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La mission des Oblats: utiliser les mérites de la Rédemption

Allocution du 13 décembre 1894 pour une réception au noviciat

Mes enfants, tous les ordres religieux ont été institués pour accomplir la rédemption du monde. L'homme avait péché, il avait été chassé du paradis terrestre, et Dieu miséricordieux avait promis un Sauveur, un Rédempteur. Mais il n'avait pas dit quelle serait la qualité de ce Rédempteur. La plupart des prophètes, en annonçant sa venue, semblent ignorer quelle sera sa qualité divine. Or Dieu, dans sa miséricorde infinie, avait décidé que le Rédempteur ne serait autre que le Verbe divin, son Fils éternel qui prendrait notre nature humaine, et se ferait l'un de nous pour réparer l'offense qu'on lui avait faite, et aussi pour nous servir de modèle.

C'était là une grande décision que prenait Dieu. Jamais la Charité divine n'était apparue si grande, au dire de tous les saints, de tous les interprètes de la sainte Ecriture. L'un deux, saint Augustin, n'a pas craint de qualifier la faute d'Eve d'heureuse faute: “O faute bienheureuse. Elle nous a mérité un tel Rédempteur, un Rédempteur si éminent” - [“Felix culpa quae tantum, ac talem meruit Redemptorem!”] Oui, heureuse faute, à cause de ces heureuses conséquences. Ces paroles sont l'expression exacte de l'effet que doit produire sur le monde la Rédemption de Notre-Seigneur. C'est à dire qu'en suite de cette Rédemption le paradis terrestre doit être renouvelé, l'état de l'humanité doit être préférable à ce qu'il était avant le péché. Voilà, mes amis, la doctrine de l'Eglise.

Les ordres religieux se sont élevés dans l'Eglise pour donner à la Rédemption tous les effets qu'elle doit avoir. Par le péché, l'homme a été blessé profondément dans son intelligence et dans sa volonté et par conséquent dans son cœur. Et voilà les deux grands fondateurs d'ordres religieux, saint Benoit et saint François d'Assise, qui ont pris chacun leur part dans cette réforme. Saint Benoît a pris l'intelligence et saint François le cœur. Tous les autres ordres religieux n'ont été que des ordres subsidiaires, apportant leur part de travail à la grande œuvre entreprise par ces deux saints, de la réforme de l'intelligence ou du cœur. L'intelligence de l'homme a été frappée par le péché d'une mortelle blessure. Saint Benoît lui a fait envisager la vérité, il lui a montré le néant d'ici-bas, et a inondé les esprits de la splendide lumière de la création première. Saint François d'Assise a ranimé les cœurs égoïstes au souffle de sa charité d'apôtre.

Et sous cette double influence, l'homme s'est souvenu de Dieu, de ses commandements, il les a compris, il les a aimés et observés. Son cœur s'est remis au diapason du cœur de nos premiers parents. C'est la rédemption de l'intelligence et du cœur, c'est le rachat complet de 1'homme, c'est l'homme rendu à Dieu tout entier. Voilà le sens de la vie religieuse. Voilà l'œuvre de ces deux grands fondateurs d'ordres. Je le répète: tous les autres, les Dominicains, les Prémontrés sont des auxiliaires, dans ce sens, dans la réalisation de l'une ou l'autre de ces deux grandes pensées. Et ces deux pensées divisent ainsi en deux courants tous les ordres religieux, selon que prédomine l'une ou l'autre. Tous les ordres religieux ont combattu de la parole et de l'exemple. Ils ont fait leur profit des grâces de la Rédemption pour la rénovation des intelligences et des cœurs.

Telle est la mission de saint Benoît et de saint François. L'effet qu'ils ont produit est grand, est immense, mais il n'est pas complet. Il fut un temps sans doute où l'intelligence avait été remise au degré où elle avait été avant le péché, où le cœur de beaucoup d'hommes s'était reporté vers Dieu, avec une volonté constante de lui être fidèle de l'aimer et de le faire aimer. Il semblait que la réparation fût complète. Des temps plus mauvais sont venus et les moyens de réparation apportés par saint Benoît et saint François ne sont plus suffisants. Vous allez me comprendre. Qu'est-ce que l'ordre de saint Benoît n'a cependant pas fait pour illuminer l'Eglise? Les Bénédictins travaillaient, ils édifiaient dans la solitude, comme parle le prophète. Avec leurs monastères, leurs abbayes savantes, leurs bibliothèques, leurs travaux intellectuels, l'Eglise voyait conservé et magnifiquement développé le trésor précieux de la science ecclésiastique et de toutes les sciences humaines. Le bénédictin, la truelle ou la plume à la main ramenait l'homme à l'exercice vrai et fécond de son intelligence. Il était le gardien et le restaurateur de la pensée. Que n'a pas fait, dans cet ordre de choses, l'armée de saint Benoît, et que ne lui doit-on pas?

On fait grand bruit de la science actuelle. Je ne méprise pas mon siècle, je reconnais qu'il a fait avancer d'une manière extraordinaire et admirable les sciences naturelles, je reconnais qu'il a tiré des sciences physiques et chimiques des conséquences, des mises en pratique remarquables. A-t-on plus d'intelligence et de vigueur de pensée qu'autrefois? Ce que je vais vous dire en passant est peut-être l'effet du hasard. Non, ce n'est pas l'effet du hasard. J'ai vu à la bibliothèque de Troyes un vieux livre d'un moine espagnol, dans lequel j'ai trouvé tout le système de Linnée, toute sa nomenclature, plusieurs siècles d'avance, avec une sagacité, un génie parfaits. La pensée des moines d'autrefois, voyez-la encore dans leurs constructions. Voyez notre bel art français du Moyen-âge, je parle de l'art tout entier et non seulement de nos splendides édifices religieux. Avaient-ils peu de génie, peu de vigueur intellectuelle, ceux qui réalisaient de telles œuvres que nous ne savons plus reproduire? Voilà le travail de l'école bénédictine.

Et dans le travail de réparation du cœur et de la volonté, voyez l'œuvre de saint François. Il vient et de son âme jaillit un feu divin assez ardent pour se communiquer à une multitude d'hommes, de femmes, d'enfants. Tous ils embrassent la pauvreté pour mieux aimer Jésus-Christ. Les tertiaires remplissent le monde, ils vivent sous sa dépendance, ils vivent de sa vie. Quel immense résultat! Suffisait-­il? Autrefois oui, mais maintenant non. L'intelligence éclairée, le cœur attaché à Dieu, voilà les deux moyens de réaliser cette grande fin, la rédemption des âmes, et de faire dire vraiment: “O faute bienheureuse!” Voilà les deux moyens de réparer l'humanité tout entière et de la rendre plus sainte, plus digne, plus pure. Ce qui manque à la société moderne, ce qu'aucun n'avait encore dit jusqu'ici, aussi nettement, avant saint François de Sales, c'est que le mal est si grand, la blessure actuelle si profonde, que le Verbe de Dieu seul peut faire les choses. C'est qu'il faut qu'il vienne lui-même et en personne, c'est qu'il faut qu'il agisse et marche encore sur la terre, c'est qu'il faut que l'âme chrétienne l'imite, le copie, le reproduise, le réalise aussi parfaitement que possible, afin que ce soit Jésus qui vive: “Ce n’est pas moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi” (Ga 2:20).

Il faut que chaque âme copie exactement le Sauveur, qu'elle reproduise ses vertus et même ses contenances. Il faut l'imiter dans tous les détails de sa vie de prière, de travail, d'union à Dieu, de sacrifice. Il faut suivre cette vie de Jésus-Christ, et la reproduire dans toutes ses phases. Voilà seulement comment, de nos jours, nous obtiendrons l'effet complet, total, de la Rédemption. Or, mes chers amis, quel est l'ordre religieux qui a compris, qui a visé ce point essentiel? Le nôtre. Quel est le saint qui en a donné les moyens? Saint François de Sales. Comme l'a dit la bonne Mère, le but de saint François de Sales, le résultat de sa doctrine spirituelle, c'est de faire voir le Sauveur marchant encore sur la terre. C'est non seulement d'arracher au mal l'intelligence et le cœur pour les attacher à Dieu, mais d’amener à Dieu l'homme tout entier, de prendre son cœur, son intelligence, son âme, son corps, son être tout entier pour ramener tout cela à la similitude divine, à la reproduction du Fils de Dieu fait homme: “Ramener toutes choses sous un seul Chef, le Christ” (Ep 1:10).

Lisez tous les traités de l'Incarnation et vous verrez comme c'est théologique. Le but de l'Incarnation est cette réparation complète de l'homme, c'est la sanctification et la pénétration par Dieu de son âme, de son corps, de tous ses actes, de toute sa vie. L'âme alors ressemble à ce qu'elle était avant la chute; elle est plus belle et meilleure encore. Or, qui a compris cela entièrement, qui a donné les moyens de réaliser une œuvre si admirable? Lisez saint Benoît, lisez saint François d'Assise. Quel est celui qui a trouvé le grand moyen, quel est celui qui a dit le dernier mot, le dernier mot que l'on aura à dire sur cette question jusqu'à la fin du monde? C'est notre saint Fondateur. Par sa doctrine, par sa direction, il amène l'âme à l'imitation complète, physique du Sauveur, à l'identification avec lui. Voilà le but de tous ses enseignements. Est-ce une utopie? Une prétention impossible à réaliser? Non. Ce qu'il voulait, lui-même l'a réalisé d'abord, avec la grâce de Dieu. D'autres, éclairés par lui, l'ont fait à leur tour. D'autres, éclairés par lui, l'ont fait à leur tour. D'autres continuent encore, comme me le disait la Sœur Marie-Geneviève: “Je vois que notre saint Fondateur a à accomplir de nos jours une mission plus grande encore que celle qu'il a accomplie sur la terre. Ce qu'il va faire est beaucoup plus grand, plus complet que tout ce qu'il a fait dans le passé. Il va être déclaré un des plus grands savants du paradis”. Elle me disait cela dix ou quinze ans avant qu'il ne fut déclaré docteur de l’Eglise.

Vous voyez que notre vocation est quelque chose de bien grand, de bien élevé, puisqu'elle n'a d'autre but que de nous faire imiter le Sauveur. Imitons-le pendant cet avent, imitons sa mortification, ses prières, son travail. Quand Notre-Seigneur dit aux Apôtres: “Mon Père est à l’œuvre jusqu’à présent et j’œuvre moi aussi” (Jn 5:17), il veut nous dire: “Faites comme moi. Mon opération et celle de mon Père ne font qu'une opération unique, inséparable. Il faut, vous aussi opérer, travailler ainsi avec moi, il faut que votre action soit aussi unie à la mienne, aussi inséparable de la mienne que la mienne l'est de celle de mon Père. Nous sommes appelés, je le répète, à réaliser cette union intime pour nos personnes, et ensuite pour les âmes qui nous sont confiées. Voilà le but, la raison d'être de toute notre vie religieuse. Pendant 40 ans, je n'ai entendu que cela. C'est l'unique parole qui tombait de la bouche de la bonne Mère dans le petit parloir de la Visitation de Troyes. À Rome, on a examiné les écrits de la bonne Mère et on n'a rien trouvé à y redire: donc, c'est conforme à la doctrine de l'Eglise, c'est vrai.

Voyez, mes amis, à quoi nous sommes obligés: à faire revivre le paradis terrestre ici-bas. Ce n'est certes pas une petite besogne. Comment commencer? Par nous-mêmes évidemment. Cette doctrine est tellement celle de notre saint Fondateur, que dans tous ses ouvrages il y revient sans cesse. Il en parle partout. Son Traité de l'Amour de Dieu n'est pas autre chose que cela. Les âmes qui ont compris cette méthode ne peuvent plus aller à Dieu par un autre chemin. Le Sauveur Jésus, que nous efforçons de retracer en nous, et qui est vivant en nous, opère cela en nous. Il nous donne ce qu'il faut pour agir, il est notre exemplaire, notre modèle, il marche devant nous. Nous n'avons qu'à mettre nos pieds dans la trace de ses pas; il nous porte, et alors il réalise notre Rédemption complète.

Encore une fois, s'il avait été question seulement de réparer le mal fait à l'intelligence et au cœur de l'homme, un prophète aurait pu le faire. Mais ce qu'aucun prophète n'aurait pu faire, c'est de déifier l'homme: l'homme et Dieu ne font plus deux, tellement il y a peu de différence entre la vie de l'un et la vie de l'autre: “le Christ indivis”. Nous sommes revêtus de son manteau, de sa tunique toute d’une pièce [“inconsutilis”]. Mais ce n'est pas assez, nous sommes pénétrés de lui, “de ses os”. Notre-Seigneur offre lui-même à notre contact sa chair divine dans la sainte communion. Sa chair donne à notre corps la vertu de ressusciter au dernier jour. C'est ce que la petite sainte Agnès disait aux bourreaux: “Vous pourrez faire de mon corps tout ce que vous voudrez. Jamais vous ne ferez sortir Dieu de mon cœur, de ma vie, de tout mon être, car c'est son sang qui colore mes joues” - [“Sanguis eius ornavit genas meas”] ".

 

Quelle est donc la mission des Oblats? Faire arriver les âmes à cette imitation complète de Jésus-Christ, qui utilise les mérites de la Rédemption, qui justifie qu'un Dieu se soit fait homme. M. Chevalier, mon professeur de morale, me disait: “Croyez-vous que Notre-Seigneur se soit fait homme seulement pour racheter le monde? Il s'est fait homme pour que nous devenions participants de sa vie, de son corps, de son âme, de sa divinité, de son bonheur”.
Quel ordre religieux a tenté d'élever les âmes jusque-là? Avant notre saint Fondateur, personne aussi complètement. A-t-il pu trouver ce moyen d'amener l'âme à une ressemblance parfaite avec Notre-Seigneur? Oui, par son Directoire.

J'y reviens souvent au Directoire; je n'y reviendrai jamais assez. Faites-le-bien, votre Directoire, mes amis. “Moi j’ai dit: Vous, des dieux, des fils du Très-Haut, vous tous” (Ps 82:6). Le Directoire nous divinise. On est dans la vérité, on comprend la vie surnaturelle. Les âmes qui font cela sont méritantes, elles vivent dans un grand état d'innocence, elles ont Dieu tout prêt, et elles auront le Ciel plus magnifique. Au Ciel, il y aura des anges qui seront au-dessous des hommes. Il y en aura beaucoup...

Quel est le type, la vie, le bonheur? C'est le Verbe de Dieu: “Et le Verbe s’est fait chair”. Puissions-nous tous ajouter: “et il a habité parmi nous” (Jn 1:14).

Nous y penserons. Et vous, mes chers amis, non seulement vous y penserez, vous vous rappellerez la parole que je vous dis aujourd'hui. Ce ne sera pas un vain son qui aura frappé votre oreille, une voix qui retentit dans le désert. Vous vous souviendrez que cette parole est esprit et vie, vous la comprendrez et elle vous animera. Elle sera la direction de vos âmes, et surtout l'amour de vos cœurs.

Ainsi-soit-il.