Retraites 1886

      


TROISIÈME INSTRUCTION
La mortification

J'ai remarqué un geste chez quelques-uns qui témoignait d'un petit sentiment de surprise. La parole que j'ai dite mérite une explication. J'ai dit que ce qui suffisait aux autres religieux ne suffisait pas aux Oblats, et que le bon Dieu demandait des Oblats quelque chose de beau­coup plus parfait. Assurément cette parole demande une explication. Je n'ai pas du tout pré­­tendu dire que les Oblats sont et seront meilleurs que les autres religieux. Leur place à l'heure qu'il est, comme ancienneté, est la dernière. Et il faut garder toujours cette place, elle est bonne, et vraiment c'est celle qui attire le plus les regards du Sauveur. Ce que j'ai dit signifie qu’un Oblat, n'ayant pas de grands jeûnes, pas une pauvreté rigoureuse, qu'un Oblat, ayant une règle douce, simple, qu'un Oblat ayant une manière de s'habiller, de se coucher, de manger comme tout le monde, ne peut être un vrai religieux s’il n'a pas quelque chose de particulier à faire. Or ce particulier à faire, c'est la conscience qu'il doit avoir plus étendue et plus délicate que les autres. Il doit éviter les moindres fautes, les plus petits manques de correspondance à la grâce de Dieu. Vous n'avez que cela à faire, si vous ne le faites pas vous n'êtes rien. Nous sommes donc, je le répète, obligés à une plus grande fidélité que les autres.  “Mais, mon Père, nous allons être missionnaires au Cap, nous allons aller mourir de faim sur les côtes d'Afrique”. — “Oui, là encore ce sera pour vous une grande consolation et un grand soutien que cette fidélité de tous les instants, afin d'être de vrais Oblats de saint François de Sales”. Vous devez donc vous garder une conscience délicate, généreuse. Au milieu des fatigues de l'apostolat cela vous délassera, sur les côtes d'Afrique; et partout ailleurs cela vous entoure­ra de plus de respect et de confiance.

Je commence. Saint Paul dit qu'en toutes choses, en nos paroles, en nos œuvres, il faut nous entourer de la mortification de Jésus-Christ: “Nous portons partout et toujours en notre corps les souffrances de mort de Jésus” (2 Co 4:10). Si cela est vrai pour tout chrétien, à plus forte raison sera-ce vrai pour l'Oblat de saint François de Sales. C'est, nous l'avons vu, pour lui, une obligation plus absolue. Il faut que notre extérieur soit entièrement religieux, que nous portions partout le cachet, le caractère d'un vrai religieux. Il faut qu'en nous voyant, on nous distingue des autres prêtres, des autres religieux. Car enfin un Chartreux se relève la nuit, un Trappiste jeûne tous les jours: nous ne faisons pas cela. Cette mortification extérieure, cette retenue des sens, cette surveillance sur nous peut être pour nous le vrai cachet, l'expression de la vie religieuse. Attachons-y une importance énorme. Cette mortification, le bon Dieu la veut, puisque dans la direction d'intention du Directoire, il est dit que nous devons accepter les peines, souffran­ces, humiliations qui se rencontrent dans nos actions, avec paix et douceur d'esprit, comme un moyen de mériter abondamment. Saint François de Sales ne semble pas admettre que les Oblats, que ses enfants puissent faire quelque chose sans mortification.

Voyez-le lui-même. Mgr Camus, l’évêque de Belley, qui voulait se former sur les exemples de saint François de Sales, eut l'indiscrétion de percer un trou dans la muraille, dans la cloison qui séparait sa chambre de celle de notre saint Fondateur. Il le vit qui se tenait seul avec le même respect qu'en public, avec quelque chose d'aussi correct, d'aussi complet que quand il était devant tout le monde. Cette mortification, saint François de Sales l'a pratiquée jusqu'à son dernier jour. J'ai vu faire la même chose à la bonne Mère Marie de Sales, qui était une fille désireuse d'imiter son bien-aimé Père. J'appelle votre attention là-dessus. Rien n'est édifiant comme cette fidélité à la mortification extérieure, cette retenue dans la manière d'être et le maintien: cela touche le monde, les jeunes filles des Œuvres. Je désire que les novices prennent exemple sur le père Rollin, qu'ils regardent bien comment il ne croise pas les jambes, comment il se tient droit sur sa chaise, avec une attitude correcte, régulière. Faites de même. Prenez bien cela à cœur. Vous n'avez pas l'idée des fruits que procure cette gêne, cette mortification, cette attitude pénible et fatigante. Saint François de Sales, après sa mort, donna un témoigna­ge bien frappant de la contrainte qu'il s’était imposée, et de la violence qu'il s'était faite. Une partie de son foie s'était durcie, et c'était, dirent les médecins, par suite des efforts qu'il avait faits, par suite de sa mortification continuelle. Aussi est-il devenu le père d'une famille qui couvre la terre en Italie, et cela se continuera dans les autres pays, et par les Oblats aussi ses enseignements se répandront au loin.

Quand vous êtes à genoux donc, ne croisez pas vos pieds l'un sur l'autre. Quand vous êtes assis, tenez-vous droit. Quand vous êtes au repos ne croisez pas les jambes l’une sur l'autre, ne vous laissez pas aller tout courbé, en tout sens, mais tenez-vous droit. Cela se remarque si bien, et cela donne tant de dignité à l'homme. Les fidèles ne voient pas le cœur, ils ne voient que l'attitude, et c'est une prédication éloquente pour eux. C'est l'histoire de saint François d'Assise allant prêcher avec le frère Léon. Il l'emmène par les rues d'Assise qu'ils parcourent sans dire mot. Au retour: “Mais, mon Père, n'allions-nous pas prêcher?”— “Nous avons prêché, frère Léon. Notre attitude, notre air pauvre et modeste a été la meilleure des prédications”.

Que notre attitude extérieure soit donc simple comme l'était celle de notre saint Fondateur. Que rien dans nos paroles, dans notre langage, dans toutes nos manières ne se fasse remar­quer. Il faut, disait notre saint Fondateur, que tout cela soit comme l'eau, qui n’est bonne qu'à condition de ne rien sentir. Allons très simplement, rondement, facilement, sans être guindés ni recherchés. Cette mortification dans toute notre attitude, notre manière d’être, portons-la tout particulièrement dans nos paroles: je vous le recommande d’une manière expresse. Que notre langage soit simple, digne, correct. Qu'il ne sente ni l’emphase, ni la recherche de soi-même, qu'il n'ait pas l'air de viser à quelque chose d'affecté. Parlons simple­ment, naturellement, exactement comme cela doit se faire entre personnes sincères, comme il faut, et qui savent se respecter. C’est avec cette petite monnaie que nous formerons notre trésor, notre talent, et que nous acquerrons la sainteté nécessaire pour convertir les autres. Montrez dans votre attitude, dans votre manière d'être, dans votre langage, partout et toujours, quelque chose qui ne soit pas guindé, étrange, drôle, mais simple, “convenable” -  [“quod decet”], comme dit l’apôtre Saint Paul. Les anciens auteurs qui ont parlé de NotreSeigneur, l'ont ainsi dépeint. Saint Paul trouve l'attitude du Sauveur tellement belle qu'il ne donne pas d'autres motifs aux Corinthiens quand il les conjure avec toute l'instance dont il est capable, “par la douceur et l’indulgence du Christ” - [”per modestiam Christi”] (2 Co 10:1). Je vous en conjure, leur dit-il, par la manière d’être, car c'est cela ce que veut dire “per  modestiam”, par la manière de se vêtir, de parler, de se tenir de Jésus-Christ. Allez vous inspirer à Nazareth: vous y verrez une petite maison toute simple, pauvre, mais divine. C'est le commencement du ciel, c’est ce qui ressemble le plus à Dieu, puisque c'est ce que Dieu a voulu être sur la terre.

Notre grande dévotion doit être d'imiter complètement, entièrement, Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est là notre but. La bonne Mère Marie de Sales disait que c'était là “sa Voie”: ramener le Sauveur sur la terre. Il est venu non seulement sauver, mais donner le type. Voyez comme il est modeste, comme tout est bien ordonné dans sa modestie: c'est cela qui lui plaît, c'est ce qu’il veut de nous. Voilà notre grande dévotion. C'est bien de s’attacher au cœur sacré de Notre-Seigneur, à son saint amour, sans doute, et il le faut faire. Mais nous, nous sommes et nous serons longtemps de tout petits enfants. Nous regardons Notre-Seigneur, nous ne pouvons pas encore pénétrer dans les secrets de son cœur et de son amour, nous admirons tous ces mystères  et nous nous efforçons surtout de faire comme le Sauveur, de nous tenir comme lui, de parler comme lui, de marcher comme lui, puisque la bonne Mère a dit que l’on verrait encore le Sauveur marcher sur la terre. Marcher, comment? Qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que nous ferons en sorte d'exprimer si parfaitement l'attitude et la manière d'être du Sauveur, sa manière d'agir, que ce sera comme s’il revenait encore sur la terre. Voilà le moule, mes amis voilà le vrai moule des Oblats, voilà ce qui nous façonnera tout à fait, le type premier, en dehors de là ce ne serait plus cela.

J'insiste, parce que ce n'est pas une mince mortification que celle que demande saint Paul: “Nous portons toujours et partout en notre corps les souffrances de mort du Christ” (Co 4:10). Quand nous portons un fardeau, nous ne le gardons pas toujours; quand nous avons un vêtement nous le changeons. Nous ne devons jamais changer, ni déposer la mortification. Portons-la partout: à nos pieds, quand nos chaus­sures vont mal; dans nos vêtements, quand ils ne sont pas tout à fait conformes ce que nous voudrions; dans nos regards, par la modestie; dans nos oreilles, en les gardant bien chastes, bien éloignées des choses vilaines, grossières, en ne prê­tant l'oreille à rien de ce qui est mauvais; dans les conversations, en n’acceptant que ce qui est simple et bon; dans la nourriture, en faisant courageuse­ment les mortifications qui s’y pré­sentent. Le bon Dieu a sa part là, et surtout là. Je parle à bâtons rompus ce matin. Je regarde ces choses comme tellement essentielles et capitales pour nous et pour les autres, qu'il faut les méditer pendant la retraite, les pénétrer et prendre à leur sujet d'énergiques résolu­tions.

Je dirai seulement encore un mot. Cette manière de faire a un immense avantage: elle forme le jugement, le sens. Il semble que le religieux qui marche dans cette voie soit un être complet, qui n'a rien d'exagéré, rien de difforme; chez lui, tout est selon la règle, selon le type du bien, du beau, du bon. On passe aux Trappistes beaucoup de choses, des excentricités, des drôleries, un caractère bizarre. Le maître des novices ne fera point de reproches pour cela. En récréation, s'il y en a un qui a plus d'esprit que les autres il les assaillira de pointes. Ils ne pour­raient pas vivre sans cela dans la mortification des sens, dans le jeûne, dans l'assujettissement si grand qu'ils pratiquent. D’autres ordres prédicateurs ont des licences que nous ne nous donnons pas. Qu'arrive-t-il de là? Tous les Trappistes ne seraient pas bons à voir au milieu du monde. Quelques-uns feraient des originaux, des gens bien singuliers dont on s'édifierait sans doute, mais par un raisonnement plus ou moins tiré de loin. D'autres religieux, adonnés à des œuvres de zèle, font de grandes entreprises; mais dans leurs rapports avec les âmes, avec le prochain, on sent quelque chose qui rappelle trop l'homme, une manière de voir et d'agir trop personnelle. Avec la mortification telle que nous la devons pratiquer, l’homme tout entier est remis dans le moule, il est reformé dans ce moule à l'exemplaire divin. Il n'a plus rien d'exagé­ré, de drôle, de bizarre. Tout va à Dieu.

Attachons-nous, mes chers amis, à cette mortification; elle est d'une grande importance. Ceux qui en ont la force et le courage peuvent imiter tout ce que faisait notre saint Fondateur. C'est très bien; mais il faut une force physique énorme pour cela, pour porter ce fardeau de tous les instants, cette presse qui étreint tout entier d'un bout à l'autre de toute notre vie. Entrons dans cette voie, c'est la meilleure, entrons-y sans embarras, sans effort, sans gêne, simplement, bonnement. La grâce de Dieu sera avec nous. Evitons bien la familiarité, la liberté dans les mouvements, dans les gestes, dans les manières, les paroles, disant trop librement ce que nous pensons quand ce n'est pas à propos. Portons avec respect notre saint habit. Nous sommes de petites gens, nous ferons de petites choses; nous ne savons rien faire, que de petits riens; avec ces petits riens nous pouvons arriver tout près de Notre-Seigneur, tout près de son cœur, tout près de sa volonté, comme dit l'Apocalypse, puisque sa volonté et la nôtre ne feront qu'un.

J'allais à Reims avec la bonne Mère; nous voyagions avec une famille d’Anglais composée de quatre personnes: une jeune fille, le mari, la femme et la grand-mère. Ils étaient protes­tants. L'Anglais était un homme très comme il faut. Il offrit quelque chose à la bonne Mère, un fruit. La bonne Mère refusa si gracieusement, il y avait dans tout son maintien quelque chose de si digne, de si respectable, que l'Anglais, se penchant vers moi, me dit: “Mais c'est un personnage, n’est-ce pas, cette dame? C’est un grand personnage?” — “Oui, lui répondis-je, c'est la Supérieure d'une communauté religieuse”. —  “Oh! ajouta-t-il, très vénérable, très vénérable!” Voilà l'impression que produisait la grande habitude qu'elle avait de prendre sur elle en toutes choses et en toute circonstance. Elle avait quatre-vingts ans. J'entrai un jour dans le monastère, et montant l'escalier avec elle, je lui dis: “Ma bonne Mère, vous ne prenez pas la rampe?”—“Je puis m'en passer, répondit-elle ”.

Elle avait un secret, un grand secret, celui de s'unir au bon Dieu en tout temps. Que ce soit aussi notre secret. Mortifions-nous. Quand on souffre quelque chose, que quelque chose manque, on ne se sent pas seul, on s’appuie sur Notre-Seigneur, on se fait une douce habitude de l'oraison, de la contemplation. Entrez dans cette voie, elle sera pour vous la voie de la sainteté; elle le sera pour tous les fidèles, ce sera leur grand moyen de sanctification à eux et à nous.

Un jour, sainte de Chantal demandait à saint François de Sales: “Qu'est-ce que le bon Dieu aime le mieux de tout ce que vous faites?”—“Ce que le bon Dieu aime le mieux, répondit saint François de Sales, c'est ce que je ne me donne pas”. Recueillons cette parole de notre saint Fondateur, c’est le secret des secrets. Le bon Dieu vous fera la grâce de comprendre ce secret, car il est nécessaire pour l’œuvre à laquelle vous êtes appelés.