Retraites 1889

      


SIXIÈME INSTRUCTION
La chasteté

La gloire de l'état religieux, c'est la chasteté. La chasteté absolue était inconnue des anciens. Elle était pourtant admirée du monde païen, et les Romains s'en approchaient un peu dans l'institution des vestales. Mais la chasteté n'est devenue vraiment pratiquée qu'à la suite de l'Evangile, à la suite de l'enseignement de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Notre-Seigneur lui‑même a dit qu'il ne faisait pas un commandement absolu de la continence. “Que celui qui a des oreilles entende” (Mt 11:5) Que celui‑là entende qui a des oreilles pour entendre. Tous ne peuvent pas y arriver. La continence est pour ceux‑là seulement qui y sont appelés. Ne vous étonnez donc pas, mes amis, si la pratique de la chasteté vous coûte quelque chose. Ne soyez même pas surpris qu'elle vous coûte beaucoup. Elle n'est que pour le petit nombre. “Qui peut comprendre, qu’il comprenne” (Mt 19:12).

Le religieux cependant s'engage par vœu à la pratique de la chasteté et de la chasteté parfaite. Il en prend l'engagement rigoureux.  Il en fait à Dieu la promesse. Il doit dorénavant sacrifier toutes ses inclinations pour accomplir son vœu. Ce vœu de chasteté, c'est la puissance de l'Eglise et du clergé catholique. Aussi la philosophie impie du siècle dernier a‑t‑elle combattu le célibat ecclésiastique et religieux. Aussi les écrivains incrédules ont‑ils attaqué de toutes parts la chasteté et les mœurs. Et le grand moyen de la Franc‑Maçonnerie et de la juiverie aujourd'hui, c'est non seulement d'empêcher la pratique de la chasteté, mais de la dénigrer. On veut perdre et corrompre les jeunes filles chrétiennes pour les empêcher d'être un jour des mères de famille chrétiennes. A chaque fête de la sainte Vierge, il y a comme un mot d'ordre général, parti de la Franc‑Maçonnerie, et qui fait que de tous côtés, dans les journaux, dans les ateliers, dans les conversations des gens du peuple, se débitent alors des ordures et des insanités contre la chasteté et contre les mœurs. Il est évident que cette tactique qui se reproduit à Troyes, à Paris, partout, est l'effet d'un mot d'ordre général. Il y a donc dans le monde une guerre extrêmement redoutable faite à la chasteté. Il faut prendre garde à cette situation qu'on nous fait: elle est dangereuse. Un bon curé me disait dernièrement: “Je vous assure qu'il faut maintenant qu'on se tienne bien en garde, qu'on fasse bien appel à sa foi, avec tout ce que l'on entend, avec tout ce que l'on voit. On est parfois ébranlé et on ne sait plus bien jusqu'où va le devoir”.

Le diable n'est pas non plus étranger à cette lutte. Il est certain que les esprits infernaux ont actuellement une grande action sur les âmes et les portent au mal. Un des caractères du démon, de la possession du démon, c'est l'immoralité. Et toutes les possessions portent ce cachet plus ou moins. Joignez à cette action du démon la tendance de notre nature portée déjà au mal, et vous comprendrez la violence des tentations contre la chasteté, et la rigueur des combats qu'il faut livrer. On est tenté parfois de se désespérer, de dire: “C'est impossible!” Mais “Dieu ne demande rien d'impossible” - [“Deus impossibilia non jubet”]- Dieu appelle les religieux à la pratique de la chasteté parfaite. Sa grâce sera donc toujours là pour faire pratiquer ce que la nature serait par elle‑même impuissante à faire.

Je vais faire maintenant une remarque toute de philosophie et d'expérience. Ceux qui ont les tentations les plus violentes, les plus désespérées, ceux‑là, s'ils le veulent, recevront de Dieu des grâces beaucoup plus précieuses, une mission beaucoup plus grande que les autres. La violence des tentations contre la pureté, quand on en a triomphé, fait de ceux qui les ont subies, de véritables thaumaturges. Ecoutez‑moi bien: ce que je dis est la vérité. Toute victoire difficile, quand elle a été remportée, donne Dieu abondamment. Et précisément, à cause des violentes tentations qu'on a endurées, des grâces beaucoup plus nombreuses et plus précieuses sont données à l'âme qui a vaincu. Il faut savoir cela pour nous-mêmes, et il faut le savoir pour les âmes que nous avons à diriger. Telle âme est vivement portée au mal, elle a des tentations violentes. Étudiez-la bien, tâchez de la bien soutenir. Dieu appelle cette âme à faire des choses incomparables, il lui donne une mission qu'il ne donnera jamais à une autre. C'est là une loi véritable de la nature et de la grâce. Toutes les fois qu'il se rencontre une grande difficulté à vaincre, c'est qu'il y a là un grand bien à obtenir. Des enfants font une statue de neige: demain la statue sera fondue. Un statuaire taille le marbre de Paros. Que la statue au milieu des bouleversements et des révolutions disparaisse, qu'elle soit enterrée, dans mille ans, dans deux mille ans, on la retrouvera et elle sera célèbre. La tentation est forte: tant mieux. Vous êtes sur le point de vous laisser aller au découragement. Une espèce d'effroi envahit votre âme; rappelez‑vous la vérité philosophique, mathématique que je viens d'énoncer.

Quand vous aurez confessé longtemps, quand vous aurez étudié les âmes, vous verrez si je dis vrai. Il ne faut donc pas qu'un religieux tenté se décourage. Il ne faut pas voir non plus dans la pente de la nature mauvaise un obstacle à la vie religieuse. Je sais bien que la théologie dit qu'il ne faut pas admettre aux ordres sacrés des sujets qui auraient des tentations trop violentes. Le Pontifical lui‑même le recommande. Mais autre chose est un prêtre libre, isolé dans les fonctions dangereuses du saint ministère, et autre chose un religieux qui pratique sa Règle, qui obéit à ses supérieurs, qui a les grâces de la communauté. C'est un raisonnement extrêmement faux que de les mettre l'un et l'autre sur le même pied et de juger qu'une vocation religieuse n'est pas bonne, parce que l'on a de grandes tentations et de grandes luttes. Je dirai à celui qui est tenté: Faites attention aux grandes grâces qui vous attendent; vous êtes appelé à faire ce que ne fera jamais celui qui n'est pas tenté; vous devez être un plus grand saint; vous devez être un plus grand convertisseur d'âmes. Ce n'est pas de l'imagination, mes amis, c'est de 1'expérience.    

Donc la tentation n'est pas par elle‑même une mauvaise chose. Oserais‑je dire que c'est une chose excellente? Dirais‑je le mot? Que c'est un don de Dieu? Vous avez à soulever une pierre jusqu'au haut de la cathédrale. Que ferez‑vous? C'est impossible. Prenez un cric, un cabestan, et vous en viendrez à bout. La tentation, mes amis, c'est le cric. Elle a la force du levier; l'effort qu'elle nécessite, soulève les fardeaux les plus lourds. Encore une fois, c'est une vérité mathématique. Le résultat produit se calcule par le carré de la distance. Que notre saint Fondateur a raison quand il dit: “Laissez faire le bon Dieu dans la tentation. Ne lui demandez pas de rien changer. Confiez‑vous seulement à son secours. Il est avec vous, il est à vous, en quelque état que vous soyez et tant que vous gardez la confiance. Ne murmurez pas, ne vous plaignez pas des tentations. Soyez sur vos gardes, soyez vigilants, priez; réclamez le secours de la sainte Vierge, de votre bon ange, des saints; mais de grâce, ne dites jamais que la tentation est trop forte, qu'elle vous éloigne de votre vocation”. Comme tout cela est loin de la doctrine, des pensées des gens du monde et de leur naturalisme! Certainement le grand moyen, le moyen le plus puissant pour rester chaste, c'est d'être à Dieu, c'est de faire l'œuvre de Dieu.

J'ai de tout cela, mes amis, des exemples frappants, des exemples nombreux: vous comprenez qu'on ne peut pas trop les citer. La tentation violente dans un homme, dans une femme: c'est le signe d'une grande énergie, d'une grande capacité, d'une grande volonté de faire le bien. Ceux qui font le plus de mal contre la sainte vertu de pureté ne sont pas ceux qui sont le plus tentés, mais souvent ceux qui le sont le moins. Le bon Dieu proportionne toujours sa grâce à la violence de la tentation. Il m'est arrivé, en exerçant le saint ministère, de trouver de pauvres enfants —  un petit garçon, une petite fille —  des anges d'innocence et de simplicité, vivant dans un milieu épouvantable, avec une mère qui leur donnait l'exemple le plus mauvais. Ils vivent encore maintenant tous deux. Ils sont restés bons chrétiens et fidèles à leurs devoirs: on peut bien dire qu'ils ont passé par l'eau et par le feu.

Il ne faut donc pas s'effrayer de la tentation; elle n'est point un mal, et elle peut produire un grand bien. Elle demande qu'on soit constant et généreux; qu'on ait recours à la prière, aux sacrements. Servez‑vous de cette considération pour consoler les âmes tentées que vous avez à diriger. Que la tentation soit précisément le point d'appui dont vous userez pour les faire arriver à quelque chose de bon, d'excellent. Rappelez-vous que la tentation n'est pas un obstacle à la vie religieuse, au vœu de chasteté. C'est au contraire une aide puissante à la pratique de ce vœu. La tentation bien combattue, menée à bon terme, laisse dans l'âme une grande force et une grande puissance.

L'obstacle le plus sérieux au vœu de chasteté n'est donc pas la tentation, c'est la mollesse de la volonté. C'est lorsqu'il y a chez nous, en face de ce qui est dangereux, le “oui et le non ", le “peut‑être”, le “je ne sais pas”. C'est la faiblesse et l'indécision de la volonté qui accepte et n'accepte pas, qui est incertaine, qui ne sait pas à qui elle va ouvrir la porte, à la grâce ou à Satan. Certainement cette âme‑là tombera. Saint Bernard disait à ses religieux: “Vous vous plaignez des tentations; vous n'avez donc pas une âme virile; vous êtes donc comme une femme qui tourne à tous vents, qui se laisse aller à toutes ses impressions. Vous n'êtes pas des fils, mais “filles susceptibles” - [“filiae delicatae”]. Pourquoi êtes‑vous venus frapper à la porte de ce monastère? Ce n'est pas ici un monastère de filles”. Il disait encore: “Le diable, si rusé qu'il soit, si acharné qu'il apparaisse, ne peut vous aborder qu'à une certaine distance. Il ne peut s'approcher jusqu'à vous. Mais vous allez au devant de lui. Comme Dina, vous allez au milieu des Sichémites, et vous serez comme elle pris et enlevé. Je vais voir, disait Dina, comment les filles de ce pays s'habillent, comme elles dansent. Sa faiblesse lui coûta cher. Vous faites comme elle. Vous n'agissez pas en hommes, et c'est un opprobre”.

Il ne faut pas se mettre face à face avec le danger. Il faut le fuir, il faut s'éloigner. C'est le premier moyen. Pour cela, il faut commencer par ne pas s'effrayer, mais aussitôt qu'on sent la sollicitation, il faut couper court et ne jamais marchander ou chercher un compromis.  “Au secours, Seigneur”. Et puis il faut s'attacher à quelque autre pensée qui serve de dérivatif et distraie de l'impression mauvaise. La fuite, c'est le grande remède:  “Comme tu fuirais le serpent, fuis la faute” (Si 21:2).  La fuite, c'est le grand remède. Puis, si la tentation persiste, si elle devient trop forte, criez à Dieu, à la Sainte Vierge: “Pourquoi permettez‑vous des tentations si terribles, à moi qui vous aime tant, à moi que vous aimez?” Vous verrez ensuite, mes amis, le profit que vous retirerez de ces luttes et de la victoire remportée.

Voilà pour les tentations qui viennent de nous‑mêmes, de nos sens, de notre imagination. Mais la tentation peut provenir, non seulement de nous‑mêmes, non seulement du démon, mais encore des créatures qui nous entourent. Dans ce cas‑là, il faut être bien fidèle à suivre les règles que la sainte Eglise donne au clergé, aux religieux. N'ayez jamais aucune familiarité avec une femme ou avec une jeune fille, ni en paroles, ni autrement . “Si dans la bouche des gens du monde les vétilles sont des vétilles, dans la bouche du prêtre elles sont des blasphèmes” dit saint Bernard. Une parole légère dans la bouche d'un religieux, c'est un scandale, c'est un sacrilège, c'est un blasphème. Ayez une extrême réserve vis‑à‑vis des jeunes filles, des femmes. Ne soyez jamais tout à fait à votre aise auprès d'elles. Qu'il y ait toujours entre vous une barrière, la barrière de la conscience, de l'amour de Dieu. Cela vous fera éviter de grands maux, et peut‑être la perte de votre vocation et de votre âme. C'est une parole de la sainte Ecriture, du Livre des Rois: “Je vous ai aimé d'un amour qui surpasse l’amour d’une femme” [Cf. 2 S 1:26]. Tel est l'amour que nous devons avoir pour Dieu. Nous devons aimer plus que l'on aime aucune créature, même dans le mariage. Voilà où il faut arriver: voilà la place qu'il faut donner à Dieu dans notre cœur. Suivez cette règle, et vous serez sûrs que la tentation n'aura aucune prise sur un cœur qui sera ainsi tout à Dieu. Ne laissez jamais votre cœur s'attacher à d'autres qu'à lui. Ces sortes d'attaches, dit quelque part la sainte Ecriture, sont des flammes qui brûlent le cœur, qui le réduisent en cendres, qui ne lui laissent rien de sa vie, rien de ce qui fait comprendre et aimer Dieu.

A ce propos, je dirai que notre vœu de chasteté doit, non seulement nous faire éviter le mal — c'est le côté négatif — mais ce vœu doit avoir aussi son côté positif, qui consiste à nous faire aimer Dieu, à n'aspirer et à ne respirer que pour lui, à lui donner généreusement le plus intime de notre cœur, de notre amour. “Mais, direz‑vous, cela est bon pour des femmes. Cette délicatesse de sentiment n'est pas pour nous. Les hommes n'aiment pas comme cela”. Ne vous y trompez pas, mes amis. L'homme est bien plus susceptible d'amour que la femme. La femme est toujours portée à se rechercher un peu dans ses affections. La vraie et complète affection est celle de l'homme. Elle est plus profonde, elle est plus sincère. Il y a moins de recherche, moins d'égoïsme. Les cœurs les plus ardents, les plus généreux pour le bon Dieu ont été des cœurs d'homme. Rappelons‑nous donc que notre vœu, à nous, ne doit pas faire éviter seulement le mal, mais qu'il doit porter notre cœur à un ardent amour de Dieu; nous devons ne plus vivre que pour Dieu, nous devons nous consumer pour lui. Où trouverez‑vous les moyens d'arriver à la pratique parfaite de votre vœu de chasteté? Dans l'union de votre cœur avec le cœur de Notre-Seigneur, dans l'union de votre corps avec la communion de sa chair et de son sang. Unissez‑vous intimement avec Notre-Seigneur, qu'il n'y ait pas deux volontés, deux actes, deux vies, mais une communion complète et entière. Dites à Notre-Seigneur, au Dieu de 1'Eucharistie et de la communion, de se révéler à vous. “Seigneur, disait saint Augustin, que je me comprenne et que je vous comprenne; que je me comprenne comme vous me comprenez.” Unissons‑nous à Dieu comme la vapeur s'unit à l'air, comme la goutte d'eau s'unit à l'eau de l'océan. Qu'ainsi notre cœur se fonde dans le cœur de Notre-Seigneur. Voilà l'accomplissement de notre vœu de chasteté.

Ceci dit, je reviens aux moyens pratiques de garder la chasteté négative, au milieu des tentations et des dangers. L'ouverture du cœur au confesseur, comme dit la sainte Ecriture, l'acte de découvrir entièrement sa plaie est une condition absolue de guérison. Si la tentation est violente, s'il y a eu une chute, quelque légère qu'elle soit, dites‑le simplement, comme Madeleine au pied de la croix. Elle appuie sa tête sur les pieds sanglants du Sauveur. Faites de même par une bonne et sincère confession; n'attendez pas que le mal ait pris racine. Ouvrez votre cœur de suite, remettez‑vous avec le bon Dieu par un aveu bien entier, bien prompt, afin qu'il ne subsiste nulle trace du mal en votre âme. Encore une fois, ne croyez pas que certaines familiarités, certaine aisance de parole, certaine liberté dans les communications de vive voix ou par lettre, soient sans dangers et sans culpabilité. Que ces choses‑là vous fassent bien peur. Quand il y a de l'humain, l'humain mène à la faute. Vous ne pétrissez pas le pain avec de la cendre et de l'eau. Il faut de la farine, dit saint Bernard. Le pain pétri avec de la cendre ne sera jamais un pain qui entretiendra la vie, c'est un pain de mort. Ce qui est humain, ce qui est des sens, ne peut pas donner la vie.

Retenez bien ces choses, mettez‑les en pratique, alors vous accomplirez bien votre vœu de chasteté; votre cœur n'aspirera et ne respirera que pour “l'époux céleste”. “Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux” (Ph 3:20). Alors vous aurez les grâces de la chasteté; vous ferez les miracles de la chasteté au milieu du monde. Le monde s'inclinera devant votre chasteté; il sentira que Dieu est là. Demandez à la sainte Vierge, à la reine de toute pureté d'être la gardienne de votre chasteté. Quand la tentation viendra frapper à la porte de votre cœur, mettez‑vous en garde. Que jamais ne tombe de votre bouche de religieux une parole libre, un mot inconvenant, une expression douteuse, à double sens. Ces choses amènent la justice de Dieu terrible. Le bon Dieu se venge de ces atteintes à la chasteté par des catastrophes épouvantables. C'est comme la petite étincelle qui allume un immense incendie. C'est là la cause et la raison de bien des malheurs inexpliqués. Ces malheurs ne sont pas l'effet du hasard, non, c'est la loi inexorable. Vous avez blessé Dieu au cœur, vous l'avez outragé dans ce qu'il a de plus cher. Il retire de vous la miséricorde, et il ne laisse plus agir que la justice. Veillez donc sur vos paroles, sur vos regards, sur vos actes. Que rien au monde n'attaque en vous cette belle vertu. La ruine de la chasteté serait la suite d'une faiblesse; et avec cela la perte de l'âme et du corps, la perte du temps et de l'éternité.