Chapitres pour les Oblats 1873-1899

      

La reddition de comptes bien faite

Chapitre du 24 mars 1897

Une des grandes conditions de réussite dans notre vie religieuse d'Oblat, c'est la reddition de comptes bien faite. Entendons-nous bien au sujet de la reddition de comptes. Il y a eu, à ce sujet des abus dans certains instituts de religieux non prêtres, et dans plusieurs congrégations de femmes surtout. Il y avait là parfois, paraît‑il, une ingérence dans le domaine de la conscience intime et des matières réservées au confesseur, qui a provoqué de vives réclamations en cour de Rome. Il s'est joint à cela la révélation d'un autre abus. C'est que, dans ces congrégations de femmes ou de religieux non prêtres, les supérieurs usaient abusivement de leur autorité par rapport à la fréquence ou au délai des communions, méconnaissant ainsi l'autorité du confesseur sur ce point.

Pour remédier à ces abus, la Congrégation des Evêques et Réguliers a publié, il y a 6 ou 7 ans, le décret Quemadmodum, contresigné par le Souverain Pontife, et qui abroge, pour les congrégations de frères et de femmes — elles seules sont en cause — le compte de conscience ou manifestation de conscience. Il y a défense formelle aux supérieurs de solliciter ce compte ou manifestation de conscience. Néanmoins, ajoute le décret, cela n'empêche pas que les sujets puissent s'ouvrir librement et spontanément à leurs supérieurs. En outre, seul le confesseur peut permettre ou défendre la communion, à part le cas de grave scandale.

Ce décret a fait un grand bruit. Des communautés, comme la Visitation, où la reddition de comptes était en grande pratique, en ont été très émues. Des aumôniers ont émis la prétention de se substituer aux supérieures dans l'intime de la vie religieuse des Soeurs. On a écrit des livres et des brochures. Cela s'est un peu calmé. On a fini par reconnaître le droit aux supérieures d'interroger leurs inférieures sur les manquements à la règle et aux observances, et le droit aux inférieures aussi d'user de la permission que leur laisse l'article 3 du décret de pouvoir spontanément et librement ouvrir leur âme à leur supérieure afin d'en obtenir un conseil et une direction prudente dans leurs doutes et anxiétés de conscience, et conseil et direction aussi pour l'acquisition des vertus et le progrès dans la perfection.

Pendant 40 ans que j'ai été aumônier de la Visitation de Troyes, j'ai toujours vu pratiquer la reddition de comptes, non pas comme manifestation de la conscience et accusation des péchés, mais comme manifestation des fautes contre la règle, et révélation de dispositions intérieures, et de ce qu'on avait pu perdre ou gagner dans la pratique des vertus religieuses. J'ai toujours vu la bonne Mère Marie de Sales, quand une religieuse venait pour entamer le chapitre de ses fautes de conscience, de ses péchés, l'arrêter net et lui dire: “Cela est l'affaire du confesseur”.

Il faut que le confesseur lui‑même prenne garde. Tout le monde ici sera prêtre un jour. Il est donc bon que je vous fasse en passant cette remarque que vous vous rappellerez pour la direction des âmes. Il y a des fautes dont il ne faut pas trop laisser raconter les détails aux jeunes filles. Ce sont les fautes contre la sainte vertu de pureté. Il faut abréger tant qu'on peut, quand l'essentiel est dit. Quelques‑unes prennent parfois plaisir à parler longuement de ces sortes de choses.

Jamais la bonne Mère n'a permis à qui que ce fût une communion, en dehors de ce que demande la règle, sans l'avis du confesseur. La supérieure peut bien supprimer la sainte communion à une Sœur pour un manquement grave et public, de même qu'une mère de famille peut défendre à sa fille, un père à son fils, de communier, s'ils viennent de faire quelque manquement grave, et qui peut causer scandale. C'est là du droit naturel, et c'est aussi ce que reconnaît le décret Quemadmodum lui‑même. Il ne s'en suit pas que la supérieure ait par là le pouvoir de disposer à son gré des communions.

Le Cardinal de Paris, et en général tous les évêques de France, ont dit aux communautés de la Visitation qu'elles n'avaient à changer rien du tout à leurs manières de faire, qui précisément ne tombaient point sous le coup des défenses du décret. Si jamais vous êtes confesseurs de Visitation, rappelez‑vous bien, mes chers amis, que le confesseur est là pour confesser, et non pour diriger la spiritualité religieuse des Visitandines à son gré, et surtout non pas pour gouverner la communauté et changer la Règle. La plupart des grandes souffrances de certaines communautés viennent du peu de bon sens de quelques confesseurs. S'ils avaient bien étudié saint Thomas et leur théologie, s'il avaient bien étudié aussi les constitutions de la communauté dont ils sont aumôniers, ils comprendraient et rempliraient mieux leurs devoirs. Il faut que nous sachions bien cela.

Il faut aussi que nous sachions bien qu'il n'y a pas de communauté de Visitation, d'Oblats, d'Oblates possibles sans la reddition de comptes. Sans elle il n'y a plus de lien, il n'y a plus d'ensemble, d'unanimité. Chacun va de son côté et se désintéresse du reste. C'est une chaîne qui ne se relie à rien et qui ne relie rien.

Rome a mis dans nos constitutions que la reddition de comptes, chaque mois, des manquements publics aux constitutions et de ce qu'on aura pu perdre ou acquérir dans l'exercice des vertus qui sont recommandées est facultatif et nullement obligatoire. Vous n'avez pas été rendre comptes, vous n'avez pas fait de péché, ni même transgressé la règle, puisque ce point est facultatif. Mais vous vous êtes privés par là des grâces précieuses attachées à cette pratique qui est de si grande importance, dit saint François de Sales dans le Directoire, pour maintenir l'esprit de l'Institut en sa perfection, que quand il manquera, l'esprit de la congrégation défaudra, lequel étant conservé, enrichira le paradis d'âmes.

Jusqu'ici, mes amis, je ne vous en ai pas trop parlé. J'aurais dû avoir plus de confiance, plus de foi. J'étais toujours un peu hésitant à vous demander de la faire courageusement et simplement. J'attendais que notre Congrégation fût bien enracinée pour vous demander, ici à Saint-Bernard, de venir faire régulièrement chaque mois votre reddition de comptes. Eh bien,  je trouve maintenant notre fondation bien enracinée. J'ai beaucoup étudié les constitutions des Dominicains, des Jésuites, des Chartreux, d'Instituts plus nouveaux aussi, pour savoir sur quelles bases toutes ces congrégations se fondaient et s'appuyaient, quelles étaient leurs ressources de vie intérieure et extérieure. Comme avenir de communauté, comme fondement surnaturel, je n'en ai pas vu de plus solidement établis que les Oblats. Si nous sommes vraiment Oblats, nous trouverons là, dans notre vie d'union à Dieu, des ressources inouïes. Le Directoire est un trésor inappréciable pour l'âme de 1'Oblat.

La bonne Mère Marie de Sales m'a fait, sur l'avenir de la Congrégation, beaucoup de prédictions. Je les écoutais avec respect, avec plus de respect que de foi. De saints prêtres, de saints religieux, m'en ont fait aussi plus d'une fois. Le P. Perrot, maître des novices à Notre-Dame des Ermites, et qui voulut bien se charger de la première rédaction de nos Constitutions, m'écrivait: “Votre œuvre, bénie de Dieu, se répandra au loin”. Malgré tous ces encouragements, j'étais encore hésitant. Mais maintenant je ne suis plus hésitant du tout. Je le dirais à la face de tout le monde, même devant le Pape. Du reste, c'est notre Saint‑Père le Pape, lui‑même qui m'a fait la plus belle des promesses: “Tu auras la bénédiction des premiers-nés de l’Eglise” (Cf. He 12:23).

Puisque nous avons maintenant toutes les assurances et certitudes, il faut nous mettre à la pratique de la règle complète. En conséquence, il faut nous mettre à la pratique de la reddition de comptes, tous les mois. Chez les Oblates, cela fonctionne très bien. J'ai fait là mes expériences. Nous ferons la même chose. Si je ne peux pas faire moi‑même les redditions de comptes à tous nos Pères du Grand et du Petit Collèges parce que je suis trop surchargé, le P. Rolland me remplacera. Les novices continueront de la faire à leur maître comme par le passé.

Dans la plupart des séminaires, on pratique la reddition de comptes. Cela s'appelle ordinairement “aller en direction”. J'ai été pendant longtemps au séminaire. Ce qui nous manquait de notre temps c'était précisément la direction, la reddition de comptes. Aussi qu'arrivait‑il? On était léger, dissipé; on se moquait des vieux chanoines. Le sentiment de foi n'était pas assez profond. Nous avions d'excellents maîtres, et nous étions au fond de braves jeunes gens, mais on ne savait pas nous fournir, dans la direction, le moyen de nous corriger de nos défauts. Depuis, le séminaire a changé de direction, il a pris aussitôt une toute autre allure; on y avait introduit la reddition de comptes, la direction confiante.

On fait sa reddition de comptes sur la pratique de la règle et des vœux, sur la charité, sur l'emploi et la charge qui ont été confiés. On la fait courageusement et filialement; et au sortir de là, on est remis en train, on est tout renouvelé. Voilà pourquoi aujourd'hui, j'insiste là‑dessus. Oui, cherchez bien, mes amis, faites de profondes investigations sur les bases des sociétés religieuses que vous rencontrez et dites‑moi si vous trouvez quelque chose de plus judicieux, de plus complet, de plus foncier que notre règle. Cela veut‑il dire que les Oblats sont tous des perles? Non! Cela veut dire que si les Oblats sont bien fidèles à leurs observances et à leur Directoire, ils trouveront dans ces pratiques plus de moyens de sanctification que partout ailleurs. Qu'ils mettent ces pratiques en action, et ils deviendront bons, exemplaires, saints. On verra le Sauveur marcher encore sur la terre, disait la bonne Mère. Pour en arriver là, il faut en prendre les moyens. Il faut en particulier faire la reddition de comptes. On la fait au noviciat; nos Pères de Mâcon et de Saint-Ouen la pratiquent aussi. Ils s'en trouvent très bien; cela donne du sérieux à la vie religieuse. Il faut nous y mettre!