Retraites 1886

      


CINQUIÈME INSTRUCTION
La pauvreté

Continuons notre retraite dans le recueillement et la piété, ramassant bien toutes nos personnes et tout notre être, et nous tenant devant Dieu pour le bien comprendre. Ce matin, nous allons nous entretenir du vœu de pauvreté. Vous savez en quoi il consiste. Le vœu de pauvreté consiste à ne rien avoir à soi en propre, à ne disposer de rien. Nous n'avons ni la propriété ni l'usufruit. Si nous semblons, à cause des exigences de la loi, garder la propriété, si nous disposons d'elle ou de l'usufruit, ces actes et cette disposition sont entièrement soumis à l'obéissance. La pauvreté donc consiste à n'avoir rien, ou à ne pouvoir user des choses que nous avons de par la loi ou autrement qu’avec la permission des supérieurs. La Règle est très précise et très sévère sur ce point. La Congrégation des Evêques et Réguliers a décidé cet ordre de choses il y a quelques années, et a obligé de l'insérer dans les Constitutions des Instituts nouveaux. Je n'ai pas à entrer dans les détails: le cas échéant on n'a qu'à recourir au texte des Constitutions.

Le vœu de pauvreté frappe de mort le religieux, en ce sens qu'un mort ne peut plus posséder, ne peut disposer de rien. La loi canonique le dit en termes formels, “comme un mort” - [“tamquam mortuus”]. Il n'est pas libre de disposer de ce qu'il a; il ne peut faire aucun acte de propriété en dehors de l'obéissance: l'acte serait nul et coupable. Le vœu de pauvreté consiste à être “comme un mort” par rapport à des choses matérielles. Un autre gère, possède pour nous, donne l'ordre, la marche à suivre, dispose de nos biens. Ou, si c'est nous-mêmes qui faisons tout cela, c'est en suite de l’obéissance, nous n'avons pas un pouvoir libre et absolu.

La pauvreté complète a été et est encore le privilège spécial de certains ordres. Les ordres mendiants pratiquent une pauvreté absolue. La communauté elle-même ne peut rien posséder, pas même sa maison. Les logements de la communauté appartiennent à l'Eglise, c'est le domaine du Pape. Ils faisaient profession de n'avoir pas même une pierre où reposer la tête. C'est quelque chose de bien beau: c'est l'ornement de l'Eglise. Ces ordres avaient enchéri sur la pauvreté de Notre-Seigneur, et ils pratiquaient à la lettre cette parole de l'Evangile: “Les renards ont leurs tanières et le Fils de l'homme n'a pas où reposer sa tête”.  (Mt 8:20) Les ordres mendiants subsistent toujours où cela leur est possible, et ils y exercent leur manière de vivre; ils sont moins nombreux maintenant qu'autrefois à cause de la difficulté des temps, et grâce à la Maçonnerie, aux sociétés secrètes et aux sectaires de toute sorte.

On a fait une remarque générale à tous les ordres pauvres, c'est qu'ils portent avec eux quelque chose de très joyeux, de très heureux. C'est un proverbe adopté partout, que rien n'est plus joyeux qu'un capucin. La pauvreté à laquelle ils se vouent et s’affectionnent, leur crée une vie pénible, mais Dieu récompense largement leur sacrifice en les rendant les plus heureux de tous les religieux. Avec cet avantage extérieur, matériel, la pauvreté apporte encore volontiers le don de la plus haute contemplation. Voyez saint Bonaventure, saint François d'Assise, tant privilégiés de Dieu l’un et l'autre. Dieu se révèle d'une façon particulière au religieux pauvre. Sainte Thérèse faisait profession de la plus grande pauvreté: elle voulait que ses religieuses fussent les plus pauvrement vêtues. Il y a chez ces religieuses quelque chose de bon, de doux, d'agréable, de gai, d'heureux, qui se mêle à l’existence tout entière de la religieuse. Dieu couronne la pauvreté des plus grandes béatitudes: “Heureux ceux qui ont une âme de pauvre, car le Royaume des Cieux est à eux” (Mt 5:3). Dans la privation des choses matérielles, il y a plus de jouissance que dans leur usage; et la mesure des privations que l'on s'impose est la mesure de la joie intérieure des âmes. Dieu récompense les sacrifices de toute nature, mais surtout le sacrifice des choses du monde et des joies profanes, par une grande jubilation de 1'âme.

En vertu de notre vœu nous ne devons rien posséder, et n'avoir l'usage de rien sans obéissance. Cela posé, comment pratiquer la pauvreté? Nous la pratiquerons suivant ce que la Règle indique. Nos vêtements, notre nourriture, notre logement, seront comme ceux de tout le monde, de façon à ce qu’on ne puisse pas faire de remarque sur eux, et à ce que nous évitions l'exagération d'un côté comme de l'autre. Nos vêtements seront propres, décents. Nous éviterons le luxe et la recherche, mais nous éviterons avec autant de soin la malpropreté, les déchirures, et tout ce qui serait contraire à l'honnêteté qu'on exige de nous. Respectons ceux avec qui nous vivons. Mais il faut que, si nos habits sont propres et convenables, nous acceptions ce qui nous gênerait dans notre manière de nous vêtir, que nous acceptions les privations qui peuvent nous arriver, et que s'il se trouve quelque chose qui n'aille pas tout à fait, nous l’acceptions avec joie pour nous conformer en cela à la sainte pauvreté. Ayons un petit secret pour nous ménager ces occasions de pratiquer la pauvreté. Soyons bien fidèles sous ce rapport. Nous avons établi que tous nous serions habillés de la même manière et par le même tailleur; il faut passer par là. Les Jésuites sont habillés tous pareil; leur soutane n'est pas bien élégante. Un Jésuite qui se présente avec son habit est-il moins bien reçu qu'un autre prêtre qui aura une soutane taillée à la dernière mode, une douillette à la coupe élégante?

Un religieux aux vêtements trop soignés, aux habits trop bien faits, inspire aux fidèles au moins une certaine défiance, j'allais dire un gros mot, un certain dégoût. Il faut faire les sacrifices nécessaires pour cela. Qu'après la retraite ce soit une affaire bien réglée, tout le monde sera habillé de la même façon et aura le même tailleur. Il faut que les Anges puissent nous reconnaître. Saint Jérôme dit que les anges ne sont pas tous aussi savants les uns que les autres. Il y en a qui sont de braves gens et n'en savent pas très long. Il parle d'un religieux qui habitait une laure, dans la Thébaïde, et qui voulut aller à Alexandrie vendre les nattes qu'il avait faites. Il avait soigné son costume mieux que d'habitude. Il n'avait plus de grâces du bon Dieu. Il alla se plaindre à son supérieur, qui fit faire des prières pour en connaître la cause, et sut, par révélation, que c’était parce que les anges n'avaient plus reconnu ce pauvre religieux sous son nouveau costume. Donc, pour qu'ils nous reconnaissent bien, nous nous habillerons tous pareil.

Il y a aussi autre chose à faire. Nous sommes pauvres: il faut bien conserver vos vêtements. Je vais vous donner un certain moyen pour nettoyer les taches, bien simple,  mais rien n’est indi­gne du bon Dieu. C'est de prendre un morceau de laine rugueux et de frotter la place de la tache avec de l'eau. Si vous n'avez pas de laine, prenez un de vos bas. Si c'est une tache d'huile, il faudra y revenir plusieurs fois. Tâchons de tenir nos vêtements bien propres, de les bien conserver. Les pauvres tiennent beaucoup à cela. Ainsi les anges nous reconnaîtront. Ce point est d’une extrême importance. Saint Bernard dit que la malpropreté chez les séculiers est de la malpropreté; chez les clercs, c’est un péché, parce qu'il y a ou bien de la négligence, ou peu de respect de l'habit qu’on porte.

Pour la nourriture, nous travaillons, nous sommes dans la condition de tout le monde, il faut vivre comme tout le monde, comme les gens d'une condition ordinaire qui vivent de leur travail: nous sommes les ouvriers de la sainte Eglise. Faites bien votre pratique au réfectoire, négative quelquefois, c'est plus facile que positive. Evitons les tentations qui surviennent quelquefois quand on est fatigué, en mission ou ailleurs, quand on se trouve à une table mieux servie avec des mets plus recherchés. Prenez simplement ce qu'on vous offre, mais ne faites pas le moindre petit excès. S'il est possible, mettez toujours un peu d'eau dans le vin, c'est la règle. Si vous craignez que cela blesse ceux qui vous reçoivent, ne mettez pas d'eau, mais acceptez modérément. Nous n’avons pas à faire trois carêmes comme les Franciscains qui jeûnent une partie de l'année; nous sommes pourtant religieux. Souvenons-nous-en en étant réservés à table, ne faisant jamais partie de la bande joyeuse qui disserte sur les mets: ne nous mêlons pas à ces conversations-là. Répondons simplement et bonnement si on nous demande notre sentiment. Et que notre conversation soit bien celle d'un religieux pauvre qui ignore ces choses-là, ou qui ne s’en occupe pas. Si quelqu'un a besoin de plus grandes mortifications, qu'il le demande au supérieur ou à son confesseur. Si Dieu appelle, il ne faut pas étouffer sa voix, mais réclamer la lumière de l'obéissance pour s'éclairer. Il ne faut pas éteindre l'esprit de Dieu (1 Th 5:19). Ceux qu'il appelle à une mortification plus grande doivent la faire, mais toujours dans les limites de l'observance et de la règle.

En ce qui concerne l'ameublement, je crois que nous pratiquons suffisamment la pauvreté. Il faut y tenir. Et si plus tard nous avons des maisons conventuelles, des résidences, que ce soit pauvre. Soyons pauvres, pas de manière à choquer, ayons une extrême simplicité; que ce ne soit pas tout à fait le ménage du plus pauvre ouvrier, mais de l'ouvrier qui a une très petite aisance, qui n'a pas de beaux fauteuils, de belles chaises qui se font remarquer, des meubles luxueux. Un pauvre a de l'ordre; mais rien chez lui ne sent la recherche. Il n'y a rien qui scan­da­lise autant les fidèles que le luxe des religieux. Sans doute, les collèges font exception; mais même dans les collèges il faut “un train de vie” [“modus existendi”] qui soit convenable, propre, mais qui exclue le luxe. Ayez du luxe par l'étendue des cloîtres, des salles, mais meublez tout cela d'une façon extrêmement sévère, semblable à ce qui se fait chez les pauvres. La première fois que j'entrai à la Visitation de Troyes, je fus embaumé par le parfum de pauvreté qui s'en exhalait. On sentait le bon Dieu en tout cela. L'Eglise demande à être plus ornée, c'est pour le bon Dieu. Notre saint Fondateur dit que si l'on a quelque chose de plus précieux, il faut le réserver pour la sacristie ou pour l’église: il le permet. Mais en dehors de là il ne faut, et encore même à l'église,  que des choses raisonnables. Il ne faudrait pas de vases sacrés, comme on en voit quelquefois, d'un prix  immense; il faut rester dans une certaine limite. Si c’est un don que l'on fait, il faut l'accepter; si on est libre de désigner le don, on doit éviter qu'il soit exagé­ré. C'est une chose bien importante: qu'on la note et qu’on s'en souvienne.

La pauvreté, ainsi complètement pratiquée, apporte un grand repos à l'âme. Combien l'âme trouve de délices dans la pratique de cette pauvreté qui la rend semblable à Notre-Seigneur,  qui la rapproche de lui. Elle n'a pas un autre genre de vie que le sien, que celui de saint Joseph, de la Sainte-Vierge. Voyez-le, le Sauveur à Capharnaüm, dans le logement qu'il habitait après la mort de saint Joseph: que ce soit là notre règle, la limite que nous ne franchirons jamais. Cette pauvreté que doivent pratiquer les Oblats, si elle est bien comprise, ne leur laissera pas faire de dépenses inutiles en quoi que ce soit. Un religieux doit dépenser le moins possible dans ses emplois. Il doit s'en tenir au nécessaire, il doit bien calculer pour rester dans les justes limites. Qu'on se le rappelle plus tard. Dans les choses de l'agriculture, dans toutes les autres choses, quand il s'agit de faire des dépenses, il faut prendre les choses qui sont convenables, nécessaires, mais avec cette réserve qu'y mettent les pauvres qui n'ont pas le moyen de faire des frais inutiles.

J'ajoute un mot à ce que nous avons dit: pratiquons la pauvreté en épargnant. Il y a une caisse d'épargne établie pour les pauvres. Les maisons opulentes n'épargnent pas, c'est l'affaire du pauvre. Il faut épargner dans son emploi le papier, l’encre, tout ce qu'on peut épargner; il faut aller avec la réserve du pauvre qui craint de dépenser parce qu'il n'a pas d'argent de plus. Si la communauté est riche, cela n'empêche pas chacun de ses membres d'être pauvre. D'ail­leurs à qui appartient l'emploi des biens superflus d'une communauté? On doit envoyer à Rome, à chaque triennal, l'état de la situation financière de chaque Congrégation. C'est au Pape à dire quel usage faire des biens que l'on a en trop: on ne peut pas les employer sans son autorisation.

Il faut que nous tenions à la sainte pauvreté; que nous épargnions le plus que nous pourrons: que nous soyons extrêmement économes et rangés. Cela gêne, mais cette gêne appelle les bénédictions du bon Dieu. De même que le pauvre se gêne et regarde à deux fois avant de faire une dépense, nous devons avoir cet exercice de la pauvreté comme eux. Il ne faut pas dire: “La communauté peut payer”. Je recommande bien l'épargne: l'épargne du pauvre homme, l'épargne de Notre-Seigneur à Nazareth, l'épargne de la Sainte-Vierge qui ne faisait que les dépenses dont on avait un besoin absolu. Conservons-nous ainsi et le bon Dieu sera bien avec nous.

Il faut avoir un grand respect de tout ce qui est à notre usage, ne pas faire d'acquisition inutile, prendre toujours ce qu'il y a de plus convenable, de simple, afin que nous soyons exactement comme les pauvres. La pauvreté ainsi entendue est comme l'écorce de l'arbre. L'arbre vit par la sève. Décortiquez l'arbre, la sève ne peut plus descendre, et l'arbre finit par mourir. La pauvreté, c'est l'écorce qui maintient la piété, la foi, l'union à Dieu, la nécessité d'être soumis. Demandons bien à notre saint Fondateur d'être pauvres comme il l'a été. Qoique évêque, il pratiquait la pauvreté dans ses vêtements, dans son logement. Allez à Thorens, vous verrez des appartements bien pauvres. Il est vrai qu'autrefois on déployait moins de luxe que maintenant; les meubles sont d'une grande simplicité. Soyons pauvres, et Notre-Seigneur, que nous cherchons à imiter, sera avec nous, il ne nous quittera pas, il marche­ra avec nous, il nous soutiendra, il nous conduira là où il n’y a plus de pauvres, mais où sont ceux qu’il enrichit de son amour et de sa fidélité pour toute l'éternité.