Retraites 1884

      


QUATRIÈME INSTRUCTION
L'obéissance

Continuons bien notre retraite dans le silence; observons bien ponctuellement le règlement. Les exercices de la retraite eux-mêmes sanctifient; l’exacte ponctualité donne la grâce. Les exercices de la retraite ont été comparés par les Docteurs de l'Eglise aux sacramen­taux qui produisent un effet comparable à celui des Sacrements. Ils remettent les péchés, ils augmentent la grâce en nous. La retraite bien comprise comme cela est bien faite, soit qu'elle se passe dans la douceur, la lumière, la satisfaction intérieure de la conscience, soit encore qu’elle se fasse au milieu de l’amertume, de l'angoisse, du malaise. J'ai toujours vu les âmes très gratifiées de Dieu faire ainsi leur retraite; je ne veux pas dire que les âmes de mauvaise volonté ne soient pas ainsi pendant la retraite. Mais il n'y a pas d'âmes de mauvaise volonté ici. Nous n'avons en nous ici que la louange, le désir d'aimer Dieu, comme dit saint Paul. Quelles que soient donc vos dispositions intérieures, réjouissez-vous et par le moyen des exercices de la retraite, vous recevrez une grâce radicale, excessivement active.

Ce matin j'aurais voulu vous dire mieux que je ne l’ai dit ce que doit être notre mortifica­tion. J'ai demandé au bon Dieu de mettre bien avant dans vos cœurs le désir d'une vie mortifiée, d'une vie religieuse exemplaire. J'ai demandé que les Oblats soient de vrais religieux: il y a dans l'air, dans la manière d'être du religieux, une grâce immense sur les âmes. Le religieux exerce pour ainsi dire une sorte de fascination religieuse sur les personnes chrétien­nes, sur ceux qui ont la foi. S'il y a encore quelque peu de personnes chrétiennes et ayant la foi, accordons-leur la jouissance du spectacle d’un vrai religieux, en grande simplicité, humi­lité, en grand bon sens et jugement. Remarquez quelquefois des hommes qui font peu de bruit, qui sont simples, comme chez eux tout est profond, sensé, agréable; on sent qu'il y a là “ce qui convient” - [“quod decet”]. Le religieux de saint François de Sales doit être quelque chose comme cela. Exercez-vous au Directoire, à la fidèle observance, “en devenant les modèles du troupeau” (1 P 5:3). Tout doit venir de nous. Notre âme, notre manière d'être doit donner la forme, le modèle, l'exemple à ceux qui nous voient. Je reviens là-dessus ce soir, parce que c'est le fruit le plus important de la retraite. Cette retraite, comme je le disais au commencement, est comme notre premier chapitre général. Il faut partir de là avec une voie bien tracée, bien indiquée. Soyons attentifs à la suivre. C'est à nous de donner le mouvement; ce que nous faisons maintenant, on le fera plus tard. Nous portons avec nous l'énergie originelle qui continuera plus tard; nous sommes la graine qui porte en elle tout le fruit, et le fruit sera ce que sera la graine. Si la graine est malade, le fruit sera délicat, chétif. Passez cette retraite avec le bon Dieu, dans le silence de votre âme; adorez Dieu à chaque instant; donnez-vous tout entier à sa volonté sur vous. Si vous êtes dans la lumière, c'est très bien; si vous êtes dans les ténèbres, c'est très bien, c'est parfait. Soyez fidèles aux exercices sans goût, sans sentiment. Je répète souvent les mêmes choses: je voudrais y revenir continuellement pendant la retraite.

Indépendamment des vertus religieuses que j'appelle les vertus extérieures, le parfait religieux doit avoir des vertus foncières, d'une obligation absolue, ce sont ses vœux. L'obéis­sance est le premier vœu. La Règle explique parfaitement comme ce vœu doit être accompli. La doctrine de notre saint Fondateur et de la Bonne Mère, leurs exemples et les grâces qu’ils nous obtiendront ne nous manqueront pas pour accomplir ce vœu. Une chose bien facile à comprendre, c'est que tout vœu exige l'accomplissement d'un acte qu'on ne ferait pas, si l'on n’avait pas de vœu. On fait le vœu d'accomplir une chose qu'on ne ferait pas sans le vœu: je n'obéirais pas dans telle circonstance sans le vœu d'obéissance. Les vrais obéissants sont rares. Il y a bien des raisons à cela. Il y en a une majeure que m'a donnée souvent la bonne Mère: “Pour obéir, disait-elle, il faut être capable, il faut avoir une intelligence peu ordinaire”. Sans doute la grâce de Dieu surnaturellement peut amener à l'obéissance, mais obéir vraiment, pratiquer l'obéissance suppose une dose d'intelligence suffisante. Remarquez cela dans les classes, dans les collèges: ceux qui obéissent le mieux sont les plus intelligents. La bonne Mère disait que le péché avait bien plus blessé l'intelligence que la volonté, et une grande cause de l’imperfection religieuse est le défaut d'intelligence. Pour se rendre à quelque chose, pour adhérer à une vérité qu'on vous explique, il faut comprendre cette vérité; on ne peut pas accepter quelque chose qu'on ne saisit pas. Demandez à Dieu l'intelligence nécessaire pour bien obéir. Pour être bon religieux, il faut avoir une grande étendue d'intelligence, d'esprit. Invoquez donc le Verbe de Dieu, qu'il vous apprenne à être de vrais obéissants.

Faisons encore cette remarque: toute obéissance coûte. Il y a toujours dans l'obéissance un renoncement, un sacrifice à faire. C'est une parole de saint Paul bien forte. Il dit que le Sauveur lui-même n'aurait pas bien compris l'obéissance, n'en aurait pas eu bien l'intelligence, s’il n'avait pas souffert: “Tout Fils qu’il était, il apprit, de ce qu’il souffrit, l’obéissance” (He 5:8) Il faut donc que nous trouvions dans toute obéissance une gêne, dans toute obéissance une souffrance. Si cette souffrance est petite, le mérite est léger; si cette souffrance est grande, le mérite sera plus grand. Donc il faut deux choses pour obéir: comprendre et souffrir. En dehors de cela, il n'y a pas de vraie obéissance. L'obéissance doit toujours être rendue “comme un culte spirituel”- ­[“rationabile obsequium”] (Rm12:1). Comprenez donc bien que toute obéissance demande premièrement la lumière d'en-haut: prions. Toute obéissance demande ensuite un sacrifice: soyons généreux, disons oui, un gros oui, avec notre volonté, parce que l'acquiesce­ment dernier doit venir de nous. Vous savez tout ce que les auteurs disent de l'obéissance. Saül offre un sacrifice; il pense avoir apaisé Dieu. Samuel survient: “Vous êtes rejeté de Dieu”.—“Mais j'ai immolé bien des victimes; jamais depuis la sortie d'Egypte il n'y a eu de sacrifice si solennel.” — “Vous avez désobéi. Dieu vous a rejeté de devant sa face; vous serez sup­plan­té par un enfant. Votre couronne tombera de votre tête et de celle de votre race” (Cf. 1 S 15:23). Voyez encore Abraham: son grand mérite, c'est son obéissance. Parce qu’il avait compris la volonté de Dieu et qu’il avait consenti à sacrifier ce qu'il avait de plus cher, Dieu le fait le père des croyants, et il multiplie sa race comme les étoiles du ciel (Gn 22:1-18). Saint Paul nous indique ce que cela signifie. L’Ancien Testament, dit-il, est le type du Nouveau. Tout homme qui obéit à Dieu, reçoit une race, une postérité comme les étoiles du ciel; ses œuvres produisent des fruits à l'infini. Quand notre saint Père le Pape Léon XIII m'encourageait, il me disait: “Soyez des religieux, de vrais religieux, «jusqu’à l’effusion du sang»” - [“usque ad effusionem sanguinis”]. Ce sont de vrais religieux qu'il nous faut”. Sans doute Abraham avait dû faire plusieurs actes d'obéissance, il avait quitté son pays. Peut-être aussi que ses actes d'obéissance n'avaient pas été plus nombreux que cela, et que c'est par ce seul acte d'obéis­sance qu'il a tout mérité. Nous aussi peut-être, par un seul acte d'obéissance, nous gagnerons une infinité d'âmes. Que cela nous encourage à bien obéir.

Il y a des considérations sans nombre à faire sur l'obéissance. Qu'est-ce qui sauve le monde? Le Sauveur, à qui a-t-il obéi? A son Père, toute sa vie. A qui obéit-il encore maintenant? Au prêtre: “Dieu obéissant à la voix d’un homme” (Jos 10:14). A qui obéir? A Dieu, en recevant ses épreuves, la volonté générale de sa providence, de sa justice, dans le repos de notre âme. La bonne Mère Marie de Sales, dans les calamités publi­ques, dans les épreuves, ne savait que répéter: “Seigneur, vous l'avez voulu”. Elle obéissait à Dieu dans la douceur de son âme, dans le calme de ses pensées; elle se soumettait à la volonté de Dieu dans la maladie, dans l'épreuve, par l'obéissance, par l’acquiescement. Faisons comme elle, et plus tard, quand nous en serons capables comme elle aussi, nous nous soumettrons par complaisance à la volonté divine. Obéissons à Dieu dans toutes les circonstances par lesquelles il détermine ce que nous avons à faire. Obéissons à l'observance avec une grande ponctualité, une grande simplicité. Cela donne de l'aisance, du contentement. Allons au premier son de la cloche à ce qui est marqué. C'est une source perpétuelle de mérites; cela forme en nous des trésors, et les plus abondants trésors. Sainte Thérèse, pendant un grand jubilé, vit les grâces qui tombaient du ciel sur quelques âmes obéissantes seulement, et vivant dans la dépendance de Dieu.

Obéissons à la Règle, au supérieur quel qu'il soit. Notre obéissance doit avoir un caractère particulier, comme dit l'Ecriture: Le caractère de cette nation, de ceux qui sont les enfants de Dieu, c’est l'obéissance avec le cœur, l'obéissance qui aime, qui se donne (Cf. Si 3:1). L'obéis­sance est la vertu la plus coûteuse, parce que l'homme n'aime pas se soumettre à l'homme. Nous sommes tous égaux, on n'aime pas se soumettre à un autre. Ce n’est pas à un autre que nous nous soumettons, mais à Dieu. Si cela nous coûte ce sera méritoire, digne de notre intelligence et de notre cœur. La bonne Mère était tellement obéissante qu’il semblait qu'à la fin de sa vie l'obéissance ne lui coûtait plus rien. Elle la rendait à tous ses supérieures avec tant de simplicité, de naïveté, qu'on aurait cru qu'elle obéissait à Dieu sans penser aux personnes. Il faut que l'obéissance ait chez nous ce caractère. Il n'y a que deux choses: obéir et aimer. Comprenez bien votre obéissance comme cela, en voilà vraiment le sens.

L'obéissance passive, comme celle du cadavre, dont on parle quelquefois, c'est beau, c'est une belle phrase. Ce que je trouve de plus beau, c'est l'obéissance de l'âme bien bonne, bien simple: l'âme obéissante qui fait un acte d'amour, qui n'a rien de forcé. Qu'on lui commande de ramasser une paille, elle la ramasse; qu'on lui dise d'aller dans les déserts de l’Afrique, cela ne lui fait rien. Ce qui fait l'obéissance grande, n'est pas une chose grande, mais c'est l’adhé­sion à Dieu, le reste n’est rien. Comprenez bien cela, c'est le sens de l'obéissance, de notre obéissance à nous: l'obéissance dans l'amour. Pour la pratique, que faire? Mes amis, faites un grand acte de foi à l'obéissance.

Faut-il admettre qu'un supérieur puisse se tromper? Jamais. Sont-ils donc, les supérieurs, infaillibles comme le bon Dieu? Dans quel sens faut-il entendre cela? Quand on vous com­mande de faire quelque chose, la chose que vous allez faire a des mérites infinis devant Dieu. L'obéissance n'est pas tant “relative à la chose dont il s’agit” - [“in ordine ad rem”] que quelque chose résidant dans un ordre supérieur, dans la volonté de Dieu; et elle a toujours de là, indépen­dam­ment de la valeur de la chose commandée, un mérite infini. Comprenez bien cela. Lorsque j’allais faire ma retraite à la Chartreuse de Bosserville, le maître des novices me racontait que ses novices étaient tellement obéissants, qu'on était obligé en leur commandant quelque chose d'observer ses paroles afin qu'ils n'allassent pas trop loin. Un jour, racontait-il, je passais dans un bois, dans un fourré d'épines noires très longues, et je dis à l'un d'eux: “Vous mériteriez bien qu’on vous jetât aux épines”. Je passe et continue la route. J'entends qu'on me dit: “Le frère un tel se trouve mal.” Je me retourne: le novice s'était jeté dans les épines, et il était labouré de piqûres de la tête aux pieds. Et il ajoutait: “Nous n'avons pas remarqué de témoignages plus sûrs de vocation religieuse que la pratique de l'obéissance”. Prenez un homme très simple: s'il est obéissant, il est saint.

Nous devons rendre l'obéissance d’où qu'elle vienne, soit du supérieur de la maison, soit du supérieur dans l’emploi, soit d'un supérieur étranger, mais plus haut placé. Elle doit être rendue entière, absolue. Celui qui commande ne se trompe jamais. S'il fait faire une sottise, Dieu transformera cette sottise en quelque chose qui aboutira parfaitement. Ce qui a sanctifié la bonne Mère Marie de Sales, c'est l'obéissance; ce qui a sanctifié les maisons dans lesquelles elle a été et où elle a laissé de si bonnes religieuses, c'est l'obéissance. Pendant plus de trente ans, (je dis cela non d'après ce que j'ai pu entendre en confession, mais d'après ce que je savais de la direction de la maison), je n'ai pas vu la moindre petite faute contre l'obéissance. C'est bien beau, c'est bien bon. Cette maison était vraiment la porte du Paradis; on aurait pu enten­dre chanter les anges et voir le bon Dieu entouré de toute sa cour.

On dit que les Oblats sont pieux: c’est possible. Je le crois et je désire qu’ils le deviennent davantage. Si on remarquait d'ici à quelque temps que les Oblats sont aussi obéissants que pieux, on pourrait affirmer qu'ils sont dans le lieu et la place où ils doivent être, que leur vocation est remplie. Faites bien attention à l'obéissance. Que les novices la rendent bien à leur maître: que ses moindres paroles soient sacrées. Que l'obéissance soit quelque chose d’immuable, d'énorme qu'on ne peut pas bouger de place, d'immobile, comme  “un disque de plomb” (Za 5:7). Exercez-vous bien pour que vous vous prépariez pour l'avenir les victoires promises à l'obéissant. Prions bien Dieu, car nous ne l'obtiendrons pas autrement, qu'il nous fasse ce don. Je lui demande de toute mon âme qu'il répande sur vous les vertus de la vie religieuse, qu'il vous les donne si abondantes, si profitables, que rien ne puisse vous détacher de cette voie.

Et en vous affirmant ces choses, j'obéis à Dieu, à ce que la bonne Mère m’a dit, à ce que m'a dit Notre-Seigneur lui-même, non pas pour moi, mais pour vous. Obéissez, c'est sa volon­té expresse, qu’il m'a exprimée personnellement, que je vous transmets de sa part. Quand il m'apparut, son visage était plutôt sévère, ce qui me donne une confirmation de la vérité de cette apparition, en dehors de celle que m'en a donnée notre Saint-Père le Pape. Les recherches faites pour retrouver la ressemblance physique de Notre-Seigneur ont toutes la même conclusion. On a trouvé à Rome une tête du Christ datant des premiers temps. Elle est brisée malheureusement; mais le profil est très bien conservé, et montre quelque chose d'un peu sévère. On voit à Rome, dans l'Eglise des Quatre-Nations, une tête en marbre du Christ, chef-d’œuvre de la sculpture des premiers siècles. La tradition affirme qu'elle reproduit d'une façon ressemblante le type de Notre-Seigneur. Cette figure aussi a un accent sévère. C’est beau, mais sévère. Jésus est bien le juge des vivants et des morts, “le juge établi par Dieu pour les vivants et les morts” (Ac 10:42). Sainte Maure entend la voix de Notre-Seigneur, pendant qu'elle est en prière à l'autel de saint Pierre: c'est la voix sévère du juge des vivants et des morts. N'oubliez pas cette figure de Notre-Seigneur bonne sans doute, mais qui tient forte­ment, fermement à ce qu’il veut: “Principe du savoir: la crainte de Yahvé” (Ps111 [110]:10);  “Crains Dieu et observe tous ses commandements car c’est le devoir de tout homme” (Qo 12:13). Pensez-y. Faites-vous des idées justes, exactes de Notre-Seigneur. On peut dire beaucoup de belles choses, environner Notre-Seigneur de roses, mais la vérité est ce que je vous dis: Notre-Seigneur est sévère. Rangeons donc nos cœurs, comme dit la sainte Ecritu­re, comme les soldats se rangent dans la bataille, avec crainte, respect, exactitude. Que tout en nous soit correct, parce que le visage de Notre-Seigneur est correct, sa volonté correcte et positive. Qu'en vous bénissant tout à l'heure, il vous fasse comprendre l’obéissance comme il la veut et vous décide pendant la retraite à faire entièrement, absolument ce que l'obéis­sance demande de vous.