Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

L’amour de Dieu et l’amour du prochain par-dessus tout

Chapitre du 12 janvier 1898

Reprenons aujourd'hui encore, le paragraphe du Directoire: “Souhait particulier”. Il y a là, je le répète, un grand profit de caché. Saint François de Sales était un profond théologien. Il affirmait que la doctrine de son petit livre, il ne l'avait pas trouvée dans sa tête, mais à la lumière de l'Esprit-Saint. Vous le savez, chaque ordre a son but, d'abord la sanctification personnelle du religieux, puis une mission plus extérieure. Ce sera, chez les Jésuites, de combattre l'hérésie, chez saint François d'Assise, de protester contre la grossièreté des mœurs belliqueuses et l'attrait des biens de la terre, chez les Dominicains, chasser les ténèbres de l'ignorance d'une société toute appliquée à la vie matérielle. Chez nous, c'est l'union à Dieu et l'union au prochain. C'est l'union à Dieu par la dépendance continuelle de la volonté, et au prochain, par la pratique de la condescendance et de la charité. En effet, l'époque où parut notre saint Fondateur était une époque de trouble: guerres de religion et querelles théologiques entre les différentes églises chrétiennes, procès et rivalités scandaleuses entre certaines familles religieuses. Bref, l'oubli de la charité civile et de la société religieuse. Il fallait donc ramener l'homme à ses devoirs essentiels. Pour cela, saint François de Sales veut que ses religieux aiment Dieu et le prochain par-dessus toute chose. Nos vœux et tous nos exercices ne sont que pour nous amener là.

Et c'est là, croyez‑moi, un moyen bien efficace. Le P. Clément, savant bénédictin, secrétaire de Mgr Mermillod, appelait saint François de Sales le tacticien le plus habile et le plus consommé de la vie spirituelle, le plus apte à former à la gymnastique de la perfection. “Mais”, me direz‑vous, “avec cette doctrine‑là, fait‑on des hommes? Ne détruit‑on pas la personnalité?” Détruire la personnalité? Non, assurément. S'unir à Dieu n'est pas détruire mais affirmer et développer et perfectionner sa personnalité. Notre‑Seigneur n'a pas fait autre chose sur la terre que de s'unir à son Père. Et nous, en l'imitant, nous réaliserons la promesse de la bonne Mère: “On verra le Sauveur marcher encore sur la terre”.

De tous les moyens, c'est le plus efficace, c’est celui aussi qui présente le plus de difficultés. Quelqu'un qui a une tâche même longue et pénible à remplir, son travail terminé, est libre. Avec la pratique de la charité, c'est toujours à recommencer. C'est une désappropriation continuelle, un frein qui enlève toute indépendance personnelle. Est‑ce impossible? Non, pourvu qu'on s'y mette avec ardeur, pourvu que l'on fasse le vœu de charité pour un temps proportionné à ses forces, et qu'on s'astreigne à y être fidèle, qu'on en vive. Grâce à cela on est sûr de devenir des saints. Notre action est comprise et appréciée des fidèles. À Rome on ne nous connaît que par là, et voilà pourquoi on nous estime.

“Comment faites‑vous pour réussir dans vos œuvres de jeunes filles”, me disait le P. du Lac, “avec vos moyens, je ne vois pas comment vous pouvez en venir à bout?” Et quand le P. Pernin, au Congrès de Lille, exposait nos procédés dans les œuvres des jeunes ouvrières, “c'est insignifiant tout cela”, lui disait‑on, “il n'y a pas d'organisation, de réglementation, de dizenières, de surveillantes au dehors et dans les ateliers, rien pour contenir, enrégimenter et attacher les jeunes ouvrières. Cela ne peut pas aller”.—“Et pourtant cela va, et cela va très bien”, disait le P. Pernin, “je vous ai donné des chiffres”.—“C'est un feu de paille, cela ne durera pas”. — “Il faut croire alors”, répondit le Père, “que la paille est bonne, car voilà 30 ans qu'elle brûle”. Eh bien oui, en chaque âme qui vient à nous, nous essayons de mettre l'amour de Dieu, du prochain, du devoir, avant tout et par‑dessus tout. Que 5, 10, 100 personnes nous comprennent et se mettent à la pratiquer, croyez-vous vraiment qu'il n'en sortira rien de sérieux? Si on n'en arrive pas là, il n'y a rien de fait.

Tenez, le P. Fischer me disait, en parlant d'une jeune fille des œuvres, de Marie‑Louise, qu'il n'avait jamais rencontré d'âme plus généreuse, plus soumise à Dieu. Or l'autre jour, dans un groupe animé, où l'on discutait sur les exigences des patrons, elle s'écria: “En somme, il n'y a de vrai que la manière d'agir qu'on nous enseigne ici. C'est du vrai pour tout, et c'est du vrai pour toujours”.

Pour aimer son prochain, est‑il requis qu'il nous soit naturellement sympathique? Eh bien non. Au contraire, il est bon que chaque prochain nous apporte sa croix. La mesure de notre affection et de notre charité est souvent le degré de répugnance ou d'aversion qu'il nous inspire naturellement. Maintes fois j'en ai fait l'expérience. Au séminaire de Troyes, il n'y avait peut‑être pas deux hommes plus opposés dans leur manière de voir que M. Godot et M. Fournerot, tous deux des saints, et liés d'une intimité extrême. À la Visitation, voyez la Mère Paul Séraphine Laurent avec la bonne Mère. C'est donc bien réel: “La puissance se déploie dans la faiblesse” (2 Co 12:9).  Notre‑Seigneur avait un faible pour les pêcheurs. Or quoi de plus opposé que le pêcheur et Notre‑Seigneur? Au confessionnal, ne dit‑on pas: “Bénissez-moi, mon Père, parce que j’ai péché”? Bénissez-moi, non pas parce que j'ai bien agi, parce que j'ai des vertus et que je mérite votre bénédiction, mais bénissez-moi parce que j'ai péché. Pénétrons-nous bien de cette vérité: c'est tout pour nous.