Retraites 1896

      


DEUXIÈME INSTRUCTION
La vie de l'Oblat, l'oraison


Encourageons‑nous bien, pendant cette retraite, à passer dans la fidélité et la mortification les jours qui nous restent. Ce qui fait la solidité d'une maison, c'est la fondation. La retraite est la fondation de l'édifice dans lequel nous devrons vivre toute l'année. Dieu est fidèle, et il aime les serviteurs fidèles: c'est précisément cette fidélité qui décide Dieu à donner le bonheur suprême:  “En peu de choses tu as été fidèle, entre dans la joie de ton seigneur” (Mt 25:23).   Mes amis, la nature de mes instructions doit nécessairement amener une objection dans votre pensée “Mais, mon Père, ce que vous demandez de nous n'est pas naturel. L'homme n'est pas fait comme cela. Ce que je porte en moi, la nature de mon esprit, mes inclinations naturelles, corporelles, le milieu que j'habite, les personnes que je vois tous les jours, tout cela ne me prédispose en rien à mener la vie que vous nous dites. «Il n’y a rien d’humain que je puisse regarder comme ne faisant pas partie de moi»  -  [«Nil humani a me alienum puto»]. Je sens en moi toutes les luttes, toutes les passions que je vois dans les autres hommes. Comment voulez‑vous que je vive de cette vie dégagée des sens et de tout ce qui m'entoure, de cette vie qui offre tant de répugnances à tout mon être?”

Ceci est vrai, mes amis. L'objection, je la connais aussi bien que vous, peut‑être même mieux que vous, parce que je suis plus vieux que vous. “Ce que vous dites, ajouterez‑vous, nous le trouverons dans la vie de la Mère Marie de Sales, dans celle de saint Alphonse de Liguori, de saint Vincent de Paul, mais ce sont des saints, par conséquent des exceptions. Raphaël un jour a fait la Transfiguration. Personne n'a jamais pu l’imiter, et personne ne l'imitera peut-être jamais. Comment voulez‑vous faire entrer dans la vie générale et commune ce qui est du domaine de la sainteté, ce qui est l'exception, nécessairement?”
Vous avez raison, mes amis, de faire cette objection, mais il ne faut pas en tirer toutes les conséquences que vous en faites découler. Il ne faut pas dire: “Je suivrai les grandes lignes du devoir, sans rien plus, et j'espère que le bon Dieu ne me condamnera pas, parce que ma vie, somme toute, n'aura pas été une vie bien coupable”. Ce que vous dites, je le répète, est vrai. Nous ne sommes pas portés par notre nature à toutes ces pratiques de renoncement, nous avons des difficultés énormes pour y arriver. Tous les maîtres de la vie spirituelle ont été obligés de l'admettre, nous avons des difficultés de caractère, des passions du corps et de l'âme, notre intelligence est orgueilleuse, nous avons des faiblesses de cœur. Et il faut partir de là pour établir les fondements de notre édifice spirituel.

Donc, mes amis, que nos répugnances, nos faiblesses, nos ignorances ne nous découragent pas et ne nous arrêtent pas. Nos ignorances: la bonne Mère Marie de Sales avait coutume de dire que le péché avait en nous altéré davantage l'intelligence que la volonté, et que nous sommes par conséquent plus ignorants que mauvais. C'est de ces faiblesses elles-mêmes que les maîtres de la vie spirituelle sont partis pour les combattre. Saint François d'Assise, riche et dépensier, part de là pour s'affectionner et s'attacher à la plus stricte pauvreté. Saint Ignace de Loyola transforme l'homme naturel en homme divin par de longues méditations, par la mortification de la volonté, par la mort incessante à la nature. Tous ces moyens ont produit des saints. Et les saints sont en grand nombre. Saint François de Sales qui est assurément le plus profond philosophe de son temps, s'est dit que sans doute tous ces moyens employés étaient bons, et très bons, et la preuve, c'est qu'ils réussissaient. Mais Jésus-Christ, l'homme parfait, l'homme modèle par excellence, l'homme idéal, créé dans la justice, n'était pas tout à fait ainsi. Or sa vie doit être le plus parfait modèle de la nôtre. Il n'a vécu que de cette façon. Sa pauvreté n'était pas celle de saint François d'Assise; saint Joseph et la Sainte Vierge n'étaient pas dans le dénuement de la misère.

Saint François de Sales s'est dit: “Le modèle à prendre, avant tout, c'est le divin modèle”. Et il a essayé de nous donner autant que possible la vie intérieure de Jésus, et sa vie extérieure. C'est dans cette imitation que l'on trouve le fond de notre vie religieuse. Si Notre-Seigneur Jésus-Christ revenait sur la terre, il ne se ferait sans doute pas Capucin, pas Jésuite non plus, je pense. Ne se ferait‑il pas Oblat? Pensez‑vous qu'il ne se trouverait pas très bien de notre vie? Si je compare sa vie à celle que nous devons mener nous‑mêmes, je la trouve entièrement conforme. Voilà l'homme selon la grâce. Un homme est composé d'une âme et d'un corps. L'âme a été viciée par le péché originel. L'homme par conséquent est sujet à des misères, à des vices, il tombe dans des fautes. Et pour n'y pas tomber, il faut des luttes et des actes de générosité, autrement l'homme retombe dans la fange d'où il a été tiré. C'est donc admis que nous sommes soumis à une infinité d'ignorances, de faiblesses, de bassesses, de néants. En prêchant la doctrine que je prêche, je sais que c'est à des hommes que je m'adresse, et non à des anges ou à des saints. Je m'adresse à des hommes qui, à l'heure qu'il est, sont portés au mal et peuvent tomber au fond de l'abîme. En disant cela, je ne vous fais pas insulte, mes amis. Voilà l'homme tel qu'il est, et tel que j'ai appris à le connaître. Ne me dites donc pas: “Mon Père, vous nous prêchez une doctrine impraticable”. Je vous prends pour ce que vous êtes, et je vous dis ce que vous devez faire, étant dans cette condition. Après le lever, après le recueillement qui suit ce premier exercice, vous allez à l'oraison. Comment un Oblat doit‑il faire son oraison? Faites surtout ce que nous appelons la préparation de la journée. Le commerçant qui va à son comptoir prévoit les pertes et les gains qu'il aura dans la journée. Avez‑vous une classe, une surveillance à faire? une visite? Avez‑vous une difficulté avec tel ou tel confrère, tel ou tel élève? Vous êtes obligé de sortir en ville, y aura‑t‑il quelque danger à courir pour votre foi, ou pour votre cœur? Etes‑vous assailli de pensées mauvaises ou dangereuses qui vous accablent et menacent de vous perdre, qui vous mettent en danger d'offenser Dieu? Dites bien tout cela au bon Dieu dans votre oraison. N'allez pas alors chercher un point de méditation, un point de doctrine à creuser et à approfondir: à l'oraison, parlez avec Dieu comme un enfant parle avec son père.

Cette préparation de la journée, comment faut‑il la faire? Longuement? Non, mais simplement. Ne craignez pas d'y revenir chaque matin et de vous mettre en face des mêmes détails. Le commerçant ne revient‑il pas sans cesse aux mêmes rayons? N'est‑ce pas toujours le même argent qui revient sans cesse dans la circulation? Faut‑il jeter un simple coup d'œil rapide sur ce que vous avez à faire? Sera‑ce un simple regard? Oh! non. Arrêtez‑vous un peu. Cette préparation vous ne la ferez pas seuls: vous êtes à la chapelle, devant le saint sacrement. Si vous voyiez Notre-Seigneur en personne, vous seriez sans doute plus attentifs: il est là réellement et mérite pareillement notre attention. Sans doute il arrive parfois que vous êtes fatigués de revenir tout le temps sur la même chose, vous avez la tête fatiguée d'une mauvaise nuit. Alors vous en êtes réduits à répéter: Mon Dieu, je ne vois rien, je ne puis rien. “Moi, stupide, j’étais une brute devant toi”, mais ajoutez toujours bien avec le psalmiste: “et moi, qui restais près de toi” (Ps 73 [72]:22-23). Tenons‑nous alors simplement attentifs à Dieu. Un quart d'heure, ou vingt minutes passés ainsi ne sont pas sans fruit. Après la préparation, si le temps de l'oraison n'est pas écoulé, pensons à la fête du jour, si nous n'avons rien qui nous sollicite par ailleurs. C'est un bon moyen de s'occuper à l'oraison. Est‑ce la fête d'un apôtre, d'un autre saint, une fête de la Sainte Vierge? N'avons-nous donc pas besoin de leur aide? N'avons-nous pas besoin de la sainte Vierge pour protéger notre vie spirituelle, pour nous tendre la main et nous empêcher de tomber? Vous n'avez pas à aller chercher bien loin de quoi vous occuper et faire jaillir de votre cœur des actes de reconnaissance et d'amour. Cherchez dans votre cœur, et vous y trouverez mille souvenirs. C'est peut‑être l'anniversaire d'une grande épreuve, de la mort d'un père ou d'une mère? Pourquoi ne pas le dire au bon Dieu? La bonne Mère disait que l'oraison est un entretien affectueux avec Notre-Seigneur sur nos affaires.

Le prêtre, le religieux n'ont pas dans leur vie les appuis, les consolations humaines que se sont ménagés les gens du monde. Ils n'ont pas les communications de cœur, les confidences intimes. Ils n'ont pour les consoler et les soutenir que celui qu'ils ont choisi pour leur unique amour et leur part d'héritage. Mes amis, si nous avons des peines, la plus grande épreuve serait de voir disparaître la voie qui mène à notre consolateur. Disons comme la bonne Mère les paroles du psalmiste “Fais-moi connaître, Yahvé, tes voies, enseigne-moi tes sentiers” (Ps 25 [24]:4). Faisons ainsi et le bon Dieu sera fidèle. J'ai beaucoup connu Mgr de Prilly, évêque de Châlons, c'est lui qui m'a ordonné prêtre, parce que l'évêque de Troyes était malade. Il aimait beaucoup ce psaume “Beati immaculati in via” (Ps 119 [118]), et avait pour lui une dévotion incomparable. Ce même psaume répète sans cesse les mêmes mots et les mêmes idées: loi, alliance, commandement.  Chacune de ces paroles répétée tant de fois est un fil conducteur, une ligne de sentiments pour s'entretenir avec Dieu, pour aller à lui: “Fais-moi connaître, Yahvé, tes voies” (Ps 25 [24]:4).          Nous sommes faibles. De nous‑mêmes , nous ne croyons pas, nous ne voyons pas, nous ne pouvons pas. Mais entrons dans les voies du Seigneur, alors nous verrons, nous croirons, nous ferons intérieurement ce voyage surnaturel. Prions et mettons‑nous en marche. Plus c'est lourd, et plus on gagne; plus la vie est longue, et plus on recueille de butin. Croyez, et pour croire, priez et faites. En faisant, on croit.