Retraites 1896

      


NOS ŒUVRES EN 1896
(Allocution spéciale aux Pères les plus anciens à l’occasion de la retraite de 1896)

Notre réunion ressemble à une commission générale d'initiative qui étudie les question et soumet des vœux au conseil. Elle n'a pas le pouvoir immédiat de décider, d'administrer, mais elle a l'initiative d'examiner les mesures à prendre et de garantir l'exécution des résolutions déjà prises. Un mot, un nom nous désigne, et il le faut bien comprendre, car il dit tout ce que nous devons être: nous sommes des religieux Oblats. Donc nous avons besoin par‑dessus tout de force, de puissance, d'aide surnaturelle. Il faut que notre fonds, nos affections soient tout surnaturels. Il faut que nous y mettions tout particulièrement l'esprit de charité. L'esprit de charité, c'est un don de Dieu. Nous ne pouvons pas le pratiquer naturellement, et ce n'est pas d'après nos vues, nos sentiments personnels, que nous pouvons agir en cela. Ce don, il faut le demander à Dieu. Il nous faut la charité, non seulement de particulier à particulier, mais aussi de maison à maison, mais aussi et surtout pour toute la Congrégation. Oui, mes amis, tous unis, dans l'amour du Directoire, dans l'union et la charité, protégeons‑nous l'un l'autre. Quand un de nous a une bonne pensée, une idée féconde, accueillons-la volontiers, encourageons‑la au lieu de l'étouffer. Dans le travail des classes, auprès des élèves, dans la discipline, prenons intérêt à ce que font nos frères, soutenons et aidons‑les, non pas par des vues humaines, mais par le motif de la charité divine. Cela nous donnera à tous une force et une puissance très grandes.

Pour les collèges, le P. Rolland reste chargé de la direction des études, de la surveillance générale. Nous allons être obligés sans doute à quelques modifications, à cause de l'envahissement et de l'enseignement moderne qui monte, monte et menace de monter toujours. Il y aura probablement un retour plus tard. Mais en attendant, nous sommes obligés de subir la décroissance des études classiques, et nous sommes obligés de prendre des moyens pour que le résultat n'en soit pas trop fâcheux. A Mâcon, à Saint-Ouen, cela devient bien difficile: comment faire un double collège? Nous allons peut‑être nous trouver en face de l'impossibilité de continuer nos collèges, ou il faudra marcher dans des conditions qui seraient une véritable ruine. Concluons: le P. Rolland étudiera la question au point de vue de la place à donner pratiquement dans nos collèges à cet enseignement moderne. Et nous allons bien prier saint François de Sales et la bonne Mère Marie de Sales de nous inspirer et de nous aider.

Nos missions. En Afrique, nous avons reçu de grands encouragements de Rome pour commencer la difficile affaire de l'acquisition d'une propriété au delà du Fleuve Orange. Il faudrait des Pères Allemands. Mgr Curé et la Comtesse Ledochowska encouragent cette œuvre. Il faudrait que le P. Lebeau aille par là: il recueillerait des ressources et des sujets. J'attends une réponse à ce sujet. Le Père irait à Vienne. Mgr 1'Archevêque de Montevideo nous a écrit une très bonne lettre. Il me remercie, il compte sur nos Pères. Son cœur et sa bourse leur sont ouverts. J'attends une réponse définitive du P. David.

Les cours de théologie. Nous avons, je crois, établi les cours de théologie sur une base bien solide et avec une méthode que je crois bonne. Les vieux aiment à se rappeler les compliments qu'on leur faisait quand ils étaient jeunes. Je dis cela parce que dans le temps je me figurais que je savais un peu de théologie, on me le disait même, et je m'en vante un peu quelquefois. J'ai fait plusieurs fois des classes de théologie. On voulait me mettre professeur en titre à vingt‑trois ans et demi. J'étais professeur de sciences, mais je remplaçais de temps à autre les professeurs de théologie. Je crois donc avoir ce qu'il faut pour juger. J'ai connu des théologiens allemands renommés, j'ai beaucoup parlé avec eux. Les cours de théologie supérieure, les cours à grand orchestre, c'est très bien. Mais je ne vois pas du tout leurs résultats pratiques. Il en sort des professeurs, oui, mais peut‑on faire sortir de là des hommes formés à la pratique? Je ne crois pas. Or nous sommes des hommes pratiques, nous sommes de petits bons hommes qui n'avons pas à nous asseoir dans une chaire de docteur. Mais nous devons par obéissance être confesseurs, nous devons aller auprès des pécheurs, auprès des âmes affligées et je vois que la théologie que nous enseignons est plus efficace pour le salut de ces âmes que les grands cours de théologie.

J'avais une querelle avec l'Evêque de Troyes. Il voulait ordonner un de nos sujets; je ne le voulais pas. “Pourquoi ne voulez‑vous pas?”— “Il ne sait pas assez sa théologie”— “Envoyez‑le moi, je l'examinerai”. Et puis après Monseigneur me dit: “Je veux l'ordonner, il en sait assez. Je fais le vœu que tous mes séminaristes en sachent autant que lui”. Et moi je ne voulus pas. Le sujet nous quitta et alla se faire ordonner par Monseigneur. Vous voyez, mes amis, que je suis sévère sous ce rapport de la science compétente. Si nous nous mêlons d'enseigner la théologie, c'est que nous l'enseignons aussi bien qu'ailleurs. Si donc nous donnons les moyens d'apprendre la théologie, il faut les bien employer. Qu'on apprenne les leçons données et qu'on les récite. Qu'on fasse les devoirs imposés, avec la discrétion, le travail, la bonne volonté qu'exigent des rédactions aussi sérieuse, et dont l'issue doit avoir autant d'importance.

J'avais essayé d'obliger tous nos Pères, sans exception, à faire les devoirs de théologie. Le P. Lambert était nommé examinateur des travaux. Je demande un jour au P. Lambert les copies. “Ah! j'ai reçu celle du P. Perrot, celle du P. Rollin”. Et quelque temps après: “J'ai reçu celle d'un autre Père”. —  “Mon Père, lui dis‑je, écrivez donc à tous nos Pères qu'on les envoie.” On en a reçu pendant quelque temps, quelques-unes, et bientôt chacun avait son motif de ne rien envoyer. Et un certain nombre n'avaient pas le temps parce qu'ils n'avaient pas grand-chose à faire! Il est dans les règles qu'il faut faire de la théologie, trois heures par semaine. Je suis décidé à ne pardonner cela à personne. Ma demande n'est pas exagérée. Il faut bien prendre le temps de se reposer, de manger, de dormir, on peut bien aussi prendre le temps de faire de la théologie. Le P. Lambert enverra de nouveau les questions et on les résoudra. Lorsque nous serons plus vieux, plus nombreux, j'espère que nous aurons de bons théologiens. Avec la théologie de saint François de Sales, celle de Bellarmin, de saint Thomas, de saint Alphonse de Liguori, avec l'Ecriture sainte et les saints Pères, on fera des cours admirables. Au grand séminaire, nous avions un professeur de dogme, M. Sébille, qui était un grand orateur et un excellent professeur, et qui faisait ainsi. Ses cours étaient tellement beaux et intéressants que nous étions ravis. Il était très éloquent, non pas tant de son éloquence personnelle que de celle des sources auxquelles il allait puiser: Bellarmin, saint Thomas, souvent aussi saint François de Sales. J'ai entendu un cours sur l'Eucharistie, qui était admirable de tous points.

La science la plus belle, la plus intéressante, la plus délicieuse, est la science théologique. Nous commencerons à apprendre à nos jeunes les principes de la théologie. Nous continuerons chacun par notre travail individuel de chaque jour, qui nous ouvrira des horizons très bons et très riches. Si votre théologie est faite comme cela, vous pourrez vous en servir pour faire de simples catéchismes, et vous serez très intéressants. Les enfants qui se préparent à la première communion ont l'intelligence des choses saintes d'une façon admirable. Vous trouverez des petits garçons, des petites filles qui vous comprendront. Attachez‑vous donc bien à cela. Les commencements de chaque chose sont durs, rebutants; quand on ne se décourage pas, ils apportent ensuite des fruits délicieux.

J'en viens à ma première idée, qu'il faut aimer sa communauté, et lui en donner des marques effectives. Vous en donnerez en cherchant à lui procurer des vocations. Comment? Dans nos collèges, dans nos œuvres, dans les occupations du saint ministère, en confessant, en dirigeant les enfants, quand on en trouve qui présentent des marques de vocation. Ce zèle est tellement dans le sens de la vie religieuse que saint Bernard courait après les vocations. Il allait les chercher et il employait tous les moyens. Saint Bernard va à Paris, il prêche à Notre‑Dame. Il y avait là une grande quantité d'étudiants. Il demande au bon Dieu de lui donner au moins cinq de ses auditeurs. En descendant de chaire, il comptait les voir venir. Personne ne se présente. “Peut‑être vont‑ils venir tout à l'heure?” Il se met à genoux, il prie longuement, instamment. Personne ne vient. “Mais mon Dieu, dit‑il, comment peut‑il se faire que vous ne m'en envoyiez pas un seul?” Et il se met à gémir, à sangloter si fort qu'on va trouver l'évêque et qu'on lui dit: “L'abbé Bernard est malade!” L'Evêque vient: “Père, que faites‑vous?” “Ah, Seigneur, le bon Dieu me trouve indigne de lui amener des âmes”. Il sort avec 1'évêque, et voilà deux jeunes gens qui viennent à eux. Saint Bernard les regarde et leur dit: “Que venez‑vous faire? Vous n'étiez pas au sermon. Savez‑vous ce que le bon Dieu veut de vous?” — “Nous venons vous le demander”. — “Il veut que vous veniez avec moi”. — “Nous avons encore trois camarades”, ajoutent‑ils. — “Conduisez‑moi auprès d'eux”, reprend Saint Bernard. Une fois arrivé auprès d'eux: “Vous avez la vocation religieuse!” leur dit le saint. “Mon Père, nous vous suivons!” Voilà la vocation religieuse. Qui a décidé ces jeunes gens à se faire religieux? Ce ne sont pas des camarades, ce ne sont pas des considérations, ce n'est pas même un sermon, puisqu'ils ne l'avaient pas entendu. C'est saint Bernard, son zèle, sa prière. Si nous avions un peu de saint Bernard dans le cœur, nous en arriverions là: et il faut le demander au bon Dieu.

Une chose à laquelle tous les bons religieux doivent être aussi extrêmement attachés, c'est à l'intérêt matériel de la communauté. Nous n'avons pas en ce moment d'autre revenu que celui que nous procure le travail de nos mains et la sueur de nos fronts. Nous ne tendons la main à personne, mais c'est par le travail, l'économie, la privation qu'on arrive à joindre les deux bouts. Situation du reste extrêmement respectable, et à laquelle nous devons nous affectionner. Mais plus une Congrégation a de ressources, plus elle peut étendre son champ d'action et faire du bien. Nous sommes Oblats et nous devons profiter des divers moyens que nous pouvons avoir de procurer quelque chose à la Communauté.

Nous allons faire un appel pour assurer l'avenir. On est déjà venu, et plus d'une fois, me dire: “Mais, mon Père, toutes les Congrégations ont une œuvre avec laquelle elles vivent: c'est l'œuvre des vocations, l'œuvre du pain de saint Antoine, etc. Toutes les Congrégations ont cela, nous, nous n'avons rien”. L'intention de nos Pères est que nous ayons donc aussi une œuvre. Pour cela, je demande le concours de vos prières et de vos bonnes volontés. Je demande que dans les collèges, la direction des âmes, la prédication, les Annales, on n'oublie pas cette chose, mais qu'on fasse cela avec beaucoup de précaution, de discrétion, surtout avec beaucoup de prières.

Dans bien des Congrégations, il y a des frères, des Pères quêteurs. Je ne me suis pas fait religieux, en partie parce que j'avais peur que l'on fît de moi un frère quêteur. On me dirait que j'irais en paradis tout droit, à condition d'être frère quêteur, que je ne sais pas vraiment si je pourrais m'y décider. Aussi je ne vous engage pas à vous mettre frère quêteur. Mais il faut pourtant arriver à vivre. Voilà un enfant qui offre toutes les marques de vocation. Vous allez l'offrir au P. Perrot à Morangis: “Je veux bien, vous répondra‑t‑il, mais donnez‑moi de quoi lui faire de la soupe”. Et s'il n'a pas de quoi lui faire la soupe, il n'ouvrira pas sa porte. Et le petit garçon ira ailleurs. C'est très fréquent cela, mes amis.

Prenez bien à cœur cette œuvre que nous allons fonder. Faites‑en votre affaire, de l'Œuvre Sacerdotale —  ce sera son nom — mais, je le répète, avec prudence et discrétion. Je demandais à un religieux qui venait quêter — oh! je le nommerais bien, il n'y a pas très longtemps: “Comment vous y prenez‑vous pour faire un pareil métier? Ce n'est pas aisé.” —  “J'ai un petit secret”, me répondit‑il. “Quand j'arrive dans une ville pour quêter, le matin je me dis: «Mon ami, il faut t'attendre à avoir trois refus avant qu'on te donne quelque chose».  Alors je me mets en route. On me refuse une fois, deux fois, trois fois, et même quelquefois quatre. Quand je vois mon nombre passé, je me dis. «Je rattraperai cela tout à l'heure. Le bon Dieu me le rendra». Et tout ce que j'endure, je le dis au bon Dieu. Sans cela, je n'aurais pas le courage de quêter”.

Je ne veux pas, mes amis, que vous soyez des quêteurs. Autrefois, c'est encore une vieille histoire, quand nous avons commencé à être religieux, le P. Rollin allait faire profession, je lui dis: “Vous allez faire profession du vœu de pauvreté, comprenez bien ce que c'est que d'être pauvre. Vous n'êtes pas monté en bas. Eh bien! vous allez vous rendre chez madame une telle, et vous lui direz de vous donner six paires de bas, à l'occasion de votre profession”. — “J'y vais” me répondit le P. Rollin. C'était une bonne femme grincheuse et un peu avare. Le P. Rollin est allé chercher ses six paires de bas et les a eues. Je ne vous enverrais pas faire cela maintenant, mais au commencement nous étions plus pauvres encore qu'aujourd'hui.

Maintenant la plupart des communautés d'hommes ont un Tiers‑Ordre. C'est une association laïque qui dépend de la Congrégation. Les Tiers‑Ordres ont l'avantage de faire connaître et aimer la Congrégation et d’étendre sa sphère d'action et son influence. Déjà presque toutes les Congrégations ont fait cela. Il ne m'arrive jamais de confesser un homme ou une femme, et de lui demander: “Faites‑vous quelque chose pour le bon Dieu?” sans qu'on me réponde: “Oh! mon Père, je suis de telle association”. A Soyhières, ces temps derniers, on me disait: “Je suis de l'association de M. un tel, du Père un tel. Je travaille pour les missions de tel Père. Le bon Dieu nous bénit”, ajoutait‑on invariablement, “et chaque fois que je fais un sacrifice pour cette œuvre, le bon Dieu me récompense immédiatement”.

Nous allons faire aussi un Tiers‑Ordre. Nous avons déjà un Tiers‑Ordre. Le P. de Mayerhoffen qui aime bien la bonne Mère a pensé que ce serait bien de faire une association de personnes du monde qui vivraient de l'esprit du Directoire. Il en parle au Cardinal Richard qui lui dit: “Mais oui, mon bon Père, vous faites bien. Je désire que l'on appelle cela l'Association de saint François de Sales. Ce nom est libre maintenant. Prenez‑le”. Le Père a réuni plusieurs personnes pieuses qui veulent bien en faire partie. Et maintenant nous avons l'acte archiépiscopal par lequel est établie l'Association de saint François de Sales qui a pour but d'amener à pratiquer ce Directoire qui a sanctifié saint François de Sales et tant d'autres. Nous avons donc à l'heure qu'il est, une autorisation complète, une institution canonique. Le Père me dit qu'il est content de ces réunions. J'ai moi‑même vu deux ou trois fois ces dames, et il se fait réellement du bien parmi elles. Cela rend les âmes plus généreuses de toute façon. Elles prennent avec nous un air de famille, cela est bien sensible.

Voyez l'association de M. Chaumont. Il a commencé comme le P. de Mayerhoffen avec dix ou douze personnes, et maintenant son association compte des milliers et des milliers de personnes et de prêtres. Il faudra qu'aucun de nous ne se désintéresse de la chose. Il faut pour cela que nous ayons bien l'esprit de corps, et que nous ne fassions pas d'individualisme. Qu'on ne se dise donc pas: “C'est bien, mais si on faisait comme ceci, comme cela, ou autrement”. Il n'est pas nécessaire qu'une chose soit parfaite pour réussir. Ce ne sont pas les choses surélevées, extraordinaires, merveilleuses, qui font le plus de bien. Voyez les Pères Jésuites avec le livre des Exercices Spirituels de saint Ignace. Ils font beaucoup de bien. Prenez ces Exercices, ouvrez‑les. Ce que vous y trouverez est très simple, très élémentaire. Les Pères Jésuites ont su les bien employer, les faire valoir, et avec cela ils font, je le répète, un bien immense. Faites valoir les petits moyens que vous avez pour réussir. Mettez‑y tout votre amour, par esprit de corps. Préparez bien votre action sur les âmes, et au tribunal de la pénitence, dans vos sermons, dans vos rapports avec les fidèles, les prêtres, les évêques, vous aurez soin d'amener doucement les âmes à recevoir cela.

Je demande votre concours, votre zèle, votre dévouement, nous y sommes obligés en conscience. Le bon Dieu a mis en nous la doctrine de saint François de Sales, expliquée par sa fille la plus fidèle. C'est la réflexion de tous les Evêques. Je répète les paroles de ceux qui, à Rome, ont lu la Vie de la bonne Mère. Le Secrétaire de la Propagande me disait: “Vous ne pouvez pas savoir ce que la doctrine de saint François de Sales produira dans l'Eglise”. Qui est chargé de répandre cette doctrine? Ce n'est pas celui‑ci ou celui‑là. C'est nous.