Retraites 1883

      


NEUVIÈME INSTRUCTION
L'obéissance

Notre esprit, pour être vivant, pour être fécond, doit être un esprit vraiment religieux. Ce qui constitue le religieux, c'est l'obéissance. Le religieux est un être singulier, en dehors de tout autre. Il ne vit que pour sa communauté et par sa communauté; il n'a plus d’existence en dehors de là. Ce qui constitue le religieux, c'est d'abord et avant tout l'obéissance. Les Bénédictins, les Chartreux en faisant profession, n’émettent extérieurement que le voeu d'obéissance: il renferme les deux autres. Les traités de la vie religieuse sont pleins de belles choses sur l’obéissance. Les Pères Jésuites surtout, qui font profession spéciale d'obéissance, ont écrit des pages magnifiques sur l'obéissance, sur les degrés et le perfectionnement de l’obéissance. Saint François de Sales est plus radical. Il n'admet pas de degrés, il veut une obéissance parfaite du premier coup: tout ou rien. Il faut, du premier coup, atteindre le sommet.

La Mère Marie de Sales disait: “Les religieux doivent être des hommes déterminés, déterminés à aller jusqu'au bout de l'obéissance sans regarder en arrière. Obéissance complète: obéissance de l'action, de la volonté, du jugement”. Obéissance du jugement, qu'est-ce à dire? Je vois une chose blanche, mon Supérieur me la dit noire. Pour obéir, dois-je aller contre mon bon sens et la croire noire? Non assurément, mais je dois agir absolument comme si elle était noire, et comme si mon jugement se trompait. Obéir sans réplique, sans mais sans si. L'ange vient à Marie et à Joseph. C'est au milieu de la nuit: “Levez-vous et partez en Egypte!”. Ils obéissent, ils ne font pas d’objections, pas de mais, pas de si. L'ange apparaît de nouveau: “Revenez”, et ils reviennent. Votre Supérieur vous donne un ordre, obéissez sans réplique. Cet ordre vous est impossible ou très difficile à accomplir; vous avez reçu une obéissance contraire, dites simplement et humblement ce qu’il en est et obéissez.

 Les Pères de l’Église, je le répète, disent de belles choses de l'obéissance. Eusèbe de Césarée rapporte ce qui se passait à Sparte. Les jeunes gens destinés aux charges publiques et à l'étude des lois faisaient serment de ne jamais discuter la loi, de ne pas chercher à la comprendre, mais de l'observer strictement. Et voilà, continue ce Père, comment ce peuple, qui était à peine un peuple, est devenu si puissant. Voilà quelle doit être la force de l'obéissance religieuse et quelle sera sa puissance. Encore une fois il faut obéir complètement, et à la Règle et à la parole du Supérieur. Je ne veux pas vous faire un sermon sur l'obéissance, je reviens sans cesse sur la même idée parce que tout est là. Voulez-vous ou non être religieux? Si vous voulez être religieux, soyez obéissant sans réserve. Ne vous préoccupez pas de la personne de celui qui vous commande ni de votre Supérieur, cela importe peu.

Dieu a protégé avec un soin jaloux le secret de la confession, et l'histoire ecclésiastique nous fait constater que jamais ce secret n’a été violé. En 1793 nombreuses furent les occasions de reconnaître la vérité de cette providence de Dieu. J'ai connu moi-même deux malheureux prêtres assermentés qui étaient rentrés dans la vie séculière et qui, plusieurs fois, en ont fourni la preuve. Il est une autre chose que Dieu garde avec un soin tout aussi jaloux, c'est l'obéissance. La confession et l'obéissance, ce sont les deux prunelles de ses yeux: il n'y souffre pas un seul grain de poussière.

Lisez les annales de Citeaux, des Bénédictins, les histoires des religieux de l'Orient, de saint Basile, vous ne trouverez jamais, jamais, que l'obéissance religieuse, quelle qu'elle fût et à quelque Supérieur que ce fût, ait jamais causé le plus petit mal physique ou moral. Un jeune homme vint un jour dans une laure de la Haute-Egypte. L’abbé lui dit: “Avez-vous vu une statue qui est à l'entrée de la laure?” — “Oui, mon Père, je l'ai aperçue.” — “C’est une statue  représentant un empereur romain mort depuis longtemps et laissée là par des soldats. Cet empereur a été un persécuteur. Allez à lui chaque matin, et vous lui reprocherez ses crimes. Vous lui direz que sa mémoire est en exécration”. Le jeune homme obéit. “Qu’a dit la statue?” — “Rien.” — “Allez, et prenez de la boue pour la lui jeter à la face.” — “Qu'a dit la statue?” “Rien.” — “Allez maintenant, prenez une corde, passez-la lui au cou et renversez-la dans la boue.” — “Qu’a dit la statue?” — “Rien.” — “Eh! bien, comprenez-vous l'obéissance? La statue, c'est vous; votre Supérieur ce sera la boue, ce sera la corde. Obéissez sans mot dire. Êtes-vous capable de le faire?” — “Oui, Père , avec la grâce de Dieu.” — “Eh ! bien, restez”.

Que votre Supérieur soit donc la boue ou la corde, ne regardez pas cela. Ne demandez à votre Supérieur ni l'intelligence, ni la vertu, ni le jugement. “Mais où sera donc la garantie? Vous nous jetez sur un océan sans limites et sans rivage, sous  un ciel sans étoiles, qu'allons-nous devenir, où regarder pour trouver le port?” — “Allez, allez toujours, voilà le religieux. Soyez des hommes déterminés.” — “Mais c'est affreux, mais c'est atroce”. Oui, un religieux n'est plus un homme. Et quand le Pape nous disait, au Père Deshairs et à moi: “Il faut des religieux pour vos missions et vos oeuvres, il faut des hommes de sacrifice, “jusqu’à l’effusion du sang”, comprenez-vous où est le sacrifice, où est l'effusion du sang? Je vous le dirai: dans le renoncement à notre volonté. D'abord, et avant tout, il faut déjà aller “jusqu’à l’effusion de sa propre volonté”. C'est par là que nous serons vraiment religieux. Qu'est-ce qui fait le religieux? La chasteté? Mais tous les prêtres doivent garder la chasteté. La pauvreté? Mais ici à Troyes, dans une ville de 60,000 âmes, il y a 30,000 à 40,000 personnes qui sont plus pauvres et souffrent plus de la pauvreté que nous. L'obéissance, voilà la marque distinctive du religieux.

Nous ne sommes pas venus ici pour être préfet de discipline, professeur de littérature, censeur ou proviseur; nous pouvions choisir cette carrière, nous étions libres. Mais ce n'est pas le choix que nous avons fait: nous sommes venus pour être obéissants. Qu'on nous mette ici ou là, qu'on nous fasse faire ceci ou cela, peu importe. "Mais mon œuvre va périr.” —  “Qu'importe votre œuvre, pourvu que l'obéissance subsiste? Périsse votre œuvre! Dieu saura bien lui rendre la vie si vous êtes un vrai obéissant”.