Retraites 1886

      


NEUVIÈME INSTRUCTION
S’accommoder au prochain

Ne nous fatiguons pas dans notre retraite. Je vous le répète souvent: ayons bon courage. Il faut du courage en toute chose, mais surtout en retraite, où l'on a souvent l'âme alanguie, fatiguée; et puis notre manière de faire ne satisfait ni les sens, ni l'inclination. Allons bien jusqu'au bout, pour y trouver le Sauveur Jésus, que nous rencontrerons parce que nous le cherchons sincèrement et généreusement.

Hier je vous parlais de l'esprit que nous devons avoir. Ce matin, je vous dirai un mot sur les rapports que nous devons avoir avec le prochain. Notre saint Fondateur répétait souvent qu'il faut s'accommoder au prochain. C'est une grande doctrine que celle-là, qu'il faut s’accom­moder au prochain, et ne pas vouloir dominer tout, ne pas faire arriver tout le monde à ses idées, ne pas faire “les seigneurs à l’égard de ceux qui vous sont échus en partage”, et exercer sur lui une influence toute person­nelle (1 P 5:3). Il dirait cela non seulement pour les fidèles, pour les religieuses, mais pour les prêtres en particulier.

S’accommoder au prochain dans les rapports ordinaires de la vie, dans la conversation, dans les bons offices qui se présentent à lui rendre, faut-il pour cela un caractère pusillanime, une volonté flasque et faible? Non. Cette condescendance pour le prochain, cet accommo­dement à ce qui peut lui convenir, à ses idées, à ce qui lui est agréable, est-ce facile? C'est l'acte le plus généreux que puisse faire notre volonté; et c’est aussi un acte de tact, de délicatesse, de politesse suprême. Un homme bien élevé, et il y en avait autrefois en France, sait s'accom­mo­der au prochain. L'oncle de madame de Trousset, le vénéré monsieur de Belot, était sous ce rapport un modèle d’affabilité et de serviabilité. Quand il passait par Troyes, il venait toujours voir la bonne Mère, et s'entretenait avec elle des choses du bon Dieu, de ce que la bonne Mère aimait tant. Quand il devait aller à l'évêché, il relisait auparavant quelque chose dans les journaux catholiques des derniers jours, même dans le dictionnaire de la conversation, afin de pouvoir avoir avec Monseigneur une conversation dont il fût intéressé. Il agissait ainsi avec tout le monde, parlant à tout le monde, non pas de ce qu'il aimait, mais de ce que chacun aimait. Quand il venait me voir, il parlait physique; et il s'y préparait si bien, que je trouvais qu'il savait plus de physique que moi. Voilà la politesse dans les rapports d'un homme du monde, voilà la condescendance au prochain. Ce n’est pas du servilisme, de la bassesse, loin de là. Et voilà aussi le moyen de faire du bien.

C'était là du reste ce que faisait saint François de Sales étudiant, et c'était là le règlement de vie qu'il s'était tracé quand il était à Padoue. Voyez ce qu'il dit des rapports qu'il veut entretenir avec toute sorte de personnes; comme il veut se montrer gai avec ceux qui sont gais; triste avec ceux qui sont tristes, pour les soulever, les encourager; vif, actif avec ceux qui sont entreprenants, ardents, pleins de mouvement; doux au contraire et condescendant avec ceux qui sont lents. Alors qu'il n'avait que dix-sept ans, il savait ainsi s'accommoder au prochain, et pratiquer à la perfection cette seconde partie du commandement qui est semblable à la première (Mt 22:39). C'était pour lui un devoir, une obligation qu'il réglait et détaillait à l'égal de ses prières et de ses devoirs envers Dieu. Ces deux obligations étaient pour lui sur la même ligne. Faisons comme lui. Il faut que ce soit là encore notre nuance, ce qui nous distingue des autres, de ceux qui ne songent pas à faire cela. Il ne faut pas agir ainsi par amour-propre, avec un vernis d’orgueil. Ce serait maladroit et inconvenant à tous points de vue.

Il faut bien comprendre comment aimer Dieu et aimer le prochain sont similaires, et doivent marcher sur le même pied. Mais il faut aussi remplir ce devoir avec jugement. Deman­dez donc un bon jugement au bon Dieu: par le temps qui court, le jugement fait souvent défaut: “Le nombre des sots est infini” (Qo 1:15). Il y a longtemps que Salomon disait cela dans le Livre de l’Ecclésiaste. Je ne sais pas si depuis ce temps-là le nombre en a beaucoup diminué. L'absence d'un bon jugement pratique se fait donc souvent remarquer. On vit dans cette atmosphère, dans cet air ambiant du manque de jugement, et on finit par ressembler à tout le monde. Ce qui nous entoure déteint sur nous. Gardons-nous donc bien de ce mauvais air qui s'infiltrerait à travers les pores de notre peau.

Tenez, voyez les hommes d'autrefois, de l'ancien clergé, voyez M. Leclerc, le chanoine. Quand on parle avec lui, on ne sait vraiment pas quelle qualité lui manque, et en même temps rien n'est plus agréable pour soi que ces rapports. C’est la condescendance la plus complète, et qui n’exclut pas certaines petites pointes de malice agréable et gracieuse qui relèvent et intéressent la conversation.

On peut, en se surveillant soi-même, en priant, on peut obtenir, quelque chose de ces belles et aimables qualités: “C’est en forgeant qu’on devient forgeron” - [”Fabricando fit faber”]. Il faut que nous ayons ce genre-là. Que les jeunes se façonnent à ces manières de faire, qu’ils entrent dans ce moule, dans cet engrenage. Que tout le monde s’observe donc bien sur ce premier point, de s'accommoder au prochain dans les rapports habituels, de s’accommoder à ses manières de faire. J'en fais à chacun une règle rigoureuse, absolue. Rappelons-nous donc que c’est une prescription de règle, d'observance. Concentrons sur ce point toute la délicatesse de notre conscience. Observons-nous bien, et aussitôt que nous y aurons manqué, arrêtons-nous, ne continuons pas à marcher de ce pas avec le prochain. Témoignez un grand respect aux supérieurs; saluez-vous bien les uns les autres quand vous vous rencontrez, et faites-le en toute simplicité et affection.

Ayez aussi cette condescendance pour le prochain dans la direction des âmes: “N’éteignez   pas l’Esprit” (1 Th 5:19). Gardez-vous d'éteindre l'esprit de Dieu là où il est. Vous devez être les témoins de l’action de Dieu dans les âmes, et non les auteurs. Ce n'est pas à nous à manier les âmes, à les faire entrer de gré ou de force dans nos systèmes ou nos idées. Ce serait là une besogne répréhensible, qui ne servirait pas ces âmes et qui nuirait à la nôtre, que de vouloir attacher ces âmes à nos idées, à nos manières de voir et de sentir. Le bon Dieu ne serait pas avec nous. Il faut au contraire que nous nous accommodions aux âmes. Nous sommes là pour aider au souffle de l'Esprit-Saint, et non pour le diriger.

Il faut s'accommoder au prochain de façon à l'aider à se trouver heureux dans sa situation. Sur ce point-là, je fais la guerre à beaucoup de confesseurs, et je me fâche contre eux parce qu'ils abusent de l'autorité que Dieu leur a confiée. Une femme va se confesser. Evidemment c’est son mari qui a tort; et le confesseur donne raison à la femme contre lui. Un enfant se plaint de son père et de sa mère. On le soutient. Un religieux se plaint de son supérieur, une religieuse de sa supérieure. On les encourage dans la résistance. C'est abominable ! Comprenez bien les commandements de Dieu et de l'Eglise, et ne battez pas en brèche l'autorité que Dieu a placée dans la famille temporelle ou spirituelle. N'amenez jamais l’enfant, la jeune fille, la femme, au mépris de ceux dont ils doivent respecter l'autorité. Cette manière de faire, cet encouragement donné à la résistance, cette huile jetée sur le feu aboutit nécessairement là. Au contraire, calmez et adoucissez, excusez les torts de l'autorité si elle en a, guérissez les cœurs ulcérés, ramenez-les à l'observance du quatrième commandement de Dieu. Dieu a dit de respec­ter: il ne faut donc pas que vous disiez de mépriser. De même dans une communauté religieuse, que l'autorité, que le supérieur aient toujours raison!

Je reviens à ce que j'ai dit de la famille: oui, que le mari ait toujours raison. Sans doute je ne veux pas dire qu'il ait réellement raison, et qu'il faille lui donner raison dans ses injustices. Mais l'autorité est à lui, et c'est par l'ordre de Dieu qu’il exerce cette autorité. Il faut donc la respecter. Mettez, sans doute, en garde l’âme de votre pénitente contre ce qui est mauvais; mais qu'il y ait toujours un respect, une grande obéissance en tout ce qui n'est point mal. Ne détruisez jamais l'ordre établi de Dieu. C'est être extrêmement coupable que de profiter d'une situation mauvaise, d'un équilibre mal assis, pour s'ingérer et prendre parti contre l’autorité légitime.

Voilà un confesseur de Visitandines qui dit à sa dirigée: “Il vous faut faire des pénitences! Vous avez l'attrait de la pénitence, suivez cet attrait”.  Mais voilà que la supérieure dit le con­traire, et quand elle questionne la sœur, celle-ci lui répond: “Ma mère, je ne dois pas vous le dire”. La sœur peut être une sainte, mais celui qui la conduisait n'agissait pas en saint! Vous confessez une sœur de charité, n'allez pas lui donner le Directoire. Vous pouvez bien sans doute l'encourager à en prendre quelques pensées; mais n'allez pas lui en faire un devoir. La sœur de charité suit les armées, elle ramasse les blessés sur les champs de bataille, elle aime Monsieur Vincent. Quand vous parlez aux sœurs de charité, parlez comme saint Vincent de Paul, identifiez-vous-le, mettez-vous dans la situation où vous pourrez faire du bien aux âmes, où vous pourrez faire l’œuvre de Dieu. Utilisez vos facultés en rayonnant un peu en dehors de vous, quand le bien du prochain le demande, mais en restant toujours sous le souffle de l'esprit de Dieu.

Comprenons bien que notre grand devoir, notre esprit, notre règle, c'est de nous accommoder au prochain. Toutes les fois que nous sortons de cette règle de conduite-là, nous faisons de la mauvaise besogne. C'est de la besogne personnelle: nous rapportons nos œuvres à nous-mêmes et non point à Dieu. Ne jugeons point des autres par rapport à nous, mais par rapport à eux-mêmes. Voilà des brebis qui périssent de faim. Qu'allez-vous leur donner comme nourriture? Ce qui vous plaît? Non, mais ce qu'il leur faut. Donnez-leur de l'herbe de la prairie, bien qu'un morceau de gâteau vous semblerait préférable pour vous.

Accommodez-vous bien au prochain par vos prédications, vos instructions. Il faut voir à qui vous parlez, voir ce que comprendront les personnes qui vous écoutent, leurs besoins, ce qui peut les instruire et les encourager. Autrefois, c'était la mode pour les prédicateurs, même en chaire, de taper du pied, de gronder. C'est très bien, c'est quelquefois même nécessaire de le faire. Voyez saint Jean Chrysostome dans ses homélies contre l’Impératrice. Mais, gardez-vous bien, pour un détail de mince importance, de gronder et de faire des reproches. Au contraire encouragez, soulevez, aimez votre peuple; vous qui prêchez, aimez vos auditeurs, et cet amour que vous aurez pour eux, vous dictera ce que vous devrez dire. Accommodez-vous avec le jugement de votre prochain: “Donne-moi celle qui partage ton trône, la Sagesse” (Sg 9:4) Demandez au bon Dieu des paroles et des jugements convenables, afin de vous accommoder au prochain en tout ce que vous faites et dites.

Un petit mot encore pour les professeurs et directeurs de collège. Accommodez-vous à vos élèves, non pas certes en vous laissant conduire par eux; accommodez-vous à leur caractère en les prenant par où ils sont tangibles, leur humeur, leur goût, leur éducation, pour obtenir quelque chose d'eux. Un élève a toujours quelque chose de bon. Prenez ce quelque chose où il se trouve, et prenez l'élève par là. Si vous ne pouvez pas le prendre au pied de l'autel, et qu'il ne soit pas pieux, vous le prendrez peut-être dans ses jeux, ou bien dans ses idées, ou bien encore dans un jour de peine, de contrariété. Allez, cherchez le point sensible où il est, touchez-y avec délicatesse. N'ayez pas l'air d'attaquer la liberté et de contraindre en quoi que ce soit. Les méchants eux-mêmes, faut-il les aimer? Notre saint Fondateur les aimait bien; et il devient nécessaire de faire ainsi maintenant plus que jamais. N'ont-il pas, eux aussi, une âme rachetée par le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ? Notre-Seigneur, pour sauver, pour nourrir cette âme, ne descend-il pas jusqu'où elle se trouve. Il ne lui jette pas son Eucharistie à la face en lui disant: “Prenez et mangez”, mais il descend jusqu'à elle. Le mot condescen­dance veut précisément dire cela. Aller aux âmes, afin de les soulever de terre et de les élever à Notre- Seigneur. Anéantir notre volonté propre, descendre jusqu’où nous pouvons, pour prendre la volonté des autres et la remonter à Dieu.

Deux disciples s'en allaient à Emmaüs le matin de Pâques (Lc 24:13). Ils étaient tristes, ils étaient mécontents, ils murmuraient. Jésus était mort, il l'avait dit: ils s’y attendaient. Mais il avait dit aussi qu'il ressusciterait. Et le troisième jour était arrivé, et point de résurrection. Ils faisaient ensemble du mauvais esprit. Notre-Seigneur les rejoint. Il entre en matière: “Qu'est-ce que vous dites-là? Vous avez l'air triste. Qu'est-ce qu'il y a?”— “Vous êtes donc bien étranger par ici, que vous ne savez pas l’événement?”—“Quoi donc?”—“Jésus de Nazareth, qui était un grand prophète est mort; il avait dit qu'il ressusciterait le troisième jour. Des femmes sont venues nous raconter qu'elles avaient eu à son tombeau des visions d'anges; mais peut-on croire des femmes?” Que fait Notre-Seigneur? Voyez mes amis: “O cœurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes” (Lc 24:25). Et sans les gronder, il leur explique comment il fallait que le Christ souffrît et mourût pour entrer dans la gloire. Eux l'écoutent, ils ne disent rien; ils ne disent pas: “Vous avez raison”. Ils font comme les élèves qui se laissent convaincre et toucher, mais ne veulent pas l'avouer. Et quand il veut s'en aller et passer outre, ils insistent pour le retenir. Lui ne veut pas les écouter. Eux le retiennent par la manche de son vêtement (Lc 24:29). Ils l'obligent à rester. La paix est faite. Il n'y a pas plus de distance entre nous et nos élèves qu'entre Notre-Seigneur et les disciples d'Emmaüs. Demandez au bon Dieu l'intelligence et la sagesse, et le jugement néces­saire pour opérer vous aussi ces rapprochements, et être ainsi de vrais enfants de saint François de Sales, sachant vous accommoder avec le prochain.