Retraites 1886

      


SIXIÈME INSTRUCTION
La chasteté

Utilisons bien tous les moments de notre retraite. Encore une fois la retraite produit des effets par elle-même. C’est une suite d'exercices qui, je vous l'ai dit, est comptée par les théologiens au nombre des sacramentaux qui opèrent par eux-mêmes, en vertu des bonnes dispositions, la grâce. Sans doute, il faut des dispositions personnelles; mais ils opèrent par eux-mêmes, et communiquent à l'âme la grâce, et la force, sans même qu'elle le sente. Un grand nombre d'âmes ne ressentent rien pendant la retraite, et n'y ont jamais éprouvé qu’épreuves amères. Encourageons-nous donc, utilisons tous les moments, recevons du bon Dieu en toute assurance ce qu'il prépare pour nous en cette retraite qui a, je le répète, une importance majeure pour la Congrégation.

Un troisième vœu nous reste à observer: le vœu de chasteté. Ce matin, je ne vous ai pas dit beaucoup de choses sur la pauvreté. Notre pauvreté n'est pas rigoureuse en effet: prati­quons-la exactement comme l'a pratiquée le Sauveur Jésus, dans sa naissance, dans sa vie, dans sa mort. Si par amour pour lui nous savons la pratiquer ainsi, il saura nous récompenser en rendant efficaces nos œuvres au milieu du monde. La chasteté, qui est un des vœux de religion, est inhérente à la vie du religieux. Le religieux est l'homme des âmes, la vie religieuse n'est que pour les âmes. Or l'âme, dans l'ordre de la grâce, ne vit que pour le ciel; elle ne tient à son corps que comme le voyageur tient à l’hôtel où il est descendu, pour passer quelques jours. L'âme a la domination intérieure sur les inclinations, sur les sensations de son corps. Elle s'élève au-dessus des misères de son corps. Le religieux, homme des âmes, ne doit être pour ainsi dire qu'une âme. Sans doute, comme les autres hommes il n'est qu'un enfant d'Adam, il a le même assujettissement qu'ils ont tous; il doit, malgré cela, s'élever constamment au-dessus des misères du corps, les laisser là et s'en aller en son pays, dit saint Bernard, dans le pays des âmes. S'il est âme, s'il est pur esprit, il aura action sur les âmes et les esprits. S'il est matière, son action sera limitée; elle sera quelquefois nulle, quelquefois dangereuse pour les âmes. Il faut que le religieux vive dans l'air, dans l’atmosphère des âmes, dans l'atmosphère où il rencontrera les âmes seules, pures et dégagées des sens, de la matière, de toute inclination vers la terre. C’est une vérité très simple, mathématique. Aussi le religieux qui, par une inclination mauvaise, ou de sensualité, ou d'intempérance, quitte cette région, que fait-il près des âmes? Rien. De plus il est dangereux. Saint Bernard assure que les actions mauvaises des religieux sont beaucoup plus influentes pour perdre les âmes que les vices des séculiers. De même que le démon prit l’apparence du serpent au premier jour voulant imiter l’ange, et voulant imiter Dieu, (parce que Dieu comme l'ange prenaient une apparence pour parler à nos premiers parents), et que sous cette forme du serpent il trompa la femme qui croyait parler à un ange, de même aussi les âmes qui attendent une âme, et rencontrent un serpent, ne se défient pas, et se laissent enfin entourer, enlacer, broyer par le monstre.

C'est donc une grande nécessité pour les religieux de n'être qu'une âme. Et je dis cela, non seulement pour les prêtres, mais aussi pour les frères qui sont chargés des travaux manuels, et qui, eux aussi, doivent travailler de leur façon au salut des âmes. Les religieuses sont nombreuses, et elles n'ont pas d'action directe sur les âmes; elles agissent sur elles, cependant. Les Chartreux, les Trappistes, n'ont pas une action directe sur les âmes; leur action n'en est pas moins véritable et certaine. Que fera le religieux s'il n'est pas pur, s'il n'est pas une âme? C'est l'homme des âmes, le religieux.

Saint Augustin dit, dans la Cité de Dieu, que Dieu a un service organisé, service de louange; qu'un hymne continuel se chante dans la création d'après une note, un mode que Dieu donne à chaque créature. Les êtres intelligents, l'ange et l'homme doivent la louange, l'adoration intelligente. Saint Augustin affirme que l'homme fait autant sur la terre pour adorer Dieu que l'ange dans le ciel, et il le prouve en affirmant que la dernière heure sonnera quand le dernier juste aura rempli la dernière place laissée libre au ciel par les anges déchus. C'est la pensée de saint Augustin et de beaucoup de saints docteurs. Qui est-ce qui sera appelé à être le confrère des anges, sinon le religieux qui est tout entier au service de Dieu, qui fait l'office d'un ange sur la terre par la pureté, la sainteté. Oh! la bonne et belle figure, le beau visage d'un saint religieux, c’est ce qui rappelle le plus l'ange. C'est bien plus beau que tout ce qui existe, bien plus beau que l'Apollon du Belvédère, car l'Apollon est une belle statue sans doute, mais sans expression céleste, sans rien qui rappelle une âme.

Je voyais à la Chartreuse de Nancy trois frères à qui on avait fait la grâce d'être reçus au monastère, à condition qu'ils rempliraient les offices les plus bas. Le Père Prieur avait tenu exactement parole. Le premier faisait la lessive, le second faisait les fromages, et le troisième transportait les fumiers, et les fumiers de toute nature. La figure de ces trois hommes, surtout du plus jeune, de celui qui avait la mission la plus pénible, exprimait tant de paix, de sérénité, de sainteté, que je me disais: Si je voulais prendre une figure de saint, d’ange, je prendrais cette figure-là. Cela n'est pas une pensée d’orateur, c'est la pensée de notre saint Fondateur, disant que nous devons nous estimer heureux de faire sur la terre ce que les anges font dans le ciel: c'est une pensée de Saint Docteur, voyez ! Soyons purs et chastes, nous, religieux, afin que le ministère angélique soit rempli sur la terre complètement.

Saint Bernard dit même que notre ministère sur la terre est plus excellent que le ministère des anges dans le ciel, parce qu'il est plus laborieux: nous avons un corps et les anges n'en ont pas. Les saints docteurs nous enseignent qu'un grand nombre de saints sont placés au-dessus des anges. Le religieux doit donc être chaste parce qu'il remplit l'office des anges, et aussi parce qu’il est l'homme de Dieu, l’homme de la sainte Eucharistie. Tous les religieux sans doute ne disent pas la messe, mais tous l'entendent; tous ne consacrent pas l'Eucharistie, mais tous communient. Par devoir, par position, le religieux est donc l’homme de 1'Eucharistie, du Dieu de toute pureté, de toute chasteté; il doit garder une chasteté parfaite, toute divine. Voyez, dit saint Jean Chrysostome dans une des leçons de l'Office du Saint-Sacrement, combien pure doit être la bouche qui consacre I’Eucharistie, combien sainte doit être la langue qui la reçoit, combien immaculées les mains qui la touchent, combien riche doit être le sanctuaire du cœur où elle repose. C'est une doctrine toute simple. Dans le religieux, homme de l'Eucharistie, doit exister la chasteté. Elle est exigée par le Pain divin dont il se nourrit, lui auquel le Verbe Incarné vient s'unir si souvent. Il y a dans la chasteté quelque chose qui va si bien avec l'Eucharistie, que la sainte Église Romaine ne donne le pouvoir de consacrer qu'à ceux qui gardent la chasteté.

La communion s'allie si bien avec la chasteté, qu’aucun des ministres qui touchent le Corps et le Sang du Sauveur ne peut contracter d'alliance sur la terre. Il ne peut avoir qu'une alliance unique, celle avec Dieu par la chasteté. Il est bien remarquable que la sainte Eucharistie ainsi traitée, ainsi administrée par les religieux, est bien plus profitable aux religieux qu'aux autres âmes. Et aussi que la sainte Messe, dite par un religieux, avec égalité de mérite d’ailleurs —  car beaucoup de saints prêtres ont plus de mérites que certains religieux, parce qu'ils ont plus combattu —  donc à mérite égal, il y a plus de grâces attachées à la messe d'un religieux. Je me rappelle qu'étant encore enfant, un religieux, un Rédemptoriste, était venu remplacer le curé de mon village. Ce prêtre donna la communion à beaucoup de monde. “Qu'on est heureux, me dit une enfant, de pouvoir recevoir la communion d’un prêtre comme cela. Ses doigts ont de la foi!” Elle avait compris qu'il y avait dans le religieux quelque chose qui attirait davantage vers Dieu; qu'on sentait en recevant la sainte Communion, que ces doigts, cette main, exprimaient la foi, et que l'âme en recevait bienfait et aide.

Comment pratiquer cette vertu? Pour nous, il doit y avoir dans cette pratique quelque chose de particulier. On comprend que la pratique du vœu de chasteté est importante et nécessite toute notre application. Il faut veiller sur ses pensées, ses regards, ses paroles, ses actions, afin qu'il n'y ait rien d'impur, rien qui sente tant soit peu le mal. C'est là le côté négatif de la pratique de cette vertu. Eloignons absolument tout mal, soyons vigilants sur nos pensées, nos lectures, nos regards, nos impressions. Allons-y simplement, bonnement, sans effort violent, sans fatigue de l'imagination et de la volonté, comme s'il s’agissait d'une lutte désespérée; mais allons en toute fermeté, en toute énergie, en toute confiance en Jésus, Marie et Joseph. Disons alors une courte invocation: “Au secours, Seigneur”, un mot du cœur, celui qui nous va le mieux. Il ne faut pas s'effrayer, il faut couper court comme disait la bonne Mère, àtout ce qui vient du démon.

Montrons un peu de fermeté et de générosité, et ne nous laissons pas décourager par le démon. Ayons une vigilance prudente, raisonnable. Le bon Dieu donne cela; la fidélité habituelle donne cela. La tentation n'ébranle pas l'âme vraiment vertueuse, parce qu'elle est fidèle, parce qu’elle n'est pas comme la femme de Loth qui est curieuse de regarder le feu, de voir comment il brûle, et qui, atteinte elle-même, reste immobilisée sur la place. Au moment de la tentation, prenons ces moyens, tâchons de nous rappeler nos bonnes résolutions, de nous rappeler que le bon Dieu est là. Quand la tentation est passée et que le soleil reparaît, alors revient la paix, alors c'est avec la victoire la sérénité de l'âme, de l'âme qui se félicite d'être restée fidèle. Faites cela, mes amis, en vrais enfants de saint François de Sales.

Gardez vos cœurs chastes; qu'ils s'éloignent de l'apparence même du mal. Nos rapports dans le saint ministère nous exposent, mais ne tombe que qui le veut bien. Dès la première atteinte, il faut nous jeter en Dieu, et ne pas nous arrêter à nous dégager. L'oiseau prudent qui s'éloigne de la glu n'est pas pris. S'il la touche du bout de l'aile, et qu'il cherche à se dégager, il se prend tout entier. Il faut être bien sur ses gardes, mais pourtant ne pas faire de choses extraordinaires avec les personnes d'un autre sexe. Regardons-les simplement; soyons avec elles comme avec tout le monde; évitons la camaraderie, mais évitons aussi ces airs que recommandent certains maîtres de la vie spirituelle. Je regarde cela comme inévitablement très dangereux. Si on excite l'imagination, la crainte, on est bien plus en danger que quand on y va simplement, bonnement. Ne quittons pas la main de notre bon ange. Mais ne tenons pas compte de ces recommandations extravagantes. Ils “extravaguent”  vraiment, et sortent du droit chemin. Comprenez bien la partie négative de notre vœu.    Pour nous, la chasteté négative ne suffit pas pour accomplir notre vœu. Notre saint Fondateur attache au vœu de chasteté une autre pensée qui forme la partie positive du vœu. C'est que nous ne devons aspirer et respirer que pour Dieu. De l'exercice de la chasteté qui pour d'autres n'est qu'une fuite, une défense, il en fait un lien qui nous attache; la pratique de cette vertu donne à l'âme un élan qui la fait avancer vers Dieu. Voilà comment il faut comprendre surtout la chasteté. Ce n'est pas autre chose qu'un amour de notre âme pour Dieu, que le choix qu'elle fait de Dieu. Le corps aime les choses corporelles, s’incline vers les choses corporelles. L'âme a d'autres amours, d’autres affections. La chasteté positive nous porte donc à la charité envers Dieu, à aimer Notre-Seigneur.

Mais on me fera peut-être une objection: L'amour, c'est bon pour les femmes. Je crois à l'amour des hommes, je crois moins à l'amour des femmes. Je ne veux pas dire que les femmes ne puissent pas aimer le bon Dieu, leur devoir. Oui, elles le peuvent, mais je pose en fait que l'homme est bien plus capable d’amour que la femme. L'amour est un acte de générosité, de force, que l’homme surtout peut accomplir. L’homme est donc plus susceptible d'amour; son amour est plus ferme, et, laissez-moi vous le dire, plus tendre. Les saints aimaient plus que les saintes. Je ne veux pas dire de mal des saintes, surtout de la bonne Mère, car je n'ai jamais vu d'âme aimer tant Notre-Seigneur. En général, l'homme aime plus tendrement. Ce n'est pas à Madeleine, mais à saint Pierre que Notre-Seigneur posa cette question: “M'aimez-vous?” Il veut exciter sa susceptibilité. Il l'interroge trois fois, jusqu'à ce que saint Pierre, impatienté, lui dise: “Mais vous savez bien, Seigneur, que je vous aime: qu'est-il besoin de tant me le demander?” (Jn 21:15 ss).

Voilà réellement la partie positive du vœu. Appliquons-nous à mettre en pratique ce caractère du vœu des Oblats. Dans l'amour de Dieu, il n'y a pas de petites niaiseries, tout est grand, divin. C'est l'amour qui agit: “Rien sans amour”, dit saint Augustin. En dehors de l'amour, c'est le néant. C'est l'amour qui produit tout. La récompense du vœu de chasteté est bien belle : “Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu” (Mt 5:8). Ceux qui ont le cœur pur verront Dieu. Dans le ciel? Non, sur la terre. Les béatitudes ont leur sanction sur la terre. Plus l'âme est pure, plus elle voit Dieu, plus elle le comprend. Moins elle est pure, plus elle s'en va loin de lui. L'Ecriture est remplie de témoignages positifs de cette vérité: “Qui montera sur la montagne de Yahvé? Et qui se tiendra dans son lieu saint? L’homme aux mains innocentes, au cœur pur” (Ps 24 [23]:4). Et en une foule d'endroits des saints livres, tous les biens, la paix, le royaume de Dieu sur la terre, sont promis à celui qui est innocent, et qui a les mains pures.

Demandons bien à Notre-Seigneur, à la Sainte Vierge, à saint François de Sales, à la bonne Mère Marie de Sales, qu'ils nous fassent comprendre notre vœu et le pratiquer; qu'ils nous donnent une idée saine de ce qu'il faut que nous fassions pour nous défendre. Profitons des bienfaits que nous apportera l’accomplissement de ce vœu, et gagnons le fruit des promesses magnifiques qui y sont attachées.