, vos jours, vous lirez le journal de votre âme, et vous le mettrez en regard de ce que je viens de vous dire là. Vous vous mettrez en face de ces deux Chartreux dont je vous ai raconté l'histoire. Vous verrez, vous jugerez et vous prendrez des résolutions en conséquence.

Et vous, mon cher ami, qui avez le bonheur de faire vos vœux, comprenez bien votre mission. Vous êtes Anglais. Est-ce que la miséricorde de Dieu ne plane pas sur l'Angleterre d'une façon visible, d'une façon qui ne laisse aucun doute sur les intentions divines. Interrogez ceux qui sont au courant du pays, nos Pères, les Sœurs, ils vous diront que beaucoup de ces âmes, assises encore dans les ténèbres de l'hérésie, comprennent qu'elles ont besoin de lumière. Il y a là de bonnes âmes, des âmes sincères, qui veulent ouvrir les yeux à la vérité complète, qui seraient heureuses qu'on la leur apportât. Elles en ont besoin, elles en ont faim et soif. C'est une pensée qui domine toutes leurs pensées, tous leurs actes, toutes leurs recherches. Et puis, un grand nombre d'âmes sont là, dans l'innocence de leur ignorance, d'une éducation première faussée, dans l'ignorance de ces ténèbres qu'ils ne soupçonnent pas le plus souvent, de cet entourage dont ils n'ont pu se défaire. La miséricorde sera plus grande que la misère. La bonne Mère Marie de Sales disait: “Le péché originel a attaqué bien plus l'intelligence que la volonté”. Or la blessure faite à l'intelligence ne constitue pas par elle-même une faute, un péché. C'est plutôt un malheur qu'il faut tâcher de réparer, mais qui ne tourne pas à la honte du malheureux et que l'on ne peut lui reprocher.

Vous irez donc travailler demain dans votre pays, mon cher ami, dans votre langue, parmi vos concitoyens. Allez-y au nom de la bonne Mère Marie de Sales, au nom de saint François de Sales. Allez au nom de la sainte Eglise, au nom de notre Saint-Père le Pape. Il nous aime, notre Saint-Père le Pape Léon XIII. Il nous envoyait encore ces jours-ci une bénédiction toute particulière. Allez en tous ces noms bénis, en tous ces noms tout-puissants. Travaillez au salut de vos frères. Travaillez-y dès maintenant, dès cette première année de votre préparation sacerdotale, par vos prières, par votre fidélité à la grâce de Dieu. Soyez délicat avec le bon Dieu. Mettez-vous à la besogne immédiatement. Soyez généreux. Faites bien tout ce que vous demande votre Règle, tous les exercices de votre vie religieuse. Faites l'obéissance avec humilité, simplicité, abandon. Le bon Dieu vous regardera et vous aimera. Et tout ce que vous lui demanderez pour vos frères, pour votre pays, il l'écoutera. Il aimera vos prières, et assurément, il en exaucera une bonne partie.

Vous êtes plus obligé que beaucoup d'autres, mon cher ami, d'être un bon religieux; vous êtes en effet le premier Oblat venu d'Angleterre, le premier à qui Dieu a ménagé cette grâce, le premier messager de la Voie de la bonne Mère. C'est vous qui arriverez le premier sur cette terre y apporter l'esprit de notre bienheureux Père, sa doctrine, dont tant d'âmes ont besoin.
“Purifiez-vous, vous qui portez les objets de Yahvé” (Is 52:11). Sanctifiez-vous donc, vous qui devez porter dans votre cœur, dans vos paroles, dans vos mains le don précieux de ces grâces de Dieu, cette doctrine céleste, cette doctrine ravissante qui est la doctrine de saint François de Sales. Oh! Que vos mains doivent être pures, que vos paroles doivent être saintes, pour que tout ce que vous ferez porte avec soi son efficacité!

Nous allons bien prier, nous allons demander à Dieu de bénir ces prémices, comme il bénissait les premiers apôtres de l'île des Saints, nous allons lui demander qu'il donne à votre ministère quelques-unes des grâces qu'il a données à ces premiers apôtres. Elles ont été abondantes, si abondantes qu'un Pape faisait répondre à un roi d'Angleterre qui lui demandait des reliques: “Baissez-vous et ramassez de la poussière de votre île, vous aurez des reliques, car cette poussière a été imbibée du sang des martyrs!”

Cette grâce n’est pas morte. Elle est vivante encore. Du moins vous êtes chargé, pour votre part, de la ressusciter. Comprenez, mon cher ami, combien vous devez être fidèle. Portez là-bas le parfum de votre noviciat et toutes les grâces et bénédictions du saint état que vous embrassez aujourd'hui.