Retraites 1889

      


SEPTIÈME INSTRUCTION (Réservée aux prêtres)
La prière pour les bienfaiteurs, la direction des âmes


Le Service que nous venons de faire à l'intention de Mme de Trousset et de tous nos autres bienfaiteurs, nous rappelle que nous ne devons pas rester étrangers à ceux qui nous ont fait du bien, et que nous devons prier pour eux. Dans tous les ordres religieux, il est assez ordinaire qu'on dise l'office des morts et qu'on rappelle tous les jours au mémento de la messe le souvenir des bienfaiteurs. Autrefois, cette coutume des monastères était bien touchante. Il y avait 600 ans, 700 ans que le bienfaiteur était mort, on priait encore pour lui, on offrait encore pour lui le saint sacrifice et on chantait l'office des morts. Nous ne pouvons pas faire ces pratiques et ces prières quotidiennes, mais il faut que la Congrégation n'oublie pas de prier pour ses bienfaiteurs. Il sera bon que chaque année, comme nous l'avons déjà fait jusqu'à maintenant, on célèbre un service solennel pour tous les bienfaiteurs trépassés. Il sera bon que cela se fasse dans chaque maison. Ce sera une pratique excellente. Il faudra, quand cela se pourra, inviter à ce service, les parents, la famille des bienfaiteurs.

Il y avait à la Visitation de Troyes une bien bonne Sœur. Elle avait 94 ou 95 ans, la Sœur de Treffort: “Voulez‑vous faire des ingrats, disait‑elle, faites du bien à des religieux!” Il ne faut pas, mes amis, qu'on puisse dire cela de nous. Témoignez bien de la gratitude pour ce qu'on vous donne, surtout auprès du bon Dieu, surtout envers les âmes du purgatoire. C'est un devoir, et c'est en même temps une excellente industrie. Saint Bernard disait que la non‑reconnaissance, l'ingratitude, séchait et tarissait la source des grâces. L'ingratitude tarit l'aumône, le bienfait. Soyons donc toujours bien reconnaissants, et Dieu permettra que nous trouvions tout ce dont nous avons besoin.

Tout ce que nous avons nous a été donné. À Troyes, nos bienfaiteurs principaux ont été madame de Trousset, mademoiselle Daigniez, mademoiselle de Malzine. À Mâcon,  l'ancienne supérieure de la Visitation, qui nous a donné beaucoup d'argent. À  Saint-Ouen, M. Legentil. Je ne puis pas les énumérer tous. Nos collèges, les chapelles de nos collèges n'ont pas poussé tout seuls comme dans un champ. Ce sera bien que, le jour où ce service se fera dans nos différentes maisons, les Pères et Frères communient aux intentions des bienfaiteurs et il sera bien, à l'avenir, que le jour où nous célébrerons ici ce service tous les prêtres disent la messe à l'intention des bienfaiteurs.

Ici, au Collège Saint- Bernard, combien a‑t‑on déjà dépensé, depuis sa fondation? On a déjà bien dépensé 800.000 francs. Et si l'économe alignait toutes les notes payées, cela irait, je crois, bien au‑delà. Comment tout cela est‑il venu? A Mâcon, à Saint-Ouen, à Morangis, il en a été de même. D'où est‑ce venu? De la charité, de quelques bonnes âmes qui ont donné d'un côté et d'un autre, les unes plus, les autres moins. Le second monastère de Paris a donné beaucoup, Reims, Metz dans le temps, et d'autres encore. Nous avons de grandes dettes vis‑à‑vis de tous ces bienfaiteurs. Prions, soyons reconnaissants.

Encore une fois, dans tous les anciens ordres religieux, la prière pour les morts était en grand honneur. Un ami de saint Bernard, saint Malachie, demandait à Dieu de pouvoir mourir le jour où l'on ferait à Clairvaux la commémoraison des bienfaiteurs morts. Ce jour approchait, il n'était pas malade. Il vint à Clairvaux et 15 jours après il mourut, pendant que l'on chantait les matines des morts. À ce propos de reconnaissance envers les familles des bienfaiteurs, je vous recommande la plus grande bienveillance, la plus grande charité dans vos rapports avec les familles soit des bienfaiteurs, soit des enfants que vous élevez.

Tout à l'heure, en me faisant la barbe, j'essuyais mon rasoir avec les feuilles d'un petit livre paru il y a 40 ou 50 ans. C'est la vie d'un certain nombre d'élèves des Pères Jésuites, morts au collège d'une façon édifiante. Je lisais tout en essuyant, et je voyais la lettre d'un Père Jésuite à la mère du petit défunt. Il lui donnait des détails sur la mort de l'enfant, et j'admirais la délicatesse de sentiments avec laquelle il consolait la pauvre mère. “Madame , lui disait‑il, votre cher petit ange était malade seulement depuis quelques semaines. Nous étions fort inquiets; cependant le médecin ne disait rien qui pût faire prévoir que le cher enfant fût si près de la mort. La crainte de le perdre, le désir de vous le conserver fit qu'il y a 4 ou 5 jours, au moment où l'on donnait la bénédiction du très Saint Sacrement, je pris le cher petit dans mes bras et je le portai au pied de l'autel, afin qu'on lui mît l'ostensoir sur la tête. Et là, devant le bon Dieu, je lui demandai s'il voulait être guéri. Il me répondit qu'il ne voulait pas prier le bon Dieu de lui faire cette grâce. Non, me répondit-il, ce que je veux, c'est la volonté de Dieu. Je reportai le petit malade dans son lit”. Le Père continue de donner des détails: “Quelques instants avant sa mort, je lui demandai s'il voulait aller en paradis et s'il craignait l'enfer. Oh! l'enfer! Mais enfin lorsqu'on a fait des fautes graves. Je me fie bien à la miséricorde de Dieu.  Et il me serrait dans ses bras. Non, non, je veux aller au paradis! Et il faisait son acte de contrition de toute son âme. Le cher petit enfant n'eut pas d'agonie. Il poussa 7 ou 8 soupirs et il expira. On eût dit qu'il sommeillait. Quelle belle mort, disait le Père en terminant. Comme je voudrais le suivre!”

Voilà des paroles, mes amis, comme on en dit à une mère. Il faut être un peu mère pour parler comme cela. Il faut s’être mis vraiment à la place d'une mère. Je vous ai cité cela tout au long pour vous montrer combien il est nécessaire de mettre dans vos rapports avec les parents un peu de cœur, un peu de véritable affection pour leurs enfants. Entretenez avec les familles une bonne harmonie, l'entente, l'esprit d'union qui n'est pas autre chose que l'esprit de charité. Je ne dis pas qu'il faille montrer des sentiments qu'on n'a pas dans le cœur, dire ce qu'on ne sent pas, ce qui n'est pas vrai. Mais quand c'est vrai, il faut le témoigner sagement et prudemment. Donc reconnaissance envers nos bienfaiteurs, esprit d'union et de sainte charité avec les familles de nos élèves.

Ce matin, je désire vous dire quelque chose sur la direction des âmes. On dirige les âmes par la confession, j'en ai déjà parlé longuement. On dirige encore les âmes dans les communications qu'on a avec elles, par lettres, par entretiens. Il fut un siècle, le siècle dernier, où la direction était très en vogue: toute grande dame avait un religieux pour directeur. Fénelon, Bossuet lui‑même, au siècle précédent, écrivaient des lettres de direction. Les lettres de Bossuet à plusieurs dames ou religieuses, ses entretiens aux Sœurs de Meaux sont restés célèbres et sont des traités complets sur la matière. Beaucoup de congrégations religieuses s’occupent de la direction des hommes et des femmes. Cela n'est plus sans doute autant de mode qu'autrefois. Le monde n'est plus aussi chrétien; il ne laisse plus à l'Eglise la même influence; le prêtre n'a que fort peu d'action. La direction des hommes est peu de chose, et celle des femmes ne mène pas loin et cependant il y a là toujours un grand bien à faire.

Comment devons‑nous pratiquer la direction? Avec les hommes il n'y a pas de difficulté. On leur parle au cœur, on les porte à Dieu, à la pratique de leur devoir; quelques mots suffisent. Toutes les fois que parmi nos pénitents, parmi ceux que nous avons à diriger, nous trouvons quelque confiance, gardons‑nous bien de l'éloigner, d'éteindre cette flamme qui porte vers vous. “N’éteignez pas l’Esprit” (1 Th 5:19), car c'est vraiment le Saint Esprit qui souffle là. Aimez les jeunes gens qui viennent à vous, ceux qui vous donnent leur confiance, aimez leur âme, intéressez‑vous à leur personne, tâchez de les donner au bon Dieu. Vous leur ferez un bien immense. N'oubliez jamais que vous préparez leur avenir, leur éternité. La moitié et les trois-quarts des hommes qui valent quelque chose doivent cela à quelque amitié sincère et pour le bon Dieu, à quelque bon prêtre, à quelque bon religieux qui les a aimés, qui les a soignés, soutenus, encouragés. Agissez ainsi, mes amis, et faites‑le parce que vous aimez le bon Dieu, soutenez cette âme d'enfant, de jeune homme, qui a confiance en vous, qui restera forte avec vous. Le prêtre, le religieux ne doit pas être seulement l'homme du confessionnal. La confession, c'est le sacrement, mais ce sacrement, il faut le préparer, il faut le faire fructifier.

Pour bien faire cela, il faut être foncièrement religieux; il faut être bien pieux, bien pur. Il ne faut pas de tendresse, d'affection molle et déplacée, qui jetterait de suite sur ces rapports quelque chose qui sent le démon, le mal. Soyez inflexibles à ce sujet, soyez généreux, tranchez dans le vif, pour que rien de semblable ne se présente. Où cela mènerait‑il si l'on allait naturellement? Où aboutirait un jeune profès qui s'éprendrait d'un beau zèle pour faire de la direction à la légère, avec un cœur tendre, avec un jugement peu assuré, avec une âme faible? En vérité, il ferait des abominations, des choses qui compromettraient son existence religieuse et celle de la congrégation toute entière. N'oubliez pas que nous vivons au milieu de gens qui ne cherchent que l'occasion de calomnier et d'écraser les religieux et les prêtres. Voyez ce qu'on a fait de Citeaux. Il n'y avait pas eu à Citeaux la millième partie de ce qui se fait chaque jour dans le premier lycée venu, dans la première pension que vous rencontrerez. Nous marchons sur des charbons ardents, nous sommes entourés de forcenés qui veulent à toute force mettre le feu aux poudres. Voyez quelle prudence il nous faut, et aussi quelle pureté de cœur et quelle sainteté. Mais avec cette pureté et cette sainteté, quel bien ne peut‑on pas faire!

J'ai un de mes amis, qui est mort il n'y a pas longtemps. Il demeurait à Romilly. Il était élève du séminaire et avait pour supérieur M. Fournerot, que tout le monde regardait comme saint. Il me racontait lui‑même tout le bien que lui avait fait M. Fournerot. Je n'étais pas trop sage, dit‑il. Et un beau jour je me dis: “Je ne vaux pas grand-chose. Si j'allais voir Monsieur le supérieur, je deviendrais certainement meilleur”. Je demande à Monsieur le supérieur un entretien. Nous faisons en silence le tour du jardin, et nous marchions depuis un certain temps sans que j'aie pu trouver un mot à dire. Le tour du jardin achevé, M. Fournerot regarde le ciel. “Il fait assez beau aujourd'hui, malgré la saison”. Puis arrêtant sur moi un regard pénétrant, il ajouta: “Eh bien! mon ami, quand vous voudrez, il fera assez beau aussi dans votre âme, malgré le brouillard. Quand vous voudrez”. “J'étais converti”, dit mon ami. Ce mot et ce regard m'avaient bouleversé l'âme et changé complètement. Tâchez, pour bien exercer le ministère au milieu des gens qui vous environnent, d'avoir vous aussi un peu de sainteté, et d'être sinon un grand saint, au moins un petit saint. Soyez bien unis avec le bon Dieu et vous serez bien puissants, vous aurez la puissance des saints. Avec cette foi, avec cette force de Dieu vous ferez un bien infini aux jeunes gens. Voyez ce qu'on raconte dans la vie d'Ozanam, de l'influence exercée sur lui par un mot que lui dit un homme qu'il aime et qu'il respecte; par son exemple, quand il le voit un jour réciter son chapelet.

Un de nos devoirs rigoureux — et qu'on me comprenne bien —  un des caractères essentiels de l'apostolat des âmes, c'est de ne pas individualiser, c'est de ne pas restreindre nos soins, mais de les étendre à tous ceux à qui nous les devons, que nous les aimions ou que nous ne les aimions pas naturellement. Tous y ont le même droit, tous y doivent avoir la même part. Si vous savez vous surmonter en faisant la direction et vous adresser même plus volontiers à ceux qui vous agréent le moins, vous ferez un bien inouï. L'enfant qui sent que l'on vient à lui, non pas par une sympathie naturelle, mais par une charité, une affection réelle, comprend qu'on veut avant tout le bien de son âme. Il ouvre cette âme, il s'abandonne en toute confiance, et vous faites de lui ce que vous voulez. Si vous allez à celui vers lequel vous êtes attiré naturellement; si vous vous bornez à ce motif‑là; si vous suivez ce mobile, votre âme perdra tout son ressort, toute son énergie, et vous ne ferez de cet enfant qu'un mauvais sujet. Votre affection est humaine, elle est égoïste. Dieu ne sera jamais là. L'enfant lui‑même sentira bientôt que vous ne l'aimez pas pour lui, mais pour vous.

Avec les hommes, avec les anciens élèves que nous retrouvons, qui viennent se confesser à nous, dans les avis, dans les bons conseils que nous leur donnons, tenons‑nous en général aux grandes lignes. Attachons-les surtout bien au bon Dieu. Ne soyons pas comme des triomphateurs en les attachant d'abord à notre char. Ne prétendons pas leur imposer nos idées et faire bande à part dans l'Eglise. Le Pape m'a dit: “Allez à la France!” Nous remplirons cette mission qui nous a été confiée en attachant les âmes au bon Dieu et non pas à nous, à notre système, à notre manière de penser. Faisons le bien pour le bien, et non pour nous, pour retirer quelque récompense de nos labeurs. Travaillons uniquement pour Notre-Seigneur Jésus-Christ. Allons généreusement et droitement, sans mesquinerie et sans calcul d'intérêt propre. Ne cherchons pas à attirer à nous pour nous, mais pour Dieu seul. Tout homme cherche naturellement à être quelque chose, à attirer à lui. Affranchissons‑nous de ce travers, et nous ferons un bien immense. Cela peut coûter sans doute; mais si cela coûte, c'est à l'amour‑propre seulement. Cela coûte de voir un autre mettre la main à la cuisine. On aimerait mieux agir seul, saler et poivrer à sa guise. Cela n'est point du tout l'esprit de saint François de Sales. Voyez comme on élève les jeunes filles à la Visitation. Elles sont dans leur paroisse, elles vont se confesser bonnement et simplement à leur curé, à leur vicaire. Un tel ou un tel leur importe peu; elles y vont sincèrement, franchement, droitement. Il n'y a pas d'esprit de coterie, mais seulement le désir d'être à Dieu, de le servir. Faisons les choses comme cela, pour Dieu et en vue de lui seul.

Ce que nous venons de dire pour les hommes, il faut le dire aussi pour les femmes. La direction des femmes est un ministère bien difficile. Il faut une délicatesse très grande. Et souvent ce que l'on fait est inutile. J'ai rencontré quelquefois, très rarement, de bonnes chrétiennes, bien fidèles aux prescriptions de leur directeur: “Je ne fais pas cela, mon confesseur me l'a défendu”. On en trouve sans doute encore quelques-unes qui parlent et agissent ainsi, quelques‑unes qui sont sincèrement, franchement obéissantes, qui suivent une ligne de conduite bien tranchée. Mais à côté de cela, combien en rencontre‑t‑on qui ne vont pas droitement et franchement. Ecoutez leurs propos: “J'ai confiance dans le Père un tel, dans Monsieur l'abbé un tel. Cette confiance est extrême. C'est le père de mon âme, c'est tout pour moi”. Le bon Père à qui l'on dit cela le croit et est persuadé qu'il a la direction absolue de cette volonté et de ce cœur. Vous retrouverez cette digne pénitente l'année suivante, quelquefois même 8 ou 15 jours après. Elle vous confie une nouvelle découverte et une nouvelle admiration: “J'ai rencontré le Père un tel; au commencement j'ai eu un peu de difficulté à m'habituer à lui. Mais comme ce qu'il m'a dit m'a été au cœur! Sa parole est vraiment un éclair de lumière. Jamais aucun directeur, jamais personne ne m'a parlé d'une façon aussi pénétrante”. Le premier Père, le père du cœur, qui se croit toujours le directeur unique et préféré, écrit des lettres à sa dirigée, il s'épuise en sermons, en protestations de dévouement. La bonne dirigée reçoit cela; elle n'en rit pas, bien entendu, quoique cela n'arrive plus guère à point, mais le Père est si bon... Saint François de Sales disait qu'il faut écrire des lettres de direction aux femmes avec la pointe de son canif. Il ne voulait même pas qu'on ait un crayon pour cela. Ne vous fiez à aucune femme, mes amis, ne vous fiez à personne, ne vous fiez à aucune chose qu'au bon Dieu. Telle personne que vous dirigez vous affirme qu'elle a une confiance absolue en vous, qu'elle n'a confiance qu'en vous, c'est bien. Laissez‑la dire cela, si cela lui fait du bien de le penser et de le dire. Elle vous est bien attachée. C'est bien. “Il ne faut pas les gronder trop durement” - [”non sunt durius increpandae”]. Laissez dire et ne croyez que ce qui est.

Mais alors, pourquoi se mêler de la direction des femmes? Il le faut. C'est une très importante partie du ministère que l'on ne peut et que l'on ne doit pas décliner. Mais il ne faut l'entreprendre qu'avec une grande sagesse, avec charité, avec un respect souverain. Vous avez devant vous en effet une âme créée à l'image de Dieu, une âme qui, à côté de défauts, a des vertus réelles. Que ceux qui sont donc appelés à diriger des femmes soient vraiment religieux et se conduisent avec elles en religieux. Voilà la grande règle à suivre. Il n'y en a pas d'autre. Ne vous laissez pas attraper. Faites bien tout pour l'amour de Dieu; portez toujours vos pénitentes à la vertu la plus parfaite. C'est le seul moyen d'arriver à quelque chose. Souvenez‑vous que vous êtes non seulement chargés du ministère de direction vis‑à‑vis des femmes, des jeunes filles, mais que vous pouvez être appelés encore à diriger des religieuses, des maîtresses de pension, à diriger celles qui dirigent les autres.

Soyez impitoyables, mes amis, toutes les fois que vous vous trouvez en face de religieuses dirigeant des jeunes filles et se laissant aller dans cette direction à une affection toute naturelle. Soyez impitoyables, je ne dis pas injustes. Je n'ai jamais vu une seule fois dans ma vie ces affections tourner à bien. C'est toujours la perte assurée, infaillible de la jeune fille. Il faut bien veiller à cela. Il faut être bien délicat dans le traitement de ce mal, bien délicat vis‑à‑vis de l'enfant, bien délicat vis-à-vis de la Sœur. N'allez pas dire les choses brusquement, à l'étourdie. Vous mettriez peut‑être le feu à la maison. Allez doucement. Faites en sorte que la Sœur, que la maîtresse ne se laisse pas entraîner à cet attachement s'il est temps encore, car il est bien plus facile d'empêcher le mal que de le réparer. Démêlez l'écheveau de fil quand il est emmêlé. S'il y a quinze écheveaux tous emmêlés les uns dans les autres, comment s'en tirer? Priez surtout, et demandez au bon Dieu qu'il applique lui‑même le remède. 

J'ai encore une chose grave, très grave à vous dire. Pour la direction nous avons des écrits de la bonne Mère. Ces écrits de la bonne Mère peuvent être interprétés, expliqués et appliqués de toute espèce de manières. Le premier venu y trouvera tout ce qu'il voudra; le second, le troisième y trouveront encore autre chose. Il faut chercher le sens des écrits de la bonne Mère tout à fait dans le sens de l'Evangile, de ce que Notre-Seigneur a dit, de ce que l'Eglise enseigne. De cette façon c'est la perfection. A Rome on me l'a dit. C'est ce qu'il y a de meilleur. Maintenant, si l'on prend les écrits de la bonne Mère pour la direction spirituelle des âmes, dans un autre ordre d'idées que celui‑là; si l'on veut y chercher des enseignements théologiques et mystiques, c'est bien, on peut le faire. Mais il faut pour cela des précautions immenses. Il ne faut pas se lancer dans des interprétations plus ou moins hasardées. Avant tout, la bonne Mère pensait et parlait comme parle l'Evangile, comme parlent Notre-Seigneur et la sainte Eglise. Si vous prenez les écrits de la bonne Mère dans le sens de la vie mystique, mettez-vous en garde contre bien des choses: contre l'imagination, contre le parti-pris, contre des interprétations qui peuvent facilement devenir erronées.

Ce n'est pas aisé de bien expliquer ce que je voudrais vous faire comprendre. J'aurais voulu écrire cela, mais on n'écrit pas ces choses‑là. Par exemple, vous prenez les écrits de la bonne Mère. Vous voulez conduire une âme à la perfection avec ces écrits‑là. Vous vous attachez à ces choses surnaturelles, à ce don de Dieu particulier qui se rencontrait quelquefois pour elle dans la Voie. Ne vous engagez dans cette route qu'avec une attention extrême. Prenez pour guide la Vie de la bonne Mère. Je le dis devant Dieu: je ne crois pas qu'on puisse admettre, dans la bonne Mère, des voies surnaturelles en dehors de ce que j'ai écrit dans sa Vie. J'ai bien prié, j'ai bien médité devant le bon Dieu les paroles que la bonne Mère m'a dites pendant quarante années. En dehors de ce que j'ai dit, je ne crois pas qu'il soit prudent à la congrégation de se mettre sur un autre terrain, à moins que ce ne soit quelque chose de tout à fait particulier et d'extrêmement sûr.

Une personne vient vous dire: “J'ai lu les écrits de la bonne Mère et voilà le sens que j'y vois”. Ecoutez ce que l'on vous dit. Si tout ce qu'on vous dit est parfaitement conforme à la saine doctrine, si la personne témoigne d'une grande humilité, d'une entière charité —  ce sont là les vertus favorites de la bonne Mère —  c'est bien, écoutez et en prenant les précautions de la prudence. Vous êtes sur le bord d'un précipice, aidez cette âme à marcher dans cette voie. C'est là le fruit d'une grâce toute particulière du bon Dieu.

Depuis que la bonne Mère a écrit sa parole, beaucoup d'âmes ont essayé d'entrer dans ses voies surnaturelles. Combien d'entre elles ont abouti? Peu, très peu. Il y en a qui se frappent l'imagination, qui se fatiguent et qui n'en rapportent pas plus de bonne volonté pour faire le bien: ce n'est donc pas vraiment de Dieu. D'autres abusent des paroles de la bonne Mère d'une façon fâcheuse et lui font dire ce à quoi elle n'a jamais pensé. Encore une fois, je pensais écrire ces choses. Je les écrirai peut‑être plus tard, si je puis. Mais en attendant il était nécessaire de vous en entretenir. Toutes les fois que vous rencontrerez de ces voies surnaturelles, prenez garde, suspendez votre jugement, attendez que la pratique des vertus et le temps viennent vous apporter des preuves sûres.

La Mère Marie de Sales bien comprise est d'un grand secours pour les âmes pieuses. Ceux qui entrent dans cette voie‑là s'y soutiennent et y marchent avec ardeur: c'est le vrai chemin, c'est l'Évangile, c'est Notre-Seigneur tel qu'il était, ce sont ses paroles interprétées dans le sens obvie. C'est lui, on le reconnaît. Tout le monde peut entrer dans cette voie‑là, y progresser en parfaite tranquillité. C'est une doctrine intérieure parfaitement sûre, Rome l'agrée entièrement. On n'a pas trouvé une lettre à changer dans la Vie de la bonne Mère. Il n'y a qu'un seul mot qui n'ait pas été approuvé, m'a‑t‑on dit. Mais il n'est pas de vous, a‑t‑on ajouté, il est du médecin de Lyon qui prononce sur la réalité d'un miracle. Voilà la sûre, solide et pratique manière d'interpréter la bonne Mère: s'en tenir à ce que j'ai dit dans la Vie. Interpréter les paroles de la bonne Mère sur un autre terrain, dans une région plus élevée, c'est très délicat et très difficile. Ne donnez pas tout de suite votre assentiment, ne refoulez pas non plus dès l'abord les avances qui vous sont faites, les ouvertures, dans ce sens qui peut être vrai. “N’éteignez pas l’Esprit” (1 Th 5:19). Vous ne pourrez bien juger l'arbre qu'à ses fruits, dès lors que les pépins ne ressemblent pas aux pépins ordinaires.

Ceci posé, nous pouvons dire des écrits de la bonne Mère ce que saint Jérôme disait des écrits du docteur saint Hilaire: “Parcourez ses ouvrages d'un pied léger et assuré, parce que c'est un guide toujours sûr. Il marche toujours dans le bon chemin”. On est sûr de ne s'écarter jamais de la voie droite avec la Mère Marie de Sales. Sa doctrine de 1'Eglise, c'est la foi traditionnelle. Vivez de cette vie et faites‑en vivre les autres. C'est la vraie et sûre doctrine. Dans la direction des âmes, prenez entièrement son esprit, ses dévotions, sa manière de voir sur la sainte Eglise, sur notre Saint-Père le Pape, le clergé, les prêtres. Dans la nouvelle édition, nous n'avions pas encore travaillé beaucoup. Je craignais que cette doctrine de la Mère Marie de Sales, étalée ainsi au grand jour, ne parût drôle à quelques‑uns. Je n'ai pas tout dit. J'ai recueilli un grand nombre des paroles qu'elle a dites sur le sacerdoce, sur la mission du prêtre, sur l'action de Notre-Seigneur en lui, sur ses rapports avec la sainte Trinité. Ce sont des choses si vraies, si frappantes, qu'elles pourront faire extrêmement de bien et renouveler la ferveur de beaucoup de prêtres. J'ajouterai quelque chose au sujet des Oblats: je parlerai davantage de leur origine. Ces deux chapitres, je les enverrai à Rome. Je corrigerai aussi quelques erreurs de dates, quelques légères inexactitudes, mais je ne toucherai en rien au reste de la Vie. Affectionnez‑vous bien à ces choses, à cette manière de voir, d'agir, de parler, d'instruire. Cela est si catholique, cela est si vrai.

Quand j'étais avec le P. Deshairs au Vatican, nous disions: “Cela est étrange! Comme tout cela est bien de la bonne Mère, comme tout cela est bien de chez nous”. J'entrais chez le Cardinal Chigi et, au même moment, Mgr de Ségur sortait. Me reconnaissant, il s'écrie: “Oh! le P. Brisson! Il vient avec la Mère Marie de Sales, et avec elle on a tout, on a les clés de toutes les portes.” Le Cardinal dit à son tour: “Certainement nous sommes tous bien avec vous, et moi plus que tout autre. Votre bonne Mère est la fille de saint François de Sales qui a été canonisé par mon grand oncle. Il faut que vous me donniez un Directoire. J'en ai tant entendu parler!” Notre entretien a été bien long. Nous n'avons pas perdu notre temps, car nous avons traité des questions d'une extrême importance. Que vous confessiez un peu comme tout le monde, il n'y a pas grand mal. Mais il ne faut pas diriger comme tout le monde. On vient à vous comme on viendrait à saint François de Sales. Quand on veut un bijou, on va chez le bijoutier et non ailleurs. Il faut que vous puissiez donner exactement ce qu'on vient vous demander.