Retraites 1896

      


CINQUIÈME INSTRUCTION
Le lien de la charité

Mes amis, jusqu'ici je vous ai parlé des devoirs particuliers à chacun. Je veux vous dire ce matin ce qu'il faut faire à l'égard de la communauté. Le Religieux n'est pas comme le curé, le vicaire, comptable de ses actes seulement envers lui‑même: le Religieux est comptable de ses actes encore envers sa communauté. C'est sa famille spirituelle et temporelle. Par la communauté il va à Dieu, par elle il reçoit des actes de son ministère. Le mot “religieux” veut dire relié, uni avec d'autres. Et c'est précisément ce lien qui fait la vie, la force du religieux et de la communauté. Le religieux en dehors de sa communauté est comme un sarment de vigne séparé du cep: il meurt sans rien produire. Nous avons indépendamment de nos devoirs particuliers des devoirs envers la Congrégation.

D’abord il nous faut la charité envers chacun. Nous sommes frères. Nos Pères de Troyes, de Mâcon, d'Auxerre, de Saint-Ouen, du Cap, de Grèce forment une même famille, et l'affection est nécessaire pour former le lien de toutes nos maisons entre elles, les unes avec les autres. Pendant plusieurs années, j'ai eu beaucoup de mal avec les Oblates: elles étaient difficiles à amener à un genre de vie uniforme. Beaucoup étaient élevées à la façon du jour. La plupart venaient de familles où l'on n'avait pas trop l'habitude de travailler, où l'on passait son temps à faire de petits ouvrages, à mener la vie de salons. Et maintenant elles travaillent toutes et gagnent leur pain, et même souvent le pain des enfants qui leur sont confiés. A quoi doit‑on cela? Au vœu de charité que je leur ai fait faire. Les unes le font d'abord pour un mois, deux mois, trois mois, puis pour un an, pour plus longtemps encore. Ce vœu fait des merveilles. Leurs œuvres prospèrent: elles fondent des maisons. Cette année encore elles ont deux nouvelles fondations, l'une à Pérouse, le pays du Saint-Père, où elles sont appelées par l'archevêque. Ils nous écrivent, tous les deux, le bien qu'ils ont entendu dire des Oblates. Voilà quelque chose qui va bien: et cela tient au vœu de charité. Jamais elles ne disent de mal d'aucune de leurs maisons. Elles ne voudraient pas plus manquer à la charité envers une Sœur qu'envers une de leurs maisons. Alors c'est “la bonne odeur du Christ” (2 Co 2:15).

Ce qui nous a été grandement nuisible dans nos maisons, c'est précisément ce défaut. Nous sommes bons sans doute, mais il y a une chose qui nous manque: un lien. Nous sommes un tas de cailloux, et non un édifice. On dit partout: “On ne connaît pas les Oblats”. Et pourquoi ne les connaît-on pas? Parce qu'ils disent souvent du mal les uns des autres. Voyez les Pères Jésuites. Jamais l'un ne dira du mal d'un autre devant les étrangers. Je comparerais volontiers les Jésuites aux chevaux arabes, et les Oblats aux chevaux limousins. Evidemment je n'entends pas faire une comparaison du tout au tout. Les chevaux du Limousin sont de bonnes bêtes, assez intelligentes, mais qui n'auraient pas grande ardeur. Les chevaux arabes sont vifs, ardents, et quand il s'agit d'aller à la guerre, au premier coup de clairon ils se réunissent, et d'un élan magnifique s'élancent dans la mêlée. Pour nous quand il s'agit de faire quelque chose de difficile, de payer de sa personne, l'un regarde à droite, l'autre regarde à gauche: l'un dit: “Cela ne peut pas se faire”, l'autre dit: “Moi, je ne puis pas”. Et alors il n'y a pas d'entente. Sans doute il n'y a pas de méchanceté chez nous. Mais voilà ce qui nous perd, voilà notre grand défaut.  Et voilà pourquoi, comme ensemble, nous sommes loin de donner ce que nous devrions donner. Quelques‑uns même ne craignent pas, semble‑t‑il, de tirer de son côté pour faire chavirer ce qu'un autre Père vient de faire.

Avant de commencer mon sermon, je disais à la bonne Mère, “Vous avez dit de si belles choses sur les Oblats. Vous avez tant promis. Et je ne vois rien”. Nous ne valons rien comme ensemble. Est‑ce que c'est parce que vous ne pouvez pas? Comprenons bien, mes amis, car ç’a été notre ruine: nous avons trop vécu les uns en dehors des autres: nous manquons du lien essentiel. Est‑ce par mauvais esprit? Non, encore une fois. Mettez du ciment de Portland dans ce tas de cailloux, et vous aurez un bloc impérissable, un cube compact, et qui sera plus résistant que la plus dure des pierres. Voilà le mal, mes amis. Le remède, c'est le vœu de charité. Pourquoi ne le ferions‑nous pas, comme l'ont fait les Oblates? Ce vœu est tellement essentiel que saint François de Sales ne voulait donner que le seul vœu de charité à ses religieuses. “Nous n'avons aucun lien que le lien de la dilection, qui est le lien de la perfection” (Directoire,[Paris, 1886], p. 10). Avec la charité, on a un lien, un lien très fort, et qui ne s'émiette pas.

Mes amis, je ne veux pas me prêcher moi‑même. Mais si j'ai pu faire quelque chose dans ma vie, c'est que j'ai suivi ce système. Dans mes directions, dans les confessions que j'entendais, je n'ai jamais donné un conseil à un enfant contre ses parents, à un religieux contre ses Supérieurs. J'ai fait en sorte toujours de réunir les volontés et les cœurs: si vous vous mettez les uns contre les autres, si vous cherchez à piquer ou mortifier votre confrère par un trait d'esprit, une plaisanterie mordante, si par amour‑propre vous donnez un avis contraire à ce qui devrait être fait, c'est petit, c'est mesquin. Cela satisfait votre misérable petit amour‑propre de voir que vous avez imprimé une autre direction aux affaires. C'est le fait d'un écolier irréfléchi! Oui, nous sommes de jolis soleils pour vouloir nous établir comme centre du mouvement universel, aux dépens du bon ordre!

Que chacun de nous essaie donc de se défaire de son amour‑propre. Il faut bien agréer ce qui ne nous va pas. En réfléchissant bien, nous finissons par voir qu'on a raison. Pourquoi ne pas faire, du premier coup, ce sacrifice‑là? Le jour où nous en arriverons là, mes amis, nous ferons quelque chose. Pour faire des Œuvres, il faut avoir l'esprit de Communauté. Je vous ai dit tout à l'heure que saint François de Sales ne voulait que ce vœu de charité; le reste n'était cependant pas mis de côté. Il faut, en même temps, bien pratiquer — cela va de soi — les vertus d'obéissance, de pauvreté et de chasteté.

Donc, si nous faisons le vœu de charité, nous remplirons les intentions de saint François de Sales et celles de la Sainte Eglise. La pratique de la charité n'est pas facile, il est bien plus aisé de pratiquer l'obéissance, la pauvreté et la chasteté, l'exercice de la charité étant d'une pratique continuelle. On la pratique non par faiblesse, non par un esprit de condescendance qui craint la lutte, mais par énergie, et en s'élevant au‑dessus de soi. C'est la pratique la plus pénible, la plus difficile. Il faut contenir sa langue, son sentiment, il faut acquiescer à ce qui nous est contraire. Nous avons nos différences de caractères. Les uns sont joviaux et plaisants, les autres ne le sont pas. L’un est bien portant et aimerait à bien vivre, l'autre est souffreteux et volontiers ne mangerait rien. Voilà un amalgame. Il faut fondre tout ensemble, il faut que tout cela fasse bon ménage. Une parole imprudente nous échappe, nous avons des manières de voir différentes sur les questions politiques, historiques, religieuses. Continuellement ce sont des efforts, des pratiques à faire. Cela coûte. Mais c'est seulement à ce prix‑là que nous ferons quelque chose, que nous relèverons la communauté. Mais qu'est‑ce donc la charité? C'est une vertu surnaturelle par laquelle nous aimons Dieu pour lui‑même, et notre prochain pour l'amour de Dieu. Et que signifie ce mot: “Vertu surnaturelle”? C'est une vertu que nous ne pouvons pas avoir de nous‑mêmes, mais que nous obtenons en demandant, par la prière, la grâce à Dieu.

Prenons cette résolution ce matin. Demandons à Dieu la grâce de pratiquer cette vertu surnaturelle, que nous ne pouvons pratiquer de nous‑mêmes. Demandez au Père Ceyte, si l'on peut faire une addition avec des unités qui ne sont point de la même espèce, qui sont d'un ordre différent? Additionnez une table, un orgue, une chèvre, un chou, etc. Faites le total.

Il ne faut pas que nous soyons dans notre esprit une perle , un diamant précieux. Ce qu'il faut être, c'est tout simplement un bon petit Oblat, ayant à cœur la prospérité de sa communauté. Voyez les Jésuites: j'y reviens encore. Toucher à la Société, c'est les toucher à la prunelle de l'œil. J'ai eu une petite histoire avec un bon Père Jésuite, c'était dans les premiers temps de la fondation de Saint-Bernard. Un bon Père se défiait beaucoup de nous et faisait surveiller tout ce qui se faisait et se disait, en récréation et ailleurs, par une bonne dame, mère d'un de nos élèves. Or la bonne dame apprenait sur notre compte des choses épouvantables, paraît‑il, et allait les rapporter fidèlement à son Père Jésuite. Ce dernier, à son tour, allait raconter cela à Monseigneur l'évêque. Impatienté de ce manège, je dis alors au Père Jésuite d'avoir à nous laisser en paix, et que c'était une vilaine besogne qu'il faisait là. Le bon Père se fâcha de l'observation, et il écrivit à son Supérieur Général que je disais du mal de la Compagnie, et que je voulais lui en faire. Je n'eus pas beaucoup de peine à me disculper. Du reste le Père en question mourut fort peu de temps après et l'histoire en resta là. Mais ce sur quoi, dans cette histoire, je veux attirer votre attention, c'est sur l'esprit de corps, exagéré sans doute  mais bien réel, de ce brave religieux. Quelle crainte il avait de voir attaquer les droits de sa Compagnie! C'était son principal souci. En cela il nous donne l'exemple.

Prions bien, mes amis, pour avoir un peu plus l'esprit de corps, pour avoir cette cohésion qui nous donnera de constituer vraiment la communauté qu'a voulue la bonne Mère Marie de Sales, qu'avait déjà désirée sainte de Chantal. Cette dernière désirait tant la fondation d'un Institut comme le nôtre! Que de fois elle avait dit à saint François de Sales: “Monseigneur, je vous en prie, donnez‑nous des prêtres comme vous”. Et saint François de Sales répondait “C'est bien difficile. Jusqu'ici je n'ai réussi à en former qu'un et demi. Les hommes de ce pays‑ci sont raisonneurs!” Je crois que de son temps, il n'aurait en effet jamais pu fonder les Oblats, à cette époque où l'on ne vivait que d'argumentations et de raisonnements scolastiques exagérés. Il y aurait eu tant d'objections faites, il se serait heurté à tant d'esprits à l'encontre du sien, qu'il n'aurait pu faire prévaloir ses idées, si nouvelles pour l'époque. Mais les temps sont changés. J'espère que plus tard nous pourrons rayonner un peu dans le clergé. Nous avons la doctrine de saint François de Sales, d'autres n'en ont guère que l'étiquette. C'est notre patrimoine, notre héritage. Ne le laissons pas, par notre défaillance, passer en d'autres mains. Faites donc vœu de charité, à l'égard de vos confrères, à l'égard de nos maisons, à l'égard de la Congrégation. Que cette charité se montre. Qu'elle ne soit pas morte, mais très active. Mettons‑nous‑y vaillamment et le bon Dieu sera avec nous.