Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

Une grande dévotion: avoir toujours quelque chose à souffrir

Chapitre du 3 mai 1899

Voilà plusieurs fois que je ne me sers pas de livre pour vous entretenir, parce que, avant tout, je désire vous faire bien comprendre ce qu'est la vie de l'Oblat. C'est un point d'une extrême importance. Il faut beaucoup de sérieux et de dignité dans nos rapports les uns avec les autres. On a pu passer quelque temps dans un séminaire, on a pu y contracter certaines habitudes, des familiarités, et ensuite se traiter réciproquement, non plus comme des religieux, mais comme des camarades, ne plus s'observer et aboutir à des résultats désastreux.

Dernièrement je recevais la visite d'une dame dont le fils désirait entrer chez les Oblats. Or, de passage à Foicy, ce jeune homme vit des novices s'offrir une prise de tabac, avec accompagnement de plaisanteries toutes mondaines. Il en fut vivement choqué. “Je me faisais une toute autre idée de la vie religieuse”, se disait‑il. “Je me figurais quelque chose de sérieux, de mortifié. Si ce n'est que cela, autant vaut y renoncer”.

Mes amis, voilà un fait auquel j'attache une grande importance. Non pas que j'approuve les conclusions du jeune homme, mais à cause de son propre caractère. De ce que deux ou trois novices ont manqué de tenue et de mortification, s'ensuit‑il que les autres, que l'Institut ne valent rien? Je me trouvais au petit séminaire en 1830. C’était une bien mauvaise époque. Il y avait une classe qui ne valait pas deux sous: des véritables gredins. Cela m'a‑t‑il empêché de faire convenablement mon séminaire? Ce n'est pas parce que celui‑ci est bon que je dois être bon, et que parce que celui‑là est mauvais qu'il me faut être mauvais. Ces excuses, je les admets d'autant moins qu'elles sont souvent mal fondées.

Au début de mon ministère, il y avait encore des vieillards qui avaient passé par la Révolution. Tout en étant aumônier de la Visitation, j'avais fréquemment à visiter des malades du quartier, en raison de la pénurie de prêtres dans la paroisse. Quand j'abordais l'article confession: “Oh!” me répondait‑on, “on sait ce que c'est, on en a assez vu”. — “Et quoi donc? Qu'est-ce que vous avez vu?” — “Eh bien, vos curés. Si vous saviez ce qu'ils faisaient!” — “Ce qu'ils faisaient? Eh bien, écoutez‑moi bien”, leur disais‑je doucement, mais fermement. “Moi je vous affirme que de vrais scandales, vous n'en avez ni vu, ni constaté. Si jamais vous avez rencontré quelque prêtre, cela a été pour votre édification. Vos curés? Mais la plupart ont risqué leur vie, ou ont donné leur tête et sont morts pour accomplir leur devoir”.

Jamais personne n'a pu contester mon affirmation. Donc l'excuse de ce jeune homme ne vaut rien. C'est l'aveu d'un manque de vocation ou de fidélité à y correspondre. Mais il n'en reste pas moins vrai que c'est là une grande leçon pour ceux qui ne sont pas à la hauteur de leur tâche. On est religieux ou on ne l'est pas. Notre titre nous impose une retenue toute particulière. Est‑ce à dire que le bon Oblat doive être un homme de cire, condamné à ne pas bouger, n'osant ouvrir ni les yeux, ni la bouche? Au contraire, c'est un homme dans la plénitude de sa volonté, qui se mortifie en tout, qui ne recule devant aucun obstacle pour remplir son devoir, déterminé qu'il est d'accepter à l'avance toute la peine qui s'y rencontrera pour être récompensé par après de l'abondance de l'amour divin. La règle lui fournit ample matière à mortifications. Il les aborde franchement. Avec cela on fait des hommes, en dehors de cela, il n'y a plus rien. Je vais vous recommander une grande dévotion, c'est d'avoir toujours quelque chose à souffrir. La classe vous fatigue , allez-y bravement. La récréation vous répugne, faites-y bonne contenance. Le repas n'est pas à votre goût, n'en tenez pas compte. Le lever sonne, obéissez de suite.  Alors notre vie est une continuité de sacrifices? C'est vrai. Mais comme le bon Dieu nous en dédommagera par la paix du cœur et les plus douces satisfactions intimes!

Donc, pratiquez bien le Directoire. Nous autres nous ne pouvons cesser de le pratiquer sans cesser aussitôt d'être Oblats. La Constitution nous en fait une loi stricte. Si vous le supprimez, votre vie reste sans base, sans point d'appui. Il ne reste plus rien pour vous maintenir et vous soutenir. Notre-Seigneur est sorti du tombeau pour ne plus mourir. Nous, nous devons renoncer à nos habitudes du monde pour n'y plus retomber. Dès maintenant, examinons à l'oraison la manière dont nous observons chaque point, et prenons des résolutions en conséquence, des résolutions durables. Les saints prêtres restent dans leur ministère ce qu'ils étaient au séminaire, et ils font du bien. Les autres n'ont pas plus d'influence que leur sacristain dans leur église. La doctrine de l'Eglise est là tout entière. Que de fois, par exemple, saint Paul n'affirme‑t‑il pas que si nous ne nous appliquons pas absolument à toutes nos obligations, nous ne sommes plus les enfants de Dieu, mais des étrangers.

Une telle vie coûte, je le sais, au moins vaut‑elle quelque chose. Certes ce n'est pas facile, il faut l'avouer. Saint François de Sales reconnaissait n'avoir pu former à ce genre de vie qu'un prêtre et demi. Cela exige tant de caractère, de volonté, de bon jugement. Je le reconnais, ce que je vous dis ne se comprend pas trop à votre âge. Autrefois j'aimais bien saint François de Sales, sainte Jeanne de Chantal, mais volontiers je les eûsse trouvés un peu trop fades et terre à terre. Sainte Thérèse et ses élans sublimes, à la bonne heure! Mais voilà: “J’ai été jeune, mais voilà que j’ai pris de l’âge” [“Junior fui et enim senui”].

Quand on a beaucoup vu, beaucoup réfléchi, on acquiert la conviction que la méthode de spiritualité la plus pratique, c'est encore celle de saint François de Sales. Vous allez me dire que je fais comme les marchands l'éloge de mes produits, au détriment de ceux du voisin. Eh bien! essayez-en, de ceux du voisin! Je vous fais là, mes amis, une prédiction qui n'a rien pour flatter l'oreille ou l'imagination. Comme l'ange à l'apôtre saint Jean, je vous présente un livre amer au goût d'abord, mais qui apportera ensuite des délices à tout votre intérieur (Cf. Ap 10:9-10). La nature sans doute aimerait mieux quelque chose qui fût plus sensible, fût-ce un jeûne, une discipline, quitte à recouvrer par après la jouissance de ses pensées, de ses idées favorites.

Un novice Chartreux assurait que la vie de l'Oblat était au fond bien plus rude que celle de son ordre. Chez nous, en effet, c'est un appel continuel à notre volonté, c'est le sacrifice incessant de notre jugement, de nos pensées. Oh! le grand moyen de se faire saint et de faire des autres des saints! Tous vous avez assez d'intelligence pour le comprendre et, je le crois, assez d'énergie pour vous y mettre. Cela nous manque bien un peu, avouez-le. Nous sommes de bons enfants. On me le dit, et je l'admets volontiers. Maintenant il nous faut être de bons religieux. Au commencement on me disait que tous les Oblats étaient des saints. Maintenant on ne me le dit plus guère. La première condition donc, c'est d'être mortifiés. À voir saint François de Sales, on eût cru volontiers qu'il ne se refusait rien. Et pourtant ses biographes sont unanimes à attester ses grandes et rigoureuses austérités qu'il cachait à tout le monde. Il était si recueilli en Dieu et si peu attentif à ce qu'on lui donnait à manger, qu'on le vit tremper son pain dans l'eau tiède où se trouvaient des œufs, comme si c'eût été de la sauce. Nous aussi tenons‑nous bien recueillis en Dieu et recueillons amoureusement les petites croix du chemin. La vie n'est pas si longue, pour aimer, connaître et servir Dieu en le faisant aimer et servir des autres. Peu importe que votre oraison soit sèche et qu'elle vous semble stérile. Restez là aux pieds du Sauveur, heureux de monter votre garde, fût-ce en silence, pourvu que vous soyez avec lui.

L'expérience du ministère vous l'apprendra. Si vous savez former des âmes à cette méthode, au jour des grandes manifestations, vous serez étonnés de la part de paradis que Dieu aura réservée à ces âmes, et vous serez peut‑être tentés de vous plaindre de n'avoir pas été admis au même sort.

Plus on travaille au procès de la bonne Mère, plus on se convainc que le grand secret de son éminente sainteté c'est son union à la volonté de Dieu. Marchez à sa suite et le noviciat exhalera les parfums du paradis. Saint Bernard appelait Clairvaux “la porte du ciel”. “N'entendez‑vous pas”, disait‑il à ses religieux, “les chœurs des anges et des élus? Ils nous appellent au milieu d'eux”. Et vous, mes enfants, vous qui avez partagé mes travaux, vous me suivrez tous là‑haut, pour partager mon bonheur. Cette promesse, la bonne Mère aimait aussi à la répéter à ses Sœurs. Elle vous la ferait si elle était ici. Allons! courage et confiance!