Retraites 1897

      


DEUXIÈME INSTRUCTION
La charité envers le prochain

Mes amis, faisons bien notre retraite: “Espère en Yahvé” (Ps 27 [26]:14), soutenez la main du Seigneur sur vous, soutenez sa volonté. La fatigue des exercices de la retraite, le changement de vie, de nourriture, de lit: tout cela fatigue, et parfois fait bien souffrir. Viennent ensuite les sécheresses, les aridités, les dégoûts; ensuite les retours que l'on fait sur sa vie passée, sur les années écoulées; ils n'ont rien de bien consolants, les regards sur notre passé! Le bon Dieu fait toujours un peu la besogne de sa justice, pendant ce temps de retraite et de pénitence. L'atmosphère est plus lourde, plus insupportable, les circonstances sont plus pénibles, plus amères. Sachez bien le comprendre, la retraite a quelque analogie avec les sacramentaux. Chacun a sa peine, ses épreuves, mais son mérite aussi: “Une masse éternelle de gloire” (2 Co 4:17). Tout cela attire la grâce et attirera la gloire.

La bonne Mère Marie de Sales a fait cela parfaitement; chacune de ses journées de retraite était une journée d'acquisition de mérites: mais elles étaient loin d'être agréables à la nature. Voilà la sainteté, mes amis: faisons des saints pendant la retraite. Il faut bien sans doute chercher parfois un allégement au milieu de toutes ces difficultés que je vous dis; nous en trouverons dans la lecture de la sainte Ecriture, de l'Evangile surtout, des Epitres de saint Paul, des Actes des Apôtres. L'Ancien Testament aussi vous aidera. Job, lisez son livre à titre de récréation, quand vous n'en pourrez plus, à titre de récréation spirituelle. Vous savez bien ce que c'est que l'Evangile, ce qu'on y trouve de douces choses, d'onction, de lumière:  Dieu parle à notre âme. C'est comme une apparition du Saint-Esprit, du Sauveur à notre âme:  “Réconfortez-vous donc les uns les autres de ces  pensées” (1 Th 4:18). Parcourons aussi quelques autres livres, notre saint Fondateur. Faisons notre examen de conscience, mettons‑nous en face de nos fautes. Faisons aussi l'examen des grâces du bon Dieu pendant cette année. Voyons ce qu'il nous a donné, les péchés qu'il nous a fait éviter, les maladies dont il nous a guéris. Rappelons‑nous les petits moments, les heures bénies que nous avons pu passer tout auprès de lui, au pied du tabernacle, dans nos actions de grâces ferventes, nos oraisons, nos heures de lumière. Le souvenir des grâces reçues est un moyen excellent d'adoucir les amertumes de la retraite. Soyez délicats avec le bon Dieu, à ce point de vue de la reconnaissance. Rappelez à votre âme les instants où elle a senti la touche divine: “Rentrez en vous-mêmes” (Is 46:8). Faites à tous ces souvenirs une petite place dans votre cœur, une place où vous descendrez souvent pendant la retraite, où vous aimerez à venir habiter. Vous avez donc de quoi vous occuper. La retraite c'est le silence et le repos auprès de Dieu. On ne dira pas le bréviaire en commun; il n'y aura pas surcharge d'exercices fatigants. Apprenez à faire ainsi la retraite aux âmes que vous dirigerez, aux personnes qui vous demandent conseil. Retenez bien cette manière d'agir: la retraite, c'est une affaire entre Dieu et l'âme. Quand on a à sa disposition pendant quelques instants un ami, un conseiller dévoué dont on a grand besoin, on ne prend pas un journal auprès de lui, ou un livre de littérature, pour occuper le temps qu'on a à passer auprès de lui. Nous avons grandement de quoi nous occuper, je le répète, et aussi de mériter, avec ce dont on souffre, avec ce que le bon Dieu nous donne, avec les exercices ordinaires de la retraite. Faites, je vous le disais hier, une bonne et sainte confession. Que le sang du Sauveur coule sur votre âme. Traitez-le avec toute la foi dont vous êtes capables, comme hommes comme chrétiens comme religieux.

Nous, Oblats de saint François de Sales, nous avons quatre grandes obligations: trois vœux, et un quatrième devoir plus impérieux encore, plus qu'aucun vœu, et c'est la charité pour le prochain. Je vous répète souvent les mêmes choses: il le faut bien. J'ai eu toutes les peines du monde avec les Oblates. Ce n'est pas facile des têtes de femmes: l'une veut une chose, l'autre en veut une autre. Un jour, il y a longtemps de cela, l'une pensait qu'elle méritait d'être, sinon à la première place, au moins dans un poste important; une autre jugeait les actions de la supérieure; elle n'était pas intelligente, elle avait le caractère désagréable. Une autre, dix autres, vingt autres, avaient toujours quelque chose à redire, un peu comme cela se fait chez nous aujourd'hui. Cela me revient de tous côtés! C'est une plaie: elle est saignante, cette plaie; vous ne pouvez pas comprendre combien cette plaie est hideuse, mortelle, car elle fait mourir les âmes. Plaie profonde qui vient d'un fonds de légèreté, d'esprit collégien, d'esprit séminariste, et mauvais séminariste! Au séminaire, quand le cas se présente, cela dure 3, 4, 5 ans, et puis on s'en va dans l'isolement d'une paroisse, et on ne peut plus dire tant de mal de son prochain. Ceux qui font cela ne font pas un énorme péché sans doute, quand ce n'est que de la légèreté, quand cela ne provient pas d'un sentiment bas, coupable. C'est pour dire un bon mot, pour faire un trait d'esprit sur celui‑ci, sur celui‑là: cela amuse. Ajoutons que la charité n'y gagne rien, tout au contraire; et c'est lamentable. Ecoutez saint Bernard dire: “Nugae, in ore saecularis nugae, in ore sacerdotis blasphemiae”- [“Dans la bouche des gens du monde, ce sont est des vétilles, dans la bouche d’un prêtre, ce sont des blasphèmes”].

On n'observe pas assez ce point parmi nous. Cela tient à ce que quelques‑uns n'ont pas encore compris la vie religieuse. Et pourtant ce ne sont pas les explications et recommandations qui ont manqué, pendant leur noviciat, depuis, maintenant encore, à chaque instant les remarques des supérieurs. A propos des supérieurs, vous pourrez dire de moi tout ce que vous voudrez, je ne me fâcherai pas le moins du monde. Je ne suis pas orgueilleux, je suis vieux, je n'écoute pas la parole des hommes et je ne l'entends pas. Je suis un peu sourd au physique comme au moral. En ce qui me concerne, moi personnellement, je ne réclame donc rien, mais après moi je réclame instamment que les prescriptions de la Règle, l'obéissance et le respect s'observent fidèlement envers le supérieur général et tous les autres supérieurs. La bonne Mère était très indulgente mais, quand il s'agissait du respect dû aux supérieurs, elle était d'une rigueur très grande. Elle disait que l'obéissance est la première vertu de la Visitandine et sa première obligation. Or l'obéissance est représentée par la supérieure, par le respect qu'on doit lui porter. Elle y a un droit strict, inaliénable et inattaquable. Elle était donc là‑dessus, je le répète, extrêmement sévère. Il faut que chacun comprenne bien cela à l'avenir et mette bien ce point dans son examen de conscience et dans ses bonnes résolutions. Le supérieur général a tout droit et doit avoir toute liberté pour faire observer la Règle. Le supérieur n'est pas en droit de penser qu'il est plus intelligent que les autres: ce serait de l'orgueil, et souvent une erreur manifeste. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est constitué par Dieu et la sainte Eglise dans la supériorité, qu'il y représente Dieu et qu'il est obligé en conscience de garder cette place.

Il faut observer charité et respect envers le supérieur général et envers tous les autres supérieurs, c'est ce que commande la Règle. Et j'insiste là-dessus à propos précisément de ce grand devoir de la charité envers le prochain que nous avons à remplir les uns à l'égard des autres. Nous sommes réunis, religieux Oblats. Une grande âme plane au-dessus de nous, une âme sainte que Dieu s'est choisie comme victime volontaire et d'agréable odeur. Est‑ce que cela ne ressemble pas beaucoup aux premiers jours de l'Eglise, au cénacles. Il y avait là, autour d'une femme déjà âgée, pure victime et la plus agréable à Dieu, douze hommes, des pêcheurs pour la plupart, quelques-uns cependant un peu plus intelligents. Il y avait un homme d'affaires. “Pas beaucoup de puissants, pas beaucoup de bien nés” (1 Co 1,26): voilà toute l'Eglise. Sans nous comparer aux apôtres certes, nous pouvons bien dire cependant que nous aussi nous avons un avenir de grandes choses dans le monde. Est‑ce Pierre, Jacques, Jean, les plus intelligents, Matthieu le percepteur, qui vont faire l'œuvre du Maître? Est‑ce celui‑ci ou celui‑là? Non, c'est l'Eglise elle‑même, c'est-à-dire la réunion des volontés et des cœurs. Tous font une partie du travail et ils le font tous “d’un même cœur”(Ac 1:14). “La multitude des croyants n’avait qu’un cœur et qu’une âme”(4:32). Nous aussi, mes amis, il faut que nous ayons un seul cœur et une seule âme. Un seul cœur, nous l’aurons si nous nous aimons et si, nous aimant, nous mettons nos volontés à l'unisson.

Et pourquoi ne nous aimerons‑nous pas? N'avons‑nous pas chacun nos qualités et nos motifs sérieux à l'amour de nos frères? Je suis vieux, mes amis, j'ai vu bien des réunions d'hommes. Dans toutes les réunions d'hommes que j'ai rencontrées, je n'ai eu aucune préférence et j'ai tâché d'estimer à sa valeur ce que j'avais sous les yeux. Et j'estime vraiment la réunion que j'ai maintenant devant moi. Est‑ce parce que j'y vois “beaucoup de puissants, beaucoup de bien nés”? (1 Co 1:26). Dieu, en vous choisissant, a mis dans le cœur de chacun d'entre vous quelque chose de particulier, quelque chose de bon, de saint, de charitable qu'il n'a pas mis indifféremment dans le cœur de tous les autres hommes. Il vous a donné les vertus de la vocation d'Oblat; elles sont en germe au moins dans vos cœurs, et je les vois manifester leur présence.

Vous ai‑je fait des reproches tout à l'heure? Maintenant ce sont des louanges que je vous adresse, ou plutôt qu'il faut adresser à Dieu: c'est lui qui est l'auteur de tout don parfait. Quand je demande au bon Dieu ce que je dois faire de vous, voilà la réponse qui m'est faite: Vous avez chacun de vous ce qui est nécessaire pour être unis, pour vous aimer, pour faire “un seul cœur et une seule âme”. Aimez le Père un tel à cause de telle vertu, de telle qualité qu'il possède; parce que ceci, parce que cela. Aimez‑le parce qu'il a de l'intelligence, de la piété, de la bonté, de la justice, de l'expérience, etc. Aimez celui‑là pour les qualités qu'il n'a pas; pour le besoin qu'il a de vous. Dans une famille, quand on a un petit frère boiteux, aveugle, est‑ce qu'il n'y a pas un peu plus de tendresse pour lui dans le cœur de tous? Les infirmités morales le plus souvent ne sont guère plus dans la volonté que les infirmités physiques. Nous nous aimerons donc tous et d'un amour sincère: le bon Dieu a mis ce qu'il faut pour cela dans l'âme et dans le cœur de chacun.

Que je n'entende donc plus: “Celui‑ci a dit ceci. Celui‑là a dit cela”. Les enfants qui se querellent souvent avec leurs frères, restent toujours leurs frères sans doute et les aiment toujours au fond; mais nous sommes des hommes, nous sommes des religieux, des consanguins par l'âme et par le cœur. Il y a un cœur qui doit nous réunir tous, le Cœur du Sauveur. Il faut aller à lui pour avoir le secret de la charité envers le prochain. Faites votre séjour là. Laissez‑vous impressionner par ce qui se passe dans ce cœur divin. Est‑ce que ce sera votre nature mauvaise qui aura le dernier mot?

Ayez la volonté de vous confesser des moindres fautes que vous faites contre la charité envers le prochain: que ce soit la matière principale de vos confessions, jusqu'à ce que vous soyez corrigés. Saint François de Sales voulait fonder une communauté uniquement sur la règle de la charité. Je ne sais si cela se réalisera un jour. Mais du moins constatez qu'il y a là de quoi se sanctifier à chaque minute. Profitez bien des défauts de caractère, des aspérités, des difficultés que vous rencontrez dans l'un ou l'autre de vos frères, dans chaque prochain, pour vous sanctifier. Saint François de Sales disait un jour à des religieuses auxquelles il venait faire la visite, et qui lui avaient fermé leur porte: “Mes filles, je vous remercie; vous m'avez procuré un grande grâce, celle de l'humiliation; et vous venez de me prouver que votre monastère est un des plus réguliers de la sainte Eglise, puisque vous y observez si strictement la clôture!”

Vous arriverez à l'habitude de la charité, en faisant de fidèles pratiques en toute rencontre: “un seul cœur, une seule âme”. Quand les cœurs sont d'accord, les esprits arrivent facilement à avoir les mêmes pensées. Si nous nous aimons réellement, et que nos vues ne soient pas exactement les mêmes, on ne se querellera pas longtemps. Du côté de l'esprit, chacun a grandement de mérites à gagner, en faisant le sacrifice de mille petites idées de bien peu d'importance. Pendant trente-cinq ans que j'ai été à la Visitation de Troyes avec la bonne Mère Marie de Sales, je n'ai jamais vu autre chose dans la communauté qu’un seul cœur et une seule âme. Sans doute, il y a eu parfois, à la Visitation de Troyes, une ou deux exceptions passagères.

Il y a toujours, remarquez‑le, dans toute réunion d'hommes ou de femmes, un ou deux individus qui ne sont pas comme les autres. Le bon Dieu le permet pour la sanctification des communautés. Autrefois, vers 1830, il y avait à la cathédrale de Troyes un vicaire singulier, un petit homme bossu qui, au milieu du chant, se mettait toujours à faire des accords plus ou moins parfaits, mais pas toujours bien justes. Il était convaincu qu'il relevait et soutenait le chant avec son contre‑point souvent mal équilibré. Dans toute communauté, il y a volontiers un petit bossu que veut faire du contre‑point. Laissons‑le faire charitablement.

J'ai vu pendant trente-cinq ans, je le répète, à la Visitation de Troyes, ce seul cœur et cette seule âme. L'action divine était incessante sur la Mère Marie de Sales; mais il n'y avait pas qu'elle qui fût en commerce intime avec Dieu. C'était quarante, cinquante âmes que je pourrais citer, Dieu se manifestant par des choses admirables dont j'ai été témoin, par des lumières, éclairant les plus hauts sommets de la théologie. Dieu était là, parce que le prochain était aimé. Quand deux ou trois s'entendent, quand deux d’entre vous “unissent leurs voix pour demander quoi que ce soit, cela leur sera accordé” (Mt 18,19). C'est ce qui me permettait de dire parfois à la Mère Marie de Sales: “Nous sommes au paradis. Ce n'est vraiment pas la peine d'aller en paradis: le bon Dieu est ici comme au ciel”. “Il ne faut pas dire cela,” me répondait‑elle. —  “Mais est‑ce que cela n'est pas vrai, ma bonne Mère?” — “Il ne faut pas parler ainsi, cela scandaliserait”. Un de mes amis vient de mourir. Toutes les fois qu'il montait à l'autel, il disait au bon Dieu: “Ne me faites pas mourir encore! Au ciel, je n’aurai plus le bonheur de dire la messe”.