Retraites 1890

      


PREMIÈRE INSTRUCTION (Lundi 18 août 1890)
Faire passionnément bien son emploi

Le Religieux doit déjà commencer par se sanctifier lui‑même. Or un des plus grands moyens de sanctification que nous ayons, c'est le zèle de notre emploi. Saint François de Sales dit quelque part: Il faut que l'on exerce son emploi passionnément bien. Aussi celui qui travaille dans ce sentiment-là, est bien assuré de faire la volonté de Dieu, de prendre les moyens les plus efficaces contre le découragement, contre les tentations, contre les mille difficultés que l'on rencontre sur son chemin. En exerçant passionnément bien son emploi, quel qu'il soit, on coopère à l'œuvre de Dieu. Notre-Seigneur l'a dit: “Mon Père travaille constamment et moi je travaille avec lui” (Jn 5:17). Or ce que Dieu fait est parfaitement fait, est passionnément fait, car la volonté de Dieu est énergique, elle veut toujours arriver à ses fins. Sans doute nous avons beaucoup de moyens pour nous sanctifier: nos vœux, la prière, le Directoire. Mais à tous ces moyens je crois qu'il est bien nécessaire que nous ajoutions celui que je vous indique. Peut-être est‑il, en pratique, un des plus faciles à accomplir. Quoi que vous fassiez, si vous vous attachez à bien faire ce que vous faites, certainement vous obtiendrez un résultat qui vous encouragera. Au-dedans vous serez tranquilles, car vous serez certains que vous êtes à votre place, que Dieu est content de vous.

Ce zèle dont je parle n'est pas si commun. On s'habitue à faire son emploi vaille que vaille. Au bout de quelque temps, cet emploi devient une charge dont on cherche à se débarrasser tantôt d'une manière tantôt d'une autre. Or la constance dans son emploi est une preuve d'une grande bonne volonté, d'un grand amour pour Dieu. Le zèle d'amour, dit la sainte Ecriture, est dur comme l'enfer, rien ne lui résiste (Ct 8:6 “...l’amour est fort comme la Mort, la passion inflexible comme le Shéol”). Si l'on s'attache à son emploi, si l'on apporte tout le zèle de son amour à travailler le mieux possible à l'œuvre du bon Dieu, on sera fort comme la mort et dur comme l'enfer: rien ne pourra résister. Le découragement surtout ne trouvera pas là son compte.

C'est bien là un point d'appui précieux, le point d'appui extérieur le plus fort, le plus agréable, le plus sûr. Dans d'autres Congrégations on s'encourage par les succès que l'on peut avoir, par les études que l'on a faites. Ces motifs sont bons, louables, ils ne tiennent pas toujours essentiellement aux œuvres que l'on fait. Chez nous, il faut trouver dans les œuvres que nous faisons, toute la substance nécessaire pour alimenter notre vie intérieure. Ce qui nous donnera cet aliment, c'est le zèle que nous déploierons au regard de ce que Dieu demande de nous.

Je sais bien que, comme l'a dit un ancien: “La familiarité engendre le mépris” - [“assueta vilescunt”] . Mais regardez les saints. Est‑ce que saint Vincent de Paul, qui avait l'habitude de faire une longue oraison, s'est fatigué de faire tous les jours sa longue oraison? L'a‑t‑il prise en dégoût? Il puisait dans cette oraison une vie nouvelle; il y trouvait des ressources qu'il n'avait pas encore rencontrées. Voyez notre saint Fondateur, comme il excelle dans le zèle à bien faire tout ce qu'il fait, à parler, à instruire. Il était évêque: il travaillait par la parole. Saint François de Sales, pendant toute sa vie, a cultivé cet art de la parole. Il avait établi une académie afin que les autres parlassent aussi bien que lui‑même. Il était évêque: il avait à conduire son diocèse. Il réunissait ses prêtres en synodes pour les instruire, il envoyait des mandements fort remarquables. Il avait une maison, un ménage à tenir. Tout y était parfaitement organisé jusque dans les moindres détails. Il trouvait là Dieu comme dans tout le reste, il coopérait avec Dieu. Quand on travaille avec Dieu, on ne peut pas le faire froidement, avec indifférence. Aussi saint François de Sales était‑il rempli de zèle et pouvait‑il dire: “Le zèle de ta maison me dévore” (Ps 69 [68]:10). Le zèle de ce que je fais avec Dieu me dévore. En travaillant ainsi, non seulement vous faites vos actions avec le bon Dieu, comme le veut le Directoire; mais vous les faites avec le plus d'amour qu'il vous est possible, afin que votre acte vienne bien d'un cœur, d'une volonté, d'une affection qui plaise à Dieu, qui le gagne à ce que vous faites.

Notre saint Fondateur a établi la Visitation. Il suffit d'entrer dans un monastère de la Visitation pour voir que tout s'y fait passionnément bien. L'ordre, l'économie, la pauvreté, tout est soigné magnifiquement, parce que les Sœurs apportent un soin spécial à ce document de notre saint Fondateur: Faites votre emploi passionnément bien. Je voudrais bien que le bon Dieu mît en chacun de vos cœurs l'écho de cette pensée‑là. Il faut que cette manière d'agir soit la marque distinctive des Oblats. Je ne dis pas que nous avons la prétention de faire en cela mieux que tout le monde. Mais je dis qu'il faut faire de notre mieux et faire passionnément bien tout ce que nous avons à faire. Et pour cela il faut apporter le plus grand soin à l'étude, au travail, à la prière. Nous faisons la classe. Combien on peut se sanctifier avec la classe! Les plus grands saints ont été professeurs. Voyez entre autres saint Thomas d'Aquin. Dans ces dernières années, on a canonisé plusieurs saints professeurs. Comment faisaient‑ils la classe? Passionnément bien. Le professeur qui enseigne avec cet amour de zèle est certain d'obtenir du succès, mais ces succès seront la moindre récompense de son travail et de son zèle. La sanctification personnelle en ressortira nécessairement et d'une façon toute spéciale. On est là en action toute intime avec Dieu, avec le Saint Esprit qui est Celui qui éclaire tout homme venant en ce monde. Je voudrais bien que le bon Dieu vous donne, pendant cette retraite, ce zèle qui fait que l'on s'affectionne aux choses que l'on a à faire, non pas parce qu'elles sont aimables en ellesmêmes, mais parce que nous aimons celui qui nous en a chargé, celui‑là qui est souverainement aimable. Et le bon Dieu nous donne de faire parfaitement ce que nous faisons pour lui.

Je répète bien souvent la même chose, mais c'est parce que je désire que ce soit le caractère tout particulier de l'Institut: la simplicité, je dirais presque la bonhomie, cette intelligence droite et juste qui fait arriver précisément au but qu'on se propose, qui ne le dépasse pas, mais qui fait la chose si complètement, si entièrement, si bonnement, que tout le monde dit: “C'est bien!”, que tout le monde l'aime, que tout le monde l'approuve. Donc, qu'il n'y ait pas parmi nous cette indifférence pratique qui fait qu'on roule d'une chose à une autre: rien n'attache, rien ne lie, rien ne soulève. On est semblable à des soliveaux qui servent aujourd'hui de points d'appui, qui demain seront contreforts, ou autre chose. Où est le “passionnément bien” dans un soliveau? Le confesseur, le directeur se donne à ses élèves, à leurs âmes. Il remplit passionnément bien sa tâche. Je vous assure qu'il n'est pas possible de tirer parti d'un élève, si l'on n'apporte pas à sa mission le désir de bien faire, selon Dieu. Il faut s'occuper de ses élèves; il faut s'en préoccuper, désirer vivement leur bien, leur perfection. “Mais, mon Père, ce n'est pas possible, ce que vous demandez là. Il y aurait trop à faire s'il fallait s'occuper ainsi de chacun d'eux”. Et moi, je vous dis que quand on a au fond du cœur ce désir vrai, réel, le bon Dieu supplée à l'insuffisance des forces. Quand il trouve un confesseur, un directeur, qui se propose de faire la plus grande somme de bien possible, Dieu travaille à sa tâche et le bien se fait. Voyez comme cela tient en éveil, quel que soit l'emploi qui nous est confié.

Vous êtes surveillant. C'est quelque chose d'aride, d'amer que la surveillance. Votre emploi vous y appelle, l'obéissance vous l'impose, vous avez à prendre les moyens qui vous ont été indiqués pour arriver à faire votre surveillance, et à la bien faire. Dans les rapports avec le monde, attachez‑vous à bien faire, à être complet, correct, conforme à votre état, et vous ferez du bien aux âmes avec lesquelles vous serez en rapport, de près ou de loin. Dans toutes les autres situations, il en doit être de même. Dans les travaux manuels, il faut avoir toujours le désir, la volonté de bien faire pour le bon Dieu ce que l'on fait. Il faut travailler pour lui et avec lui. Faites votre emploi, votre travail avec cet amour, non seulement de Dieu lui‑même, mais de la chose qui vous occupe, qui est la chose de Dieu, la chose de l'obéissance.

Si la retraite, mes amis, opérait cela dans chacun de nous, quelle rénovation, quelle vie nouvelle elle nous apporterait! Quel aspect consolant serait le nôtre et quel état plus complet, plus conforme aux vœux de la sainte Eglise. C'est ce que désire de nous le bon Dieu, c'est ce que le prochain demande de nous. Je répète toujours la même chose: que ce soit bien là notre caractère, quoi que nous fassions. Une chose bien faite, avec un amour surnaturel, avec ce goût et cet attrait pour Dieu que je vous demande, intéresse, excite. On évite la négligence dans les moindres détails, on réussit peu à peu: la besogne faite avec amour finit toujours par être bien faite. Une communauté où tout se fait comme cela, une réunion d'âmes, qui opèrent ainsi, serait en ce monde assurément la perfection, l'idéal.

Pour en arriver là, nous avons besoin de grandes grâces, parce que cela témoignera que nous sommes des religieux complets. Un saint, c'est un héros; en effet il a pratiqué les vertus morales et civiques à un degré héroïque. Nous ne serons réellement saints que quand nous apporterons cette perfection à tout ce que nous faisons, et cette perfection est vraiment de l'héroïsme. Vous faites de la menuiserie, de la maçonnerie, vous vous appliquez aux sciences, vous étudiez, vous composez des livres, vous travaillez au salut des âmes, quel que soit le champ où vous travaillerez, peu importe, travaillez avec ces dispositions‑là, et vous serez parfaits.

Demandez bien tous au bon Dieu cette grâce qui reluisait si radieusement en saint François de Sales, en sainte Jeanne de Chantal, de bien faire tout à propos, tout bien soigné et dans votre langage et dans vos rapports avec le monde, dans les intérêts de la maison, en un mot de faire passionnément bien tout ce que vous ferez. Ne soyez pas comme des machines qui s'engrènent à la roue principale, qui fonctionnent en criant, qui s'arrêtent au lieu de marcher, parce qu’elles sont mal graissées, mal équilibrées, mal dentées: elles ne sont pas en rapport avec ce qu'elles ont à faire mouvoir. Recevez pour chaque chose l'impulsion de Dieu et agissez en suite du mouvement que vous avez reçu de lui. Il faut le “en haut les coeurs” - [“sursum corda”], dans le cœur sans doute, mais le cœur ne suffit pas. Il faut élever tout vers Dieu: ses bras, ses mains, son intelligence; il faut monter à Dieu de partout. Il ne faut pas calculer, mesurer avec Dieu. Les mathématiques ne sont pas de mise avec lui. Il ne faut pas chiffrer, il ne faut pas dire: “J'irai jusque là et je n'irai pas plus loin”. Notre saint Fondateur ne veut pas qu'on reste froid avec Dieu. Il veut que le cœur aille à Dieu non seulement avec activité, mais avec affection, avec amour. Je vous retiens bien longtemps ce soir. Je vous prêche sur un sujet bien aride. Il n'y a pas là sans doute de quoi s'enthousiasmer, on ne peut pas prendre feu devant un morceau de glace. Mais comprenez‑moi bien. Avec cela nous serons Oblats, nous serons les enfants de saint François de Sales.

Quel sera le résultat de cette manière d'agir passionnément bien? Le résultat est certain, je l'ai dit, mais encore il sera durable: Vous semez dans la charité. La charité ne se refroidit pas. Voyez saint François de Sales dans le Chablais. Il a fallu la Révolution d'aujourd'hui pour éteindre la foi dans ce pays évangélisé par lui. Il n'a fallu rien moins que l'activité diabolique des Juifs, des francs-maçons pour détruire l’œuvre que saint François de Sales avait fondée là avec tant de succès, en s'y dévouant passionnément bien.

La Visitation de Troyes, qui a dans tout l'Institut une réputation bien méritée, à quoi doit‑elle cette réputation? A sa parfaite observance, à l'union des cœurs, à la sollicitude passionnée qu'avait la bonne Mère de faire observer la règle, de faire entrer ses filles dans l'esprit de l'Institut. Non seulement elle disait cela, mais elle s'y dévouait avec tant d'affection, elle le demandait aux Sœurs avec une telle sollicitude qu'elle a fait de cette maison vraiment le ciel, le paradis sur terre, parce que le paradis c'est la volonté de Dieu. Elle avait voulu passionnément bien tout ce qu'elle faisait. Elle avait mis tout ce qu'il fallait, tout son zèle, toute son ardeur à faire aimer les choses de la règle et de l'obéissance. Demandez bien cette grâce, mes amis, attachez une grande importance à ce que je viens de vous dire ce soir. Que ce soit là notre lien entre nous, notre force et notre aspect. Que chacun de nous fasse ce soir devant le bon Dieu l'examen de sa conscience, de son âme, et qu'il se propose de faire passionnément bien son emploi.

Saint Bernard dit que Dieu, ayant créé nos premiers parents, les plaça dans le paradis terrestre pour travailler et cultiver. Or ce travail était tellement bien fait, le paradis terrestre était décoré par nos premiers parents avec tant de goût, que Dieu venait chaque jour se promener dans le jardin: il se promenait dans le jardin “à la brise du jour” (Gn 3:8). Il venait sans doute pour Adam et Eve, mais il venait aussi contempler le fruit de ce travail qu'ils avaient fait avec tant de sollicitude. Faisons comme Adam innocent: travaillons si passionnément bien que Dieu descende et prenne plaisir à contempler nos œuvres. On demandait à Léon X quelle était sa récréation la plus délicieuse. C'est, répondit‑il, d'aller voir les peintres qui travaillent à mon palais, parce qu'ils travaillent avec passion, avec un désir immense de faire très bien. En effet, c'était là qu'il aimait à aller et à passer quelquefois un très long temps. Le bon Dieu est comme cela lui aussi. Voulons‑nous l'introduire dans notre besogne, le faire vivre avec nous? Faisons notre travail passionnément bien. Il viendra alors se promener dans notre jardin, dans notre classe. Il passera par 1'étude que nous ferons, quand nous la surveillerons bien, il aimera à nous regarder dans nos travaux. Nous y penserons, mes chers amis, nous prierons, nous demanderons bien à notre saint Fondateur, à la bonne Mère, de bien comprendre ces choses. Alors nous mériterons de recevoir les visites divines, nous serons entourés et soutenus de cette divine présence. Nous serons alors de vrais religieux, dans toute la force du terme.