Retraites 1896

      


CINQUIÈME INSTRUCTION
L'édification spirituelle

Encore une fois, mes amis, terminons bien notre retraite. Ne laissons pas perdre ce que nous avons amassé au prix de notre travail et de notre sollicitude. Je vous disais hier que c'est la fin qui couronne l'œuvre. Quand le temps de la récolte est venu, quand le blé est mûr, on le coupe. Conservez bien pieusement, bien religieusement jusqu'au bout la fidélité aux exercices de la retraite, afin d'aboutir sans défaillir en aucune façon, c'est le dernier échelon, c'est la dernière marche de l'escalier, et vous touchez au port. Les petits riens, c'est le grand tout. En médecine, les choses les plus inaperçues réussissent quelquefois beaucoup mieux que les grandes potions. Voyez dans la nature, tout se fait insensiblement, tout se poursuit et se continue sans qu'on voie de mouvement, tout s'établit, se fonde par des actes presque inaperçus. Les choses spirituelles sont dans les mêmes conditions. Pour bien faire sa retraite, il faut donc faire grande attention aux petites choses. Nous l'avons bien commencée, il faut la bien terminer. J'espère beaucoup de cette retraite: elle a été silencieuse, recueillie, pieuse; chacun de vous retrouvera dans le cours de l'année ce qu'il a amassé ici. Le bon Dieu visitera vos âmes dans les différents moments où vous en aurez le plus besoin. “D'où venez‑vous, Seigneur?” — “Je viens de la retraite”, nous répondra‑t‑il.

Il y a un proverbe qui court parmi les ouvriers de Paris, parmi les marchands, les gens qui font des affaires; ce proverbe, le voici: “Quand la bâtisse marche, tout marche”. Quand on élève des constructions, des maisons, cela met en mouvement et cela occupe toute espèce de commerce et d'industrie, cela donne la vie aux affaires de toutes sortes. Ce qui est vrai dans les choses matérielles est toujours vrai dans les choses spirituelles: le bon Dieu a fait le plan de la matière extérieure, palpable, sensible, à l'image de la pensée, du spirituel. Et cela est si bien vrai qu'au spirituel, comme au temporel, quand la bâtisse va, tout va, et quand la bâtisse ne va pas, rien ne marche. Cette bâtisse, c'est notre maison particulière, c'est l'édifice de notre sanctification. Est‑ce que Saint Paul ne se sert pas continuellement de cette comparaison‑là? “J’ai posé le fondement. ... Que si sur ce fondement on bâtit avec de l’or, de l’argent, des pierres précieuses, du bois, du foin, de la paille, l’œuvre de chacun deviendra manifeste” (1 Co 3:10; 12-13) Tous les Pères de l'Eglise ont employé usuellement cette comparaison pour exprimer le travail de la sanctification de nos frères, qu'il faut aussi édifier. Il faut édifier notre maison particulière, et il faut édifier la maison de la communauté. Nous avons notre demeure particulière, et il y a la cité où nous vivons avec nos frères. Si nous n'élevons pas ce double édifice, si la bâtisse ne va pas, soit d'un côté, soit de l'autre, rien du tout n'ira plus. Pour faire bien, il faut travailler continuellement à édifier en vous la vie religieuse, à édifier en vous la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par lequel nous devons toujours agir, sans lequel nous ne pouvons rien faire: “... hors de moi vous ne pouvez rien faire” (Jn 15:5) 

Comment se fait cet édifice? Il se fait comme une maison, petit à petit, cela ne se souffle pas en une minute comme un globe de verre, mais cela commence par les fondations, puis c'est un travail continu. Les pierres se rapprochent les unes des autres, sans qu'il y ait solution de continuité. Quand on a placé une pierre, une brique, il faut la recouvrir de mortier, puis on place sur le mortier une nouvelle brique. Si entre les briques et le mortier on laisse un espace l'édifice s'écroulera. Cette comparaison est bien exacte. Voilà ce que nous avons à faire depuis la première action de la journée jusqu'à la dernière, et chaque jour de notre vie. Il faut travailler comme par un ciment, le ciment céleste de la volonté de Dieu, de la parole de Dieu, du Directoire.

J'ai entendu dire qu'il y a des Oblats de saint François de Sales qui n'apprécient pas le Directoire, qui disent: “Le Directoire, qu'est‑ce que c'est cela?” C'est-à-dire, mes amis, que sans le Directoire, il n'y a pas plus ici d'Oblat de saint François de Sales qu'il n'y a de chinois. Vous êtes Oblats. Est‑ce parce que vous faites la classe, parce que vous prêchez, vous dites la messe, vous confessez? Non, ce qui fait l’Oblat de saint François de Sales, c'est la pratique constante et continuelle du Directoire. Comme cela vous édifiez l'homme intérieur, vous le faites grandir, assise par assise, vous le ferez monter jusqu'au ciel, par un travail constant, par une action incessante et de laquelle la volonté ne se désiste jamais. Vous construisez sans cesse. Le matin quand on s'éveille, le travail c'est de jeter son âme tout en Dieu. La construction se continue quand nous sommes à l'oraison. Je vous en conjure, faites votre oraison comme je vous ai toujours dit de la faire, tout d'abord avec vos devoirs, vos obligations de la journée. Faites bien l'exercice de la préparation de la journée. Le berger, le matin, compte ses brebis, il se demande où il va les conduire. Le jardinier détermine où il va planter ses choux. Vous êtes religieux, vous avez par conséquent à mener une vie particulière, à remplir une fonction importante et capitale. Et vous n'y songeriez pas, vous iriez à l'aventure, ou comme une machine? Il faut donc absolument préparer votre journée. Si, pour un motif ou pour un autre, vous n'avez pu faire cette préparation à l'oraison, prenez toujours le temps de jeter un coup d'œil rapide sur vos devoirs du jour et de formuler une sérieuse résolution. N'entrez pas dans votre journée comme un homme part pour aller travailler aux champs, mais qui ne sait pas à quel champ il va.

Vous ferez votre oraison avec votre Directoire, la plupart du temps. Ce sera précisément le moyen de vous faire comprendre et aimer votre Directoire, de vous le faire pratiquer avec piété, avec onction. Vous faites machinalement votre Directoire. Si vous l'aimiez, si vous vous affectionniez à lui, ne serait-ce pas meilleur? Où trouver cela? Dans l'oraison. En faisant l'oraison avec votre Directoire, vous vous affectionnez à ce Directoire, vous l'appréciez à sa valeur. Votre oraison ne sera pas sèche. Ce sera un entretien avec Dieu sur des choses intimes et pleines d'intérêt, puisque c'est précisément ce que vous avez à faire aujourd'hui. Vous lui dites un petit mot à l'oreille, comme à un ami, et il vous entend. Cela aura pour résultat que vos actions de la journée ne seront pas faites à la légère, elles seront réfléchies et profondes, et elles vous seront très bonnes et très agréables.

Cette manière de faire prévient les fautes et les négligences journalières, et fait que nous nous affectionnons à bien faire notre devoir. Pour les jours de fête, pour les jours où la grâce du bon Dieu vous a touchés, faites votre oraison avec ce que le bon Dieu vous donne en considérant ses mystères et la fête. Vous avez une peine, un ennui à surmonter, une difficulté avec vos confrères, avec vos élèves: faites votre oraison avec cela. Vous éprouvez de la difficulté à faire telle obéissance. Pourquoi n'allez-vous pas vous mettre devant le bon Dieu? Cela en vaut la peine, et demandez‑lui secours et appui. Voilà un anniversaire: l'anniversaire de votre première communion, de votre entrée dans la Congrégation, de votre profession, ou de votre ordination, d'une fête ou d'un deuil de famille. Portez‑le à l'oraison: occupez‑vous‑en devant le bon Dieu, et vous avez là les matériaux d'une excellente oraison.

Voyez comme notre édifice se construit peu à peu, une pierre sur une autre pierre, et tout le mur monte, et nous préparons lentement, mais sûrement, la perfection de notre maison.

Ainsi de suite pour tous nos exercices. La sainte messe: prenez votre Directoire pour vous préparer à la sainte messe. Arrêtez‑vous sur tel ou tel point de cette préparation pour occuper votre âme. Il ne faut pas aller à l'autel comme on va partout ailleurs. Dites‑la bien, la sainte messe, et vous serez de bons religieux. La messe bien dite est un secours puissant, un bonheur, une félicité. Les âmes pieuses qui nous entourent le sentent. C'est une force pour le prêtre, c'est une grande édification pour tout le monde. On s'édifiera de votre tenue, de votre recueillement, de votre manière d'être et de prier. Pénétrez-vous bien des pensées si saintes, si belles que le Directoire vous suggère pour la sainte messe, et si vous avez fait votre oraison là‑dessus, elles vous reviendront alors dans l'esprit et le cœur.

Dans toutes les fonctions du saint ministère, dans les confessions que vous êtes appelés à entendre, servez‑vous encore et toujours de votre Directoire. Allez au confessionnal avec la préparation que vous suggère notre saint Fondateur. Pénétrez‑vous bien de ce qui est marqué au Directoire. Les âmes qui viendront à vous, sentiront que le bon Dieu est là, que celui qui leur parle, parle vraiment au nom de Dieu. Toutes les âmes s'inclineront devant votre pensée, devant vos ordres. Vous allumerez en elles le feu sacré de l'amour de Dieu.

Il en est de même de toutes les fonctions saintes, il en est de même de toutes nos fonctions ordinaires et matérielles. La classe, les études, les surveillances, pourquoi ne pas utiliser tout cela pour aller à Dieu? Pourquoi ne pas faire tout cela avec lui et s'aider de lui en tout cela? Non, ne soyez pas de simples professeurs, de simples maîtres d'études. Quelques‑uns peuvent penser peut‑être que je donne une telle importance aux choses spirituelles, qu'il m'arrive de négliger les recommandations nécessaires pour que tout le monde fasse bien comme il faut la classe, les surveillances, tout le reste. Non, mes amis, et je vous dis, et je vous répète: là surtout, faites comme faisait notre saint Fondateur, bien, passionnément bien, chaque devoir du moment présent. Celui qui ne fait les choses qu'à moitié, qui n'y met pas tout son cœur, à quoi est‑il bon? Il est propre seulement à gâter la besogne et à ne faire rien qui vaille.

Ecoutez‑moi bien, mes amis. Il résulte de tout cela un ensemble de choses qui existe chez nous, et qui n'est pas au même degré chez tous les autres. Il résulte une espèce d'atmosphère qui nous environne, comme un joug qui pèse sur nos épaules. Nous ne nous sentirons jamais absolument libres. Nous aurons toujours quelque chose à faire, quelque tâche à accomplir. Nous sentirons continuellement que nous ne sommes pas à nous‑mêmes. Nous porterons comme un talent de plomb, “disque de plomb” - [“talentum plumbi”] (Za 5:6) sur les épaules. Le religieux doit prendre ce joug. Il doit être le fidèle compagnon de celui qui a dit: “Chargez-vous de mon joug” (Mt 11:29). “Bienheureuses chaînes, disait Saint Paul, que je voudrais vous les voir porter vous‑mêmes, non pas celles qui lient mes mains et mes pieds, mais celles qui lient mon esprit, mon cœur, ma volonté, mon maintien, tout mon être et qui le mettent tout en paix”. Ce joug-là ne fait pas plier les épaules, mais il les rend fortes et capables de porter vaillamment tout ce que le bon Dieu permet, tout ce dont le prochain nous accable. “Il est bon pour l’homme, dit la sainte Ecriture, de porter son joug dès sa jeunesse” (Lm 3:27).

Je le répète: il y a dans notre vie d'Oblat un joug qui se sent. On sent qu'on n'est pas tout à fait libre du côté du bon Dieu. Ce n'est pas positivement la crainte du péché, la crainte de s'égarer du droit chemin, non. On ne marche pas “avec crainte et tremblement” (Ep 6:5). Ce sentiment de crainte filiale, de respect, nous accompagne partout. Il nous garde dans la tentation, il nous préserve des chutes.

Bienheureux celui qui porte ainsi, en son sentiment intime, le joug du Seigneur. C'est une grande grâce, celle‑là! Avec elle nous aurons la vraie liberté, la liberté des saints, la liberté aussi complète qu'on peut l'avoir en cette terre. Dieu n'est pas cruel, il est bon. Vous lui donnez tout vous‑même: n'ayez pas peur, il saura bien vous donner autre chose. Vous êtes 1'ouvrier qui travaille par le beau temps, par la pluie, par le chaud, par le froid, il travaille toujours: il construit toujours sa maison, et l'édifice s'élève. Mais, comme dit le proverbe: “Quand la bâtisse ne va pas, rien ne va plus”. C'est fatal. Le bon Dieu ne vous aime plus, parce que vous‑mêmes vous n'aimez plus ce que vous avez à faire, parce que vous ne faites plus rien qui vaille. Personne ne vous comprend, personne n'est avec vous. Vous êtes seul et vous avez à supporter tout l'ennui et toute l'angoisse d'une situation intolérable. Au contraire, rappelez‑vous bien que toutes les fois que vous sacrifierez votre liberté, alors vous serez vraiment maîtres et rois. Continuez de bâtir et d'édifier: vos peines, vos difficultés sont le marteau et le ciseau qui taillent les pierres de construction, c'est la truelle qui égalise le ciment et le mortier et relie toutes les pierres l'une à l'autre. C'est à ces conditions et avec un travail incessant et perpétuel que s'édifiera votre “édifice spirituel” (1 P 2:5). Avons‑nous jusqu'à aujourd'hui édifié ainsi notre maison spirituelle?

Encore une chose que je vous rappelle souvent, pardonnez‑le moi. Je ne crains pas d'insister là‑dessus. Si vous compreniez bien la valeur immense, je dirais infinie, de ces mille petits riens qui se rencontrent dans notre vie de tous les jours et qui sont, à proprement parler, le ciment de notre construction! Un petit contre-temps, une petite gêne, un petit sacrifice, une petite fidélité à Dieu, un petit rien qui passe inaperçu des hommes. Voilà la vertu des vertus, voilà la vertu d'un bon Oblat de saint François de Sales. C'est vraiment le ciment des murailles de la maison.

Outre cette nécessité d'édifier, chacun de nous, notre édifice spirituel, nous avons encore une obligation rigoureuse, une fonction qui a une importance, je dirais presque plus grande encore, au regard de notre communauté. Il faut bâtir la maison, la cité de la communauté, la cité religieuse, la cité de Dieu, comme l'appelait saint Augustin. C'est précisément ce qui lui a fait établir sa Règle. Il avait réuni autour de lui un certain nombre de prêtres avec lesquels il vivait en commun et formait une sorte de congrégation. Il avait établi une congrégation dé religieuses. Il disait que c'était sur le modèle de la cité de Dieu qu'il avait établi ses cités terrestres. Son beau livre De la Cité de Dieu nous montre comment toutes les vertus concourent au résultat que Dieu s'est proposé, c'est‑à‑dire à l'édification et au bonheur de la maison du ciel, mais encore à l'édification et à la prospérité de l'Eglise de la terre. Il faut donc que nous travaillions à notre cité, à la cité de la Congrégation des Oblats de saint François de Sales. Si notre maison n'est pas bien bâtie, si elle n'est pas bien environnée de murailles, elle restera exposée à tous les vents. On la volera, on la pillera. Les flots déchaînés emporteront les murs. Il faut que nous construisions une cité fortifiée et imprenable.

Or, qu'est‑ce qui fait la cité? Ce sont les citoyens, ce sont les gens qui réunissent et mettent en commun leurs forces, leurs intérêts, leurs pensées, leurs buts. Voilà la cité. Et je ne crains pas de dire que les Oblats sont autant favorisés que personne au point de vue religieux, de ce côté‑là. Les Oblats sont de bons enfants. Je ne connais pas de communauté où la charité soit au fond vivante comme chez nous. Je suis sûr que pas un seul de nos Pères n'a d'ennemi dans quelque autre Père, que pas un seul n'entreprend de dénigrer tel ou tel de ses confrères, ou d'essayer de le supplanter dans ce qu'il fait. Cela existe‑t-il ailleurs? Oui, hélas! C'est une grande grâce que le bon Dieu nous a faite là! Mais il y a peut-être aussi quelque chose qui ne se trouve autant nulle part ailleurs. C'est ce que j'appellerai l'individualisme. Chacun se tient dans son petit coin, reste dans sa maisonnette. La Congrégation semble n'avoir pas grande importance. On sait à peine, semble‑t‑il, si elle existe. Je crois que pour cela, mes amis, nous sommes au dernier degré. Oh! Je ne dis pas cela pour vous dire des choses désagréables! Remarquez bien que j'ai dit “nous”: je me mets de la partie. J'attaque d'abord moi‑même. Il faut faire grande attention à cet individualisme, mes amis. Comment dont remédier à ce mal qui existe réellement? Il faut faire comme pour notre édifice personnel. Comprenons bien ce que nous avons à faire, ce que Dieu et la vie religieuse demandent de nous, et alors mettons‑nous‑y de toute notre âme, de toute notre bonne volonté, de toute notre cœur. Il faut que nous soyons, vis‑à‑vis de la Congrégation, non pas des indifférents, non pas surtout des démolisseurs, mais donnons‑lui bien tout notre cœur et toute notre affection. Non seulement nous devons nous affectionner à ce que nous sommes, à ce que nous faisons nous‑mêmes, mais nous devons nous intéresser à tout ce qui se fait dans la Congrégation. Nous devons nous attacher à sa doctrine, à ses œuvres. En un mot, il faut que nous affectionnions à la cité de Dieu à laquelle il nous a appelés, à notre Congrégation, afin de parfaire l'édifice que nous avons mission de construire sur la terre. Cet édifice nous le construirons non seulement pour nous y abriter nous‑mêmes, mais aussi pour y abriter toutes les âmes blessées, tous les cœurs malades, tous les petits enfants qui demandent du pain, le jeune homme qui a perdu son chemin, la jeune fille qui est en danger de s'égarer: voilà la cité que nous bâtissons et dont le soin nous est confié. Si nous ne nous acquittons pas de cette tâche comme il faut, il y aura le jugement, le jugement des choses du dedans et celui des choses du dehors.

Voilà une doctrine bien claire et nette, mes amis: vous devez coopérer tous au bien commun. Il y a les doctrines de la Congrégation, il y a les Œuvres, il y a les intérêts, il y a l'honneur de la communauté, autant de choses auxquelles nous devons veiller et nous dévouer. Nous devons notre dévouement en particulier aux œuvres de la Congrégation, c'est‑à‑dire que chacun se dévoue à faire de tout son cœur ce qui lui est confié, ce qui est dans la sphère du travail que l'obéissance demande de lui. C'est bien. Mais celui qui est à côté, peut‑il négliger absolument son voisin? Peut‑il ne pas tenir compte de son travail, se séparer de lui, ne pas s'occuper de lui? à l'occasion même démolir ce qu'il a déjà fait? Voyez les Pères Jésuites. Peu importe ce que fait celui‑ci ou celui‑là, qu'il soit le premier venu ou pas il trouve toujours l'appui et l'approbation de tous ses confrères. Ce qu'il a fait: livre, sermon, œuvre, il troure est toujours bien, toujours très bien. Est‑ce mal, cette façon d'agir? Certainement non. Voilà, dans une famille, vous aimez votre père, votre mère, votre frère, votre sœur. Et voilà qu'on vient vous dire que  votre père est un malhonnête homme, ou que votre frère est un misérable. Allez‑vous abonder dans ce sens? Votre sœur est légère? Votre mère n'est pas capable de faire grand-chose de bien? Allez‑vous admettre tout cela, sans preuves, sans examen, de gaieté de cœur? Nous avons un frère qui n'a pas grand talent sans doute, on l'attaque. N'essaierez‑vous pas de le défendre tant que vous pourrez? Mais vous avez un autre frère qui a du talent, qui a du génie. On cherche à le déprécier, à le démolir. On vient vous dire tout bas, ou tout haut: “Remarquez donc ceci, ou cela”. On veut démolir votre famille, votre maison. Vous vous indignez, vous confondez la calomnie et les calomniateurs.

Pourquoi ne pas faire, pour votre famille spirituelle, ce que vous feriez, et ce que vous faites tous les jours pour votre famille temporelle? Ce que vous ne voudriez pas faire pour les membres de votre famille, ne le faites pas pour aucun des membres de votre communauté. C'est si simple, que cela n'a pas besoin d'être dit d'une autre manière. Ce que chacun de nos Pères fait, soit au regard des étrangers, soit au nôtre, ne doit pas nous être indifférent. Nous devons nous y intéresser, nous devons y coopérer par l'affection, par notre travail même, si nous pouvons, nous devons même, autant que possible, trouver qu'il fait bien. Mais si réellement la chose n'est pas bien, il est bien permis de lui donner discrètement un bon conseil. Mais jamais il ne faut s'acharner à démolir ce qu'il a fait. Apportez fidèlement votre intérêt, votre estime, votre affection, votre collaboration, si on vous la demande, à tout ce qui se fait dans la communauté.

En ce qui concerne les intérêts matériels de la communauté, rappelons-nous que nous ne sommes pas des anges, et qu'une communauté a besoin de ressources pour vivre. Remarquons bien la doctrine de l'Eglise là-dessus. Les choses matérielles qui appartiennent à une communauté religieuse sont sacrées: c'est le bien de Dieu lui‑même. Il n'est pas permis d'y toucher. C'est tellement vrai que dans les anciens monastères, les ressources matérielles étaient regardées comme une chose presque essentielle pour la vie religieuse, à tel point que la Règle de saint Benoit regarde comme relevé de ses vœux le moine dont on a détruit le monastère:  “Pas de moine là où il n’y a plus de monastère” - [“Ubi deficit locus, deficit monachus”]. Le monastère une fois brûlé, il n’y a pas de moines aux yeux de la loi”.

Les choses matérielles sont donc, en un sens, essentielles à la vie religieuse, c'est une partie notable, c'est une base de la vie religieuse. Il suit de là que nous devons porter un grand intérêt à tout ce qui est le matériel de la communauté. Nous devons en avoir une sollicitude aussi grande que celle que nous avons pour sa réputation elle‑même. Nous avons les mêmes obligations pour les intérêts matériels que pour les intérêts spirituels de la Congrégation. Comprenez bien cela, et alors, dans la mesure de vos forces et de votre action, tout ce que vous pouvez obtenir ou gagner, tout ce que, dans les limites de l'honnêteté et de la charité, vous pouvez recevoir, il faut vous en occuper. Il faut que vous apportiez chacun votre part, votre petit morceau, à la maison familiale. Un enfant dans la famille ouvrière qui ne travaille pas, qui ne songe qu'à dépenser ce que les autres ont gagné, est un être méprisable. Il fait une tache à l'honneur de la famille. Je n'exagère rien.

Je n'entre pas dans les détails. Que de choses il y aurait à dire sur l'économie que chacun doit religieusement apporter, sur la sollicitude pour procurer à la Congrégation le nécessaire, sur l'affection qu'il faut porter à ses intérêts. La Congrégation, c'est chez nous, c'est notre maison, c'est nous. On ne peut pas trouver de mot caractérisant mieux la chose: C'est chez nous, et c'est nous! Enfin, mes amis, il faut nous affectionner à la Communauté et aux membres de la Communauté. Il faut nous affectionner aux doctrines, aux manières de penser, de voir, de dire, de faire, de la Congrégation. Il faut nous affectionner à être Oblats de saint François de Sales. Nous avons là, je le répète pour la millième fois, un caractère tout particulier, nous avons là une formation spirituelle toute spéciale, nous avons là un don de Dieu incomparable. Faites-en l'essai sérieux, mettez cela en œuvre, et vous verrez quels en seront les résultats. Oui, aujourd'hui je veux être un bon Oblat, je veux faire ce qu'il faut et ce que Dieu demande. Vous verrez alors ce que le bon Dieu vous donnera, ce que vous recevrez pour vous et pour les autres. Vous obtiendrez tout ce que vous voudrez. Essayez‑le, et vous verrez que je n'exagère pas. Oui, affectionnez‑vous à votre travail et à votre Congrégation: c'est par l'affection seule que l'on peut faire quelque chose et que l'on fait de grandes choses.

Le peuple grec, qu'est‑ce que c'était? L'équivalent de la population de deux ou trois départements français. Qu'est‑ce qui a fait la Grèce si grande dans la littérature, dans les arts? C'est tout simplement l'amour de son pays. Cherchez, vous ne trouverez que cela. Quand on parcourt maintenant ce pays et qu'on se demande comment tel pauvre petit ruisseau sec, comment telles pierres ruinées qui n'ont plus ni forme ni façon, comment ce sol aride, pierreux, brûlé, a pu donner jadis une note aussi vibrante, aussi sonore à tous ceux qui en ont parlé, cela ne provient pas du sol, cela ne provient pas des productions de la terre, ni non plus de l'agrément de la vie. Où trouverons‑nous donc la réponse? Dans le cœur des enfants de la Grèce: ils aimaient leur pays, et pour lui ils ont fait des chefs-d'œuvre immortels, les premiers du monde. Aimez votre Congrégation, mes amis et vous aussi vous serez parmi les premiers. Au contraire, soyez indifférents, n'aimez-pas, ou aimez peu votre Congrégation, vous n'existerez bientôt plus, et il ne restera plus rien. La valeur de la Congrégation sera toujours dans la mesure de votre affection pour elle. Mettez le thermomètre sur votre cœur, et le degré marqué marquera aussi la vitalité de vos œuvres. Il n'y a pas un millimètre, il n'y a pas un atome de différence entre votre affection et la valeur réelle de la Congrégation.

Donc, mes amis, l'affection pour la Congrégation, l'affection pour ses intérêts matériels, pour ses œuvres, c'est l'édifice qui monte lentement, pierre par pierre et toujours dans le sens du plan qui a été conçu. Et encore une fois cet édifice, cette ville‑là, ne ferait‑elle que nous abriter, nous mettre à couvert de la neige et de la pluie, est‑ce que ce ne serait pas déjà un excellent résultat? Mais cette cité ouvre encore ses portes à bien d'autres: enfants, jeunes gens, jeunes filles, les femmes mal mariées, les hommes qui ont fait de mauvaises affaires, tant d'âmes tombées, déchues, déflorées, ruinées par la tempête. Est-ce que notre cité ne s'ouvre pas toute grande pour les recevoir? est‑ce que ce n'est pas une ville de refuge par excellence, dans l'ordre de la Providence, comme il y avait autrefois des villes de refuge en Israël. A quelles conditions élèverons‑nous notre double édifice, je viens de vous le dire.